Ap 19 : « Il s’en est fallu de peu pourtant »
Ap 19 : « Il s’en est fallu de peu pourtant »

Ap 19 : « Il s’en est fallu de peu pourtant »

Tout était flou. Bruyant. Chambre vingt-quatre. Il faisait froid, mais l’air était sec. Tout était sec. La clarté passait au travers de mes paupières collées. Trop de lumière. Mais qu’est-ce qu’il a fabriqué encore ? Mon corps était douloureux. Les dosages sont beaucoup trop élevés pour son poids. J’arrivais à peine à avaler ma salive. Mon estomac était en vrac. Appelez-moi l’interne en charge. J’avais l’impression qu’on avait posé un parpaing sur mon torse. Respirer était pénible.

Un grésillement persistant voguait en fond sonore. Vous vouliez qu’elle dorme jusqu’à la fin de votre garde ? Ce n’est pas sérieux. Il y avait des gens dans la pièce. Je les entendais parler. Regardez son dossier, c’est écrit pourtant. Un bruit de pages que l’on tourne. Je ne comprenais pas où j’avais atterri. Il ne me parvenait que des bribes de ce qu’il se passait autour de moi. Quelque chose pinçait le bout de mon doigt. Un tumulte de machines, suivi de quelques bips électroniques. Le grésillement cessa. C’est la jeune fille qu’on a retrouvée enfermée dans son sous-sol. Puis cette odeur de javel, mêlée de sang. La pauvre petite.

J’étais à l’hôpital.

Les voix se turent. J’essayai d’ouvrir les yeux. Flou. Beaucoup trop de lumière. La porte grinça, et la lumière fut éteinte. Enfin. Des pas retentirent sur du carrelage, et s’approchèrent de mon lit. J’avais mal. Pourquoi avais-je si mal ? Ce médecin devrait m’aider. Ma langue était dure et sèche comme un morceau de bois. Impossible de parler. Mes paupières s’ouvrirent sur la silhouette floue d’un homme habillé de noir.

Ce n’était pas un médecin. 

Le néon grésillait au-dessus de moi. J’essayais de me raccrocher à tout ce que je pouvais. Fixer mon regard sur quelque chose. Ses cheveux. Courts, bruns, ondulés. Du noir. Ma vision se troubla à nouveau. Je devais me concentrer. Non. Ses cheveux étaient longs. Raides. Était-ce la même personne ? Un téléphone se mit à vibrer. La tête me tournait. Mes yeux étaient si secs, je n’arrivais pas à les garder ouverts.

J’avais froid. L’homme se rapprocha de moi. Je pouvais presque le voir à présent. Il avait les yeux verts. Des yeux verts aussi brillants que deux émeraudes. Je n’avais jamais vu des yeux si intensément verts, sauf… 

« Non, elle est encore en vie », informa-t-il, inflexible, à la personne à l’autre bout du fil.

Mon instinct se mit en alerte : il était là pour moi. Il était là pour finir le travail de Belzebuth. J’essayai de bouger, mais mon corps était trop lourd, et chaque mouvement était douloureux. Il fallait que je sorte d’ici. Je ne voulais pas mourir. Pas encore. Le bip du moniteur cardiaque s’affola. L’homme apposa sa main sur mon front.

« Cesse de t’agiter de la sorte. Je ne suis pas venu ici pour mettre fin à ta vie. Tu as fait ton choix, mais te voilà seule à présent, dans ce monde vulgaire et méprisable, sans la moindre personne à qui te raccrocher. Repose-toi. Nous nous reverrons bien plus tôt que tu ne le penses. »

J’étais trop dans le pâté pour être sûre à cent pour cent qu’il s’agissait de Quatre, mais sa voix monocorde et cette diction lente et pondérée lui ressemblaient. Cette amabilité, aussi. Le souvenir de son apparence me donna des frissons. Il était évident que je ne pouvais rien faire contre lui dans mon état. J’étais incapable de me redresser. Incapable de fuir. Il retira sa main de mon front.

« Monsieur ? »

Un homme venait d’entrer.

« Monsieur, les visites sont interdites. Il vous faudra attendre qu’on la transfère dans un autre service.

— Bien. J’attendrai. »

Mon estomac se retourna à ses mots. La réaction modérée de l’homme face à l’intrus m’indiqua cependant que Quatre avait dû emprunter une apparence humaine. Je cherchai une nouvelle fois à me redresser dans mon lit, pour tenter de l’apercevoir, mais je ne vis qu’une frêle silhouette sombre s’éloigner. Cet effort me coûta cher, et je m’évanouis. 

« Ah, ça y est, tu es enfin réveillée. Il faut ouvrir les yeux, ma toute belle. »

Une voix douce et chaude de femme accompagna mon réveil. Je me redressai à grand-peine, tandis qu’elle m’aidait en posant un oreiller dans mon dos pour me caler. La lumière orangée du couchant était confortable.

