Ap 12 : « Il plut sur mes bottines »
Ap 12 : « Il plut sur mes bottines »

Ap 12 : « Il plut sur mes bottines »

Deux brancards descendirent du perron en émettant un claquement à chaque marche. Tour à tour, les sacs en plastique noir, attachés par des lanières, disparurent dans un fourgon. C’était fini. Plus de sirènes, plus de hurlement. Il ne restait que les lumières bicolores de la voiture de police qui s’acharnaient à m’agresser la rétine, et le souvenir persistant des psalmodies de ma mère qui tournait dans ma tête.

Je me laissai tomber sur les marches et m’emmitouflai dans la couverture rêche posée sur mes épaules.

Dans la rue, les voitures passaient au ralenti. Le soleil était haut dans le ciel. Les oiseaux piaillaient et gazouillaient. Les curieux s’amassaient devant la maison. J’étais prisonnière d’une version de la réalité que je ne reconnaissais pas. J’entendais les voisins discuter avec la police sans y prêter attention.

Elle ne pourrait rien faire, de toute façon. Je sortis de ma poche le mégot ramassé plus tôt. Je roulai le filtre entre mes doigts, le serrant de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’il s’échappe de son tube et que le coton s’effrite entre mes ongles.

C’était lui. Ça ne pouvait être que lui. J’avais reconnu sa voix, et avec ce mégot, à présent il n’y avait plus de doute possible : Bel. Qui es-tu, enfoiré ?

Un jeune officier, muni d’un calepin et d’un stylo à pointe rétractable qu’il faisait cliqueter toutes les trois secondes sans s’en rendre compte, s’approcha de moi. Camouflée derrière le long rideau de mes cheveux, je rangeai le mégot dans ma poche.

Il avait des questions. J’avais des réponses, mais je ne pouvais pas les lui donner. Que pouvais-je bien lui dire ? Qu’un bouc géant, sorti d’un autre monde, était venu s’en prendre à ma mère, parce qu’il me cherchait, moi ? Ils venaient d’emmener une femme hurlant de fermer une porte. Si sa fille se mettait à déblatérer au sujet de monstres, de voyage astral, ou n’importe quel autre délire surnaturel, ils ne réfléchiraient pas bien longtemps à l’endroit où me placer. Je préférais rester silencieuse plutôt que risquer de rejoindre ma mère.

La voix du policier me parvenait comme un écho lointain. Je me sentais submergée, sous l’eau. Les yeux baissés sur mes pieds, j’observais mes lacets couverts de boue entrelacés dans les œillets métalliques de mes bottines.

Ils étaient morts par ma faute.

Si j’avais été là, ils seraient encore en vie. Si je n’étais pas allée à cette stupide soirée, ils seraient encore en vie.

Ma vue se troubla. Mes épaules devinrent lourdes, ma tête également. Prisonnière d’une vision sordide qui passait en boucle, je revoyais la chaussure de Matt, son bras tendu, et sa main agrippée à la nappe jusqu’à s’en faire sauter les ongles.

Il plut sur mes bottines.

Un bruit de vieux moteur V8 bourdonna au loin. Derrière moi, les carreaux des fenêtres se mirent à trembler. Je relevai la tête au moment où une Mustang défraîchie se gara en travers du trottoir, l’avant du véhicule collé au portail. Le moteur cahota avant de se couper. Son bourdonnement fut alors remplacé par le ronflement du ventilateur qui se donnait à fond pour le refroidir.

Une vieille femme sortit du véhicule, la bouche pincée sur une cigarette longue. Elle portait une robe prune sous un gilet gris en laine ceinturé à la taille. Ses cheveux blancs étaient dissimulés sous un chapeau aux bords larges assorti à sa robe. Elle retira son écharpe en fourrure et ses énormes lunettes de soleil. Je reconnus Roberta.

Ma mère avait conservé de vieilles photos de famille, encadrées, dans l’arrière-boutique. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit si grande. Et maigre. Elle avait beaucoup changé depuis. Ses restants de jeunesse s’étaient évaporés, lui laissant l’allure d’une brindille sèche, prête à se rompre à tout instant.

Elle tira une dernière bouffée et jeta sa cigarette à terre avant de l’écraser sous sa chaussure comme un cafard indésirable. La portière claqua et Roberta s’avança dans ma direction. L’officier tenta de s’interposer. Sans lui adresser un seul regard, elle leva la main pour lui intimer de se taire et pencha légèrement sa tête vers moi.

