Ap 16 : “Vieille conne.”
Ap 16 : “Vieille conne.”

Ap 16 : “Vieille conne.”

Contre toute attente, le sommeil vint. La fatigue avait supplanté les angoisses et réminiscences sordides. Je flottais. Je me sentais bien, la tête dans le coton, légère, emprisonnée dans un cocon doux et chaud.

Enfin une vraie nuit. Pas de voyage dans l’autre monde, pas de rêves étranges. Juste mon corps lourd enfoncé dans le matelas, enveloppé sous la couette, l’esprit embrumé et plongé dans une délicieuse odeur d’herbe coupée. 

« Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? Il met le Royaume en danger ! » 

J’avais parlé trop vite.

« Il le sait, répondit la voix familière de Sërb, mais il s’en fiche, tu t’en doutes bien. Tout ce qui lui importe, c’est de rompre mon lien avec la porte. »

Je tentai d’ouvrir les yeux, sans succès. Plongée dans mon sommeil, j’étais coincée à mi-chemin entre nos deux mondes. Le dosage de la tisane avait été plus efficace, mais pas encore assez pour m’empêcher de me retrouver dans cette forêt. L’odeur de pin et de mousse qui m’entourait était subtile, mais indéniable. Un bruit de chaînes que l’on traîne à terre résonna dans une lente agonie métallique.

« Un gardien s’est éveillé, reprit-il sombrement, je le ressens. La porte l’appelle et je crois qu’il a éclot pour me remplacer. Il est si jeune… inconscient de la tâche qui l’attend. Si seulement je pouvais l’aider… Mais, hélas, je suis impuissant. Impuissant et mourant, conclut Sërb dans un souffle.

— … Cinq se trouve en ce moment dans le Royaume des Humains, réfléchit son interlocuteur. Je pourrais lui demander d’aller auprès de lui, pour voir ce qu’il se passe… et de le protéger autant qu’il le pourra. Si cela peut te procurer un quelconque apaisement, je veux bien faire ça pour toi.

— Pendant ses congés ? Il ne va pas être ravi.

— Il ne l’est jamais de toute façon…

— … tu hésites ?

— Qu’est-ce que tu crois ? riposta-t-il vivement. Je ne suis pas inconscient au point de me lancer dans une mission de sauvetage qui nous mettra en porte-à-faux avec Belzebuth. Qu’on le veuille ou non, il est notre Commandant. Contrecarrer ses plans n’est pas sans risques, et je ne suis pas un traître. Je ne l’ai jamais été malgré tout ce qui peut se dire sur mon compte.

— Je le sais bien, mon ami.

— …

— Vas-tu m’aider ? 

— À une seule condition… » 

Le réveil sonna, m’extirpant de l’autre monde avant d’avoir pu entendre la fin de leur conversation.

Une chose était sûre, et rassurante vu la situation actuelle : ce Sërb, enchaîné à la fameuse porte que je recherchais, ainsi que le dénommé Cinq, seraient peut-être mon salut. Tout n’était pas aussi perdu que cela semblait l’être. De plus, même si la tisane inhibitrice ne m’avait pas empêchée de traverser, au moins, j’étais revenue indemne et presque reposée de ma nuit.

Pour la première fois depuis le début de toute cette merde, ces maigres espoirs me donnèrent du baume au cœur. Je me préparai pour ma journée en visualisant un valeureux guerrier venir à mon secours, un être surnaturel, doté d’une force incroyable, beau et baigné de lumière. Mon imagination était en train de se noyer dans des rêveries de midinettes, bien loin de la réalité, j’en étais consciente, mais je ne voulais pas limiter mon enthousiasme.

Aujourd’hui serait une bonne journée.

Dans le salon, Roberta était encore en tenue de nuit, les mains refermées autour d’un mug de café froid. Tournée vers la fenêtre, son regard se perdait au loin. Cela me fit bizarre de ne pas la voir apprêtée comme à son accoutumée. Ne voulant pas la déranger dans ses pensées, je lui dis vaguement bonjour en passant.

Au moment d’ouvrir la porte, celle-ci m’interpella sèchement.

« Je peux savoir où tu vas comme ça ? 