L’infirmière avait la cinquantaine. C’était une rousse aux cheveux courts éparpillés en petits épis savamment coiffés, rondouillette avec un sourire chaleureux. Elle s’assit sur le bord du lit en me tapotant la main, mon dossier sous le coude. Elle vérifia les données enregistrées par les différents moniteurs et les nota en me faisant des clins d’œil amicaux.

« Quand est-ce que je pourrais sortir ? demandai-je malgré mes étourdissements qui allaient et venaient dans un ressac pénible.

— Allons, allons, il ne faut pas se presser comme ça. C’est une sacrée commotion que tu t’es faite en tombant dans les escaliers, sans compter que tu as plusieurs côtes cassées. Montre-moi ton bras. Déjà cicatrisé, mmh ?On ne va pas beaucoup s’amuser avec toi. »

Sa voix avait changé, se teintant d’une intonation acide, contrariée. Elle caressa mon avant-bras en suivant la fine ligne que m’avait laissé le scalpel. Grâce aux soins de Sërb, celle-ci ne ressemblait plus qu’à une griffure de chat. Rien qui aurait pu alarmer qui que ce soit. Pourtant, cette infirmière la regardait avec une attention particulière, et un air étrangement malsain.

Je voulus retirer mon bras, mais sa poigne se resserra autour. Je sentis ses ongles se planter dans ma peau. Elle sourit de toutes ses dents, et une étrange lueur illumina un instant ses yeux. Je compris qu’elle n’était pas celle qu’elle semblait être. Ces yeux-là n’étaient pas humains. Je luttai pour soustraire mon poignet de son emprise, mais elle serrait de plus en plus, sans cesser de sourire. Il était clair qu’elle possédait assez de force pour réduire mes os en miettes si elle le désirait.

« Il s’en est fallu de peu pourtant, grommela-t-elle. Mais rassure-toi, nous réglerons cela plus tard, je ne suis pas pressée. Oh, tu as de la visite », ajouta-t-elle avec désinvolture.

Je jetai un coup d’œil effrayé à la porte. Dans l’embrasure se tenait un jeune homme en habits de pompier avec, dans ses bras, un amas gesticulant de serviettes. Je m’attendais au pire. Le pompier s’avança, mal à l’aise. Sa présence obligea l’infirmière démoniaque à me lâcher le bras. Ses ongles m’avaient laissé des marques en forme de demi-lune. Je fis de mon mieux pour ne pas laisser paraître ma peur ni avertir le pompier à son sujet.

En même temps, qu’aurais-je pu dire sans passer pour une folle ? Elle savait que je ne pouvais rien faire. Ça devait même l’amuser. Sadique. Elle reposa mon dossier au pied du lit et nous quitta d’un pas enjoué, en fredonnant un air de musique classique. Elle esquissa un dernier sourire à mon intention avant de sortir de la chambre. Je réprimai un frisson. Je n’étais pas en sécurité ici. Il fallait que je parte au plus vite.

« Je suis content de voir que vous êtes sortie d’affaire », sourit le pompier en s’approchant avec précaution.

Son malaise me rassura. Il paraissait humain.

« C’est une sacrée épreuve que vous avez vécue. Je suis venu vous rapporter votre chat, s’empressa-t-il d’ajouter comme pour justifier sa présence. La femme de notre chef est au comité de direction de l’hôpital, donc on a pu vous le ramener, mais c’était quand même pas facile. Ce petit gars a reçu un traitement spécial ! C’est grâce à lui que vous êtes toujours parmi nous. Il n’a cessé de miauler à la mort, au point d’en ameuter tout le quartier. Sans lui, votre voisin ne serait pas venu voir ce qu’il se passait et ne nous aurait pas appelés. »

Il défit prudemment un bout de serviette. La tête pelée du chat gris en sortit, aussi vive qu’un diable en boîte. Le jeune homme eut du mal à le contenir. Dès qu’il m’aperçut, le chat se débattit si fort qu’il réussit à s’extirper de son carcan et sauta sur le lit. Il s’assit à mes pieds, miaula dans une faible note aiguë presque innocente, puis se mit à ronronner sans me quitter des yeux. Nous nous dévisageâmes, aussi immobiles l’un que l’autre. J’étais perplexe.

« Ah, je savais bien que c’était vous qu’il voulait voir. On n’était pas sûrs que ce soit le vôtre vu… l’état… avancé de… Bref. Nous l’avons gardé quelques jours à la caserne, en attendant d’avoir de vos nouvelles. Dès que le médecin nous a appelés, mon chef m’a ordonné de vous le ramener sans délai. Je dois vous avouer que je n’ai jamais vu un tigre pareil. Il a terrorisé toute l’équipe. On a dû le garder enfermer à l’arrière du camion tellement il était agressif. »

Les prunelles vertes du tigre me fixaient sans ciller. Sa queue se mit à cogner sur le drap. Il était étonnamment expressif pour un animal, et empreint d’une agressivité latente.