« Où est ta mère ?

— … Ils l’ont déjà emmenée », soufflai-je en retournant à la contemplation de mes lacets. 

Elle s’entretint alors avec l’officier. À côté d’elle, il paraissait ridiculement petit. Celui-ci lui annonça que Cassandre avait été conduite dans un service spécial de l’hôpital, dans lequel elle serait traitée avec beaucoup d’égards et où elle pourrait profiter d’un peu de repos. Roberta acquiesça en serrant les dents. Elle comprenait parfaitement de quoi il était question.

Notre lignée entretenait un lien particulier avec ce genre de « lieu de repos ». Certes, au fil du temps, sa dénomination avait changé : hospice, dispensaire d’hygiène mentale, institution spécialisée, maison de repos… Mais cela demeurait un asile. Un asile dont personne, jamais, n’était ressorti.

Mon arrière-grand-père, le père de Roberta, y avait été interné. Et sans avertir la famille ni lui demander son autorisation, on l’avait lobotomisé. Cet épisode avait beaucoup marqué Roberta, qui avait souvent insisté auprès de ma mère sur l’importance de garder secret son don de clairvoyance. Elle avait voulu lui éviter d’avoir à subir le même sort. Sauf que cette fois, Roberta était arrivée trop tard pour le lui rappeler. À croire qu’on ne pouvait pas échapper au destin de notre lignée maudite.

Au cours des siècles précédents, hommes et femmes de notre famille avaient dû choisir, à de nombreuses reprises, entre l’enfermement et le bûcher. Médiums. Mages. Sorcières. Cela avait considérablement amoindri notre arbre généalogique.

Roberta claqua sa langue et demanda à l’officier quelle allait être la suite des évènements. Tournant une tête désolée vers moi, il lui annonça ce que je redoutais. Je devais le suivre au poste pour une déposition, et voir ensemble où j’irais ensuite. Roberta bomba le torse et s’alluma une autre cigarette.

« Avec moi. Avec qui d’autre ? Je suis sa seule famille à présent », dit-elle avec une évidence qui rendit l’officier suspicieux.

Lorsqu’il m’avait demandé si j’avais une personne à contacter, j’avais répondu non. Avec ce qu’il venait de se passer, j’avais oublié qu’elle devait venir aujourd’hui.

« Nous verrons cela en temps voulu » répliqua-t-il sans se démonter face à elle.

Le reste de la journée fut long et pénible. Au poste, il me posa tellement de questions que, passé un certain temps, je ne sus même plus quel était mon nom. Chaque fois que le prénom de Matt avait été prononcé, je m’étais mise à pleurer. Les images de son visage terrorisé se bousculaient dans ma tête, me tirant encore plus de larmes.

Le jeune officier était désemparé. Il avait fait venir une pédopsychiatre, mais j’étais restée muette face à elle. Je ne pouvais pas lui parler, lui raconter tout ce que j’avais vu. Elle ne m’aurait jamais crue. Rêve ou vision, personne ne pouvait croire ça.

Je malaxais le mégot entre mes doigts, caché au fond de ma poche. Ce bout de coton était la seule preuve que je n’avais pas rêvé, et que je n’étais pas folle. Du moins, pas encore. Ils prirent mon silence pour une conséquence normale de mon état de choc, et se montrèrent patients.

Mon téléphone ne cessa de vibrer durant toute l’entrevue. Sans savoir si Sasha était au courant de la situation, je lui envoyai un message court, lui disant de ne pas s’inquiéter, et que je la rappellerais plus tard. J’avais encore trop de choses à régler, trop de questions auxquelles il me fallait répondre, avant de pouvoir sortir de ce préfabriqué qui embaumait un mélange de moisi et de café bouilli.

Je demandai à l’officier s’il avait pu joindre Seth, l’autre fils de John. Il hésita, se limitant à un timide « c’est en court ». Donc non. Rien d’étonnant, nous étions dimanche. Seth devait être en pleine prière. Ce cul béni n’était même pas foutu de mettre en pause ses dévotions pour prendre un appel de la police.