— Je… vais au lycée ? hésitai-je. C’est toi qui m’as dit que la vie ne s’était pas arrêtée et que je devais…

— Je sais pertinemment ce que je t’ai dit, me coupa-t-elle, glaciale. Mais depuis, les choses ont changé. J’ai profité de la nuit pour placer un sceau de protection autour de cette maison. Cette maison est une forteresse à présent. Plus aucun être mystique ne pourra entrer, et je t’interdis formellement de mettre un pied à l’extérieur. Je me suis assurée que tu ne le puisses pas, de toute manière.

— Mais…

— Ne discute pas, trancha-t-elle. À partir d’aujourd’hui, tu resteras à l’intérieur, sous la protection du sceau. »

La voix tranchante de Roberta perdit en intensité en fin de phrase. Elle s’inquiétait. Je voulus la rassurer en lui racontant mon aventure de cette nuit, mais rien de ce que je pus dire la dérida. Au contraire, elle semblait plus irritée encore.

« Un allié venant de l’Enfer qui se fait appeler Cinq ? C’est cela ta bonne nouvelle ? grinça-t-elle si fort que je crus entendre crisser les couronnes métalliques de ses molaires. Es-tu stupide mon enfant ? Tu as déjà une créature dénommée Quatre à tes trousses, mais tout va bien, car Cinq est en chemin. Merci, Seigneur, nous voilà sauvées ! Et heureusement que tu as pu retourner cette nuit dans ce qui pourrait bien être l’Enfer lui-même, pour apprendre cette merveilleuse nouvelle. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner, on se le demande ! »  

Il me démangeait de lui faire ravaler son sarcasme à deux balles. J’avais dit que ce serait une bonne journée, pourtant.

Le poing serré, je respirai lentement pour tenter de me calmer, mais son visage sévère ne m’aidait pas à atténuer ma colère.

« À croire que l’intelligence dans cette famille a sauté deux générations !

— Mais va chier, espèce de vieille conne ! » éclatai-je.

Je tournai les talons, furieuse. Il était hors de question que je passe une minute de plus avec cette mégère. Tant pis, j’irai chez Sasha. Je claquai la porte, descendis les marches du perron, et fis à peine un pas dans le gazon avant d’être projetée en arrière jusqu’à la porte d’entrée.

Mes oreilles sifflaient. J’avais du mal à respirer tant ma poitrine était compressée. Tout autour de moi semblait tourner, dans un décor de lumières et de flashs noirs. Putain, c’était quoi ça ?

La tête de Roberta se glissa dans l’entrebâillement de la porte et se pencha au-dessus de moi. Elle me demanda alors calmement, avec un sourcil relevé et une satisfaction mal dissimulée.

« Je suppose que maintenant que tu as pu vérifier l’efficacité du sceau, ainsi que la véracité de mes capacités, nous pouvons reprendre où nous en étions avant tes insultes ? »

Ma mère m’avait pourtant avertie, mais jamais je n’aurais pensé que Roberta s’avère aussi détestable.

« Lorsque tu te seras calmée et que tu te montreras plus disposée à m’écouter, je modifierai la barrière pour que tu puisses la traverser. »

Trop aimable. Je tentai de me relever, encore sous le choc de cette explosion, lorsqu’un bruissement s’éleva dans les buissons de la haie. Un chat apparut.

Il était maigre, avec un pelage gris fait de trous et de touffes disparates. Il devait traîner dans le quartier comme tous les autres chats sauvages du coin, qui venaient de temps à autre mettre leur égo de chasseur de côté pour quémander un bol de croquettes. Le vieux matou resta à bonne distance, s’assit et me fixa. Il devait espérer que je le prenne en pitié.

La bouche Roberta se tordit de dégoût.

« Ark, mais qu’est-ce que c’est que ça ? Ce genre de bestiole doit être infectée de vers et de puces. Je te préviens : il est hors de question qu’il mette un pied à l’intérieur. Et toi, tu comptes rester dehors encore longtemps ? Nous avons du pain sur la planche, jeune fille. »

Trop secouée pour argumenter avec elle, je me levai et la suivis de mauvaise grâce. Au moment de passer la porte, une voix s’éleva dans mon dos.  

« Vieille conne. »

Je me figeai.

« Tu as quelque chose à redire, peut-être ? s’étrangla Roberta, ses petits yeux gris furieux dirigés vers moi.

— Non non, rien », répliquai-je à la volée.

J’examinai les alentours, avant de refermer la porte. Il n’y avait pas âme qui vive en dehors du chat miteux qui faisait sa toilette sur le gazon, une patte en l’air. J’avais dû halluciner, ou alors mes propres pensées se mettaient à sortir de ma bouche sans mon consentement. Va savoir.

« Bien, alors, commençons. »

Roberta vida le contenu de son lourd sac en cuir sur la table basse. Des dizaines de manuels et livres de magie furent disposés en quatre tas aux couleurs distinctes. 

« Je sais que ta mère a souhaité te tenir à l’écart de notre héritage familial et a refusé de t’enseigner quoi que ce soit, mais la donne a changé. Rester dans l’ignorance plus longtemps serait suicidaire. Nous sommes des sorcières, et dans notre famille, chaque génération reçoit un don particulier. Tu as la capacité de communiquer avec les morts, certes, mais tu peux forcément faire plus que cela. Comme ta mère, ou moi-même, dans notre temps. Il nous faut juste découvrir de quoi il s’agit, et comment le déclencher. Je n’ai certes pas toutes les réponses, j’en conviens, mais j’ai de l’expérience en la matière. Et la meilleure façon de commencer est d’apprendre les bases de la magie.

— Je ne crois pas en la magie.

— Nous commencerons par la magie blanche, continua-t-elle en haussant le ton pour me signifier que ce n’était pas un sujet à débat. Ensuite, nous verrons la magie verte, constituée de l’alchimie et de l’herboristerie, qui était la magie de prédilection de ta mère. La magie rouge, quant à elle… heu… non, ça ne servirait à rien dans notre cas », se ravisa-t-elle en remettant dans son sac un livre qui s’intitulait Le tantrisme ou la magie de l’extase.

Je m’abstins de lui poser la moindre question là-dessus.

« Et la magie noire ? demandai-je en feuilletant un manuscrit à l’imprononçable nom latin.

— Ça, dit-elle en me le reprenant des mains, nous nous en occuperons plus tard. Beaucoup plus tard, insista-t-elle. Ne tentons pas le diable.

— Oui, je préférerais éviter », répondis-je en chassant de ma tête la vision de cette immonde bouc.

Roberta déplaça la pile de livres obscurs sur le buffet au bas de l’escalier et ouvrit le premier livre à la couverture immaculée.

Les jours suivants furent longs et intenses. Sans vouloir me vanter, j’étais nulle à chier sur tout ce qui concernait le développement de mes capacités.

Roberta s’était mise en tête de me faire créer une boule d’énergie. Pour arriver à cet exploit, je dus lire un interminable livre sur les couleurs des aura, sur leur densité et leur interprétation. Roberta attendait que je sorte de mon corps une sphère brillante, faite d’énergie pure.

Elle avait du mal à garder son calme devant mes échecs incessants. Il y avait un blocage, au fond de moi, qui m’empêchait de former la moindre boule d’énergie. Même l’énergie statique de mes pulls acryliques était plus prometteuse que moi. Je commençais à baisser les bras, ce qui irritait d’autant plus mon acariâtre mentor.

Après plusieurs heures à me frotter les mains l’une contre l’autre, à tenter de visualiser des couleurs qui n’existaient que dans sa tête, et à contracter les doigts jusqu’à ce que mes articulations craquent, j’abandonnai.

« Je n’y arrive pas. Je n’y arriverai jamais. Tout ce que je peux faire, c’est parler aux morts. Et encore, je comprends pas tout ce qu’ils disent parce qu’ils parlent en même temps.

— Si, tu le peux. Concentre-toi et recommence !

— Non, j’abandonne. Je n’ai pas d’autre don. Je ne suis bonne à rien.

— Veux-tu bien cesser ce petit numéro dramatique et te concentrer ?