L’officier me donna sa carte, ainsi que celle de la pédopsychiatre : « N’hésite pas, si tu en ressens le besoin. Nous sommes là pour t’aider », m’avait-il dit. Comme s’ils pouvaient faire quoi que ce soit contre un truc pareil.

Une réminiscence de ses sabots grouillants de vers me fit frissonner.

Roberta dut remplir une pile de documents pour avoir le droit de m’emmener. Elle passa un bon moment au téléphone avec quelqu’un qui faxa toutes les preuves de notre filiation au poste, certificats de naissance à l’appui. Le dossier fut constitué, et une assistante sociale l’approuva malgré quelques réticences. Toute la journée durant, Roberta avait été détestable. Assez pour qu’ils hésitent à me laisser partir avec elle.

Roberta souffla en levant les yeux au ciel, puis extirpa de son portefeuille une vieille photo pliée comme dernière preuve. Elle avait été prise à la maternité. Dessus, ma mère me tenait dans ses bras, épuisée mais heureuse. J’étais emmaillotée jusqu’aux yeux. Roberta se tenait à ses côtés, arborant son rictus pincé. Le policier déplia la photo. Sur l’autre partie, on pouvait voir mon père, avec ses longs cheveux blancs attachés en arrière, souriant et fier comme un coq.

J’avais du mal à croire qu’elle avait conservé cette photo sur elle tout ce temps. Ma mère et elle ne se parlait plus depuis cette époque.

Un des officiers lui expliqua sèchement qu’une photo aux couleurs passées avec un nouveau-né n’était pas une preuve de filiation suffisante pour l’ajouter à dossier, et qu’ils ne manqueraient pas de le vérifier, document par document.

Roberta enfonça son chapeau en traitant le de peigne-cul, et ressortit du poste la tête haute, avec moi et une amende salée pour outrage à agent public.

En montant dans la voiture, je fus soulagée d’apprendre qu’elle m’avait réservé une autre chambre dans le motel où elle était descendue. Je n’aurais pas pu retourner à la maison. Le simple fait d’y penser me donnait des frissons et faisait resurgir mes larmes.

L’après-midi était bien avancé lorsque nous arrivâmes au motel. Roberta avait choisi celui qui était le plus proche de chez nous. Le parking était désert. Après un détour par la réception, elle me tendit les clés de ma chambre. Durant le trajet, Roberta avait tenté de me parler, mais je n’avais pas écouté un traître mot de toute sa gerbe verbale. Je n’avais qu’une hâte, c’était de me retrouver seule.

J’ouvris la porte de ma chambre et la refermai d’un même mouvement, laissant Roberta sur le palier. Elle continuait à causer, mais j’avais juste envie qu’on me fiche la paix. Adossée à la porte, je soufflai.

La chambre était vieillotte. Deux lits doubles occupaient l’espace, avec des couvre-lits à fleurs et les rideaux assortis. Un tableau de peinture au numéro était accroché au-dessus de la console. J’y déposai ma clé, laissai tomber mon sac sur l’épaisse moquette et enlevai mes bottines. Le soleil avait à peine commencé à se cacher derrière les bâtiments que déjà des murmures fantomatiques s’élevaient autour de moi.

En même temps, en prenant un motel aussi miteux, il y avait peu de chance que j’y sois tranquille. Je fis un tour dans la salle de bain pour me passer de l’eau sur le visage. Le néon mit quatre interminables secondes à s’allumer, grésillant comme un insecte coincé sur une lampe bleue. Le robinet poussa un long râle métallique et strident, de concert avec les tuyaux qui menaçaient de s’effondrer. Pas étonnant que des gens se suicident ici.

Je retournai dans l’espace chambre, traversant les formes blanchâtres qui commençaient petit à petit à prendre corps. Bientôt, je serais envahie de spectres. Peu importe. Je tirai les rideaux. Je ne voulais plus entendre parler du jour ni de ce qu’il pouvait bien se passer au-delà de ces quatre murs. Au diable la vie dehors, au diable la lumière, au diable cette journée. Au diable…

Je m’allongeai sur le lit le plus éloigné de la fenêtre. Les ressorts du sommier grincèrent sous mon poids. Les murmures s’intensifiaient alentour, mais je n’y prêtai pas attention. Recroquevillée sur moi-même, un coussin qui sentait l’antimite entre les bras, je me laissai aller à observer les derniers rayons de soleil transpercer les rideaux clairs. 

Les spectres s’agglutinaient dans le fond de la pièce. Il s’en manifesta un dans la salle de bain. Puis un autre. Leurs chuchotements me berçaient.

Alors que je me pensais enfin seule, une silhouette se dessina derrière la fenêtre, éclairée par les lumières du parking. Roberta, certainement. Je m’attendais à ce qu’elle s’avance jusqu’à la porte et frappe, mais elle n’en fit rien. La fine silhouette demeura immobile. Elle se contentait de regarder dans ma direction, ses épaules tournées vers moi. Le temps s’étira.

Je remarquai finalement qu’elle était trop petite pour être Roberta. Je me redressai en tentant de faire le moins de bruit possible, l’observant à mon tour. Les rideaux me dissimulaient. Peut-être était-ce lui, ou un de ses fameux émissaires dont il avait parlé dans un de mes rêves. La silhouette formait un être maigre et frêle. Un spectre apparut devant la fenêtre, m’occultant la vue. Je me rallongeai, triturant son mégot entre les doigts.

« Viens me chercher, enfoiré. Je n’ai plus rien à perdre… » murmurai-je à son attention.

Les spectres éthérés se rapprochèrent du lit. Ils formaient des groupes de plus en plus denses. Entourés d’une aura froide, leur présence dans cette chambre surchauffée m’apaisa.

Il n’y avait pas de morts dans la maison de John, alors aucun spectre ne venait me voir la nuit. J’y étais tranquille. Enfin, ça, c’était avant qu’ils s’incarnent et tentent de m’agripper en pleine journée. Je déglutis en y repensant. Maintenant que John et Matt étaient morts à l’intérieur, resteraient-ils là-bas, à jamais ? Mais surtout, sous quelle forme allais-je les retrouver ?

Il existe dans ce monde deux formes de spectres : ceux que ma mère appelait les « éthérés » et ceux que j’avais nommés « déterrés ».

Les éthérés sont calmes, ils ne font que chuchoter ou fredonner faiblement. Telle une brume informe, ils passent au travers des êtres vivants, leur insufflant au passage une sorte d’apaisement. Ils sont, auprès des êtres chers qui ont peuplé leur vie, cette idée qui vous vient au beau milieu de la nuit, cette intuition qui nous pousse à prendre un chemin plutôt qu’un autre, cette sensation de ne pas être seul dans cette maison reculée. La plupart du temps, ils n’ont même pas conscience d’être là ni d’être morts. Ils n’ont conscience de rien. Ils errent en chuchotant, paisibles.

Les déterrés, en revanche, font froid dans le dos. Leur présence contamine les vivants. Ils sont cette impression de malaise dans une maison vide, ce souffle sur notre nuque dans un cimetière, les étranges craquements du plancher au milieu de la nuit, les portes qui claquent sans raison. Ces âmes transportent avec eux tant de ressentiment qu’ils parasitent notre monde. Plus dense que les éthérés, leur peau brumeuse est grise comme celle des cadavres. Ils font crisser leurs griffes contre les surfaces et leurs yeux rouges transpercent l’obscurité de la nuit. Lorsqu’ils apparaissent, on peut entendre au loin le grésillement d’une radio mal réglée. Et parfois, dans de rares cas, ils hurlent à la mort. Leur hurlement strident me perce les oreilles et me tétanise. Des hurlements suraigus, comme celui qu’avait poussé ma mère.

Je séchai une larme fugitive et enfonçai mon visage dans le coussin. Je ne savais même pas quand j’allais pouvoir la revoir, ni dans quel état j’allais la retrouver. Une coquille vide shootée aux tranquillisants comme dans les films sur les asiles ? Une autre larme infusa le coussin.

Peu à peu, le restant de lumière provenant de la fenêtre fut brouillé par l’amas de cette dizaine de corps éthérés qui apparaissaient tour à tour. Je jetai un dernier regard à la fenêtre. La silhouette finit par rebrousser chemin, et ma vue sur le dehors fut complètement et définitivement obstruée par les spectres. Leurs mains brumeuses se posèrent sur moi, puis leur bras. Ils étaient si légers. Si frais. Ils grimpèrent sur le lit, m’ensevelissant sous leur présence.

Je fermai les yeux et me laissai aller à m’endormir. Au moins, je n’étais pas seule.