— Mais je n’y arrive pas ! Je n’arrive à rien ! Ça ne sert à rien, on perd notre temps ! » 

La gifle qu’elle me mit claqua comme un coup de fouet.  

« C’est moi qui perds mon temps avec toi. Je te pensais combative comme ta mère.

Wow… Alors d’un, on va se calmer sur la violence physique, et de deux, tu ne me connais pas ! 

— Non, et ce que je vois ne me plaît guère. Je suis déçue. C’est ton beau-père et son fils qui sont morts, pas toi. »

Cette vieille peau et son manque de tact venaient de dépasser une limite.

« La ferme, grinçai-je.

— Tu comptes baisser les bras et te laisser tuer ? Je te rappelle que ta mère est encore vivante ! Tu veux l’abandonner à son sort ?

— La ferme… soufflai-je, alors que mon cœur s’accélérait en repensant à ma mère en train de se cogner la tête contre le mur.

— Je te trouve bien ingrate, siffla Roberta. La mort vient, la mort prend, mais elle te laisse en vie. Tu aurais pu être seule, mais je suis venue à toi, pour t’aider, et toi, tu ne fais que geindre comme une petite fille sotte et ingrate !

— LA FERME ! » hurlai-je, hors de moi.

Le visage de Roberta s’orna soudainement d’un sourire soulagé.

Mon envie de lui rendre sa gifle, aussi intense fut-elle, s’évanouit lorsque je vis mes mains s’illuminer dans un chatoiement orange. La lueur grimpa, et m’enveloppa jusqu’au coude. Ma peau rougeoyait comme si elle était faite de braises ardentes. Des symboles dorés apparurent le long de mes bras, de ces mêmes symboles qui ornaient les premières pages du manuscrit.

« Bonne à rien, tu disais ? » sourit-elle avec une évidente satisfaction.

Je contemplai ma mutation, partagée entre excitation et panique totale. Mon cœur battait à tout rompre. Je levai les bras pour admirer l’embrasement de mes pouvoirs, me laissant aller à l’ivresse de cet accomplissement tant espéré. Mon visage se fendit d’un large sourire triomphant. Je me mis même à rire.

Un flot de sang jaillit de ma bouche grande ouverte.

Nous décidâmes d’arrêter là l’expérience. Les symboles s’estompèrent jusqu’à disparaître, et mes mains redevinrent de chair. J’étais exténuée, mais cette impression d’avancer enfin était un soulagement.

Roberta sifflotait en nous préparant une camomille. L’ambiance s’était considérablement allégée.

Je me levai avec difficulté, tanguant dans le couloir. Mes jambes me portaient à peine. L’odeur de sang sur mon tee-shirt me donnait la nausée. J’avais besoin de prendre l’air. Je me laissai tomber sur les marches du perron. Il faisait froid, mais mon corps brûlait encore de cette déferlante mystique. De la vapeur s’élevait de ma peau.

Cet endroit était parfait pour avoir une bonne crise existentielle : j’étais officiellement une sorcière.

Cette étape franchie, je ne pouvais plus qu’espérer que Roberta me fiche un peu la paix et se radoucisse. Espérer, du moins.

Le soleil couchant baignait le quartier d’une lueur orangée. Des spectres apparurent dans le jardin. Ils s’avancèrent vers moi, puis s’immobilisèrent devant la barrière magique de Roberta, faite de sel, de quartz et d’autres trucs collants et imperméables. C’était vraiment une bonne idée. Non seulement cela bloquait l’entrée des êtres mystiques, mais elle avait également en sorte que ce soit résistant à la pluie. Une riche idée, vu la météo en cette saison.

Roberta me rejoignit. Les bras croisés sur la poitrine, elle plissa les yeux. 

« Je ne peux les voir, mais je sens la barrière fluctuer. Ils sont là n’est-ce pas ? demanda-t-elle toutefois pour confirmer ses impressions.

— Oui.

— Combien sont-ils ?

— Cinq ou six, tout au plus.

— Je me demande ce qu’ils attendent. Pourquoi ne passent-ils pas dans l’autre monde ? »

Le verbe qu’elle avait employé fit son chemin dans mon esprit : Perse Evans — Passeur