« Mon chef était content de s’en débarrasser ! Heu… non, je veux dire qu’il retrouve enfin sa propriétaire. Près de sa maman, on redevient un gentil matou, hein ? se mit-il à babiller à l’attention du chat, dont les oreilles en arrière et la queue martelant les draps avec force démontrait pourtant que cela ne l’amusait pas, et que sa patience avait atteint ses limites.

— Merci », répondis-je vivement en prenant le chat entre les bras, de peur que celui-ci ne lui saute au visage.

J’avais agi sans réfléchir, mais heureusement pour moi, le chat ne se rebella pas. Il toisait le pompier, le poil – ou ce qu’il en restait – hérissé. Je regrettai mon geste à l’instant où son pelage fut à portée de mes narines. Il sentait aussi mauvais qu’il en avait l’air.

C’était un savant mélange de nourriture oubliée depuis des jours dans une boîte en plastique et de décomposition d’algues vaseuses, déposées par les marées en bordure d’océan. Mon estomac se crispa. Le jeune pompier, gêné, fit quelques courbettes de politesse avant de quitter la pièce à reculons, sans oser lâcher le chat des yeux. Cet animal leur avait vraiment mené la vie dure.

Une fois seuls, je le relâchai. Il retourna au pied du lit pour se lancer dans une grande toilette. Je soufflai. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais retenu ma respiration tout ce temps. Il finit par se rouler en boule et s’endormir. Vu l’odeur, j’aurais préféré qu’il se couche sur le lit inoccupé à ma droite.

La chambre était spacieuse et lumineuse malgré la clarté du soir. Les effluves de détergent ne me dérangeaient pas. Elles avaient le mérite de contrebalancer la puanteur du félin.

Ainsi, c’était grâce à lui que j’avais pu être sauvée. Ses miaulements avaient averti le voisin. Connaissant mon quartier, je me doutais qu’aucun voisin n’était venu. S’ils ne s’étaient pas déplacés le soir où ma mère avait été attaquée, hurlant de toutes ses forces, il était impensable que de simples miaulements les aient fait sortir de chez eux. Ce devait être le fameux Cinq qui les avait prévenus.

Je me penchai vers la fenêtre, à la recherche de ce « voisin » sur le parking. Personne. Le chat bâilla et étendit ses pattes avant sur mes jambes. Se pouvait-il que… non. C’était absurde. Des chats-démons, et puis quoi encore ? Il se mit à ronronner dans son sommeil, et je me surpris à m’attendrir devant cette créature au bord de la mort. On se ressemblait, d’une certaine façon. La comparaison était scabreuse, mais je venais de traverser les Enfers, et vu l’état de son pelage, je me doutais que lui aussi, à sa manière, avait traversé les Enfers.

Je me penchai pour le caresser, mais mon élan fut arrêté net par le bruit d’un pet. Un pet si fétide, que j’eus du mal à me retenir de vomir. Vu l’odeur putride qui venait de s’en échapper, ce truc était mort de l’intérieur. Il se retourna sur le dos, le ventre à l’air, bien trop à son aise. Une main sur la bouche, il me fut difficile de m’empêcher de respirer et de rire en même temps.

Je me levai pour ouvrir la fenêtre. Il fallait à tout prix aérer cette pièce, mais le battant était coincé. Je forçai dessus du mieux que je le pouvais, quand mes côtes brisées se rappelèrent à moi.

« Attendez, attendez ! s’exclama une voix derrière moi. Vous ne devriez pas être debout, je vais le faire. »

Je retombai sur le bord du lit, partagée entre douleur et nausée. Une femme vint m’aider avec la fenêtre récalcitrante. Elle portait une blouse avec un badge indiquant qu’elle était médecin. Elle fronça le nez en arrivant à ma hauteur, et ouvrit la fenêtre avec le même soulagement que moi. Son regard gêné m’embarrassa.

« Ce n’est pas moi qui…

— C’est le chat, c’est ça ? rigola-t-elle. Oui, je la connais celle-là. Mon fils me la fait souvent. »

Elle mordit ses lèvres pour s’efforcer de ne pas rire devant mon visage outré, puis fit le tour du lit. Elle réajusta son hijab pour tenter de reprendre son sérieux, et ouvrit mon dossier.

« Allez, mademoiselle Evans, vous allez me faire le plaisir de vous rallonger maintenant. Je suis le docteur Hussain, et vous êtes sous ma garde », dit-elle avec un sourire amical.

Je retournai à mon lit. Elle releva les données des moniteurs, et parut surprise de les voir déjà renseignés. Elle déplaça une chaise à mes côtés, entremêla ses doigts, et prit une grande inspiration. Les nouvelles ne s’annonçaient pas bonnes.

D’un ton aussi bienveillant qu’attristé, elle m’informa de mon état de santé, des conditions de mon arrivée aux urgences, puis se mit à poser plus lentement chacun de ses mots : Roberta était aussi dans cet hôpital. Elle était placée en quarantaine, dans le service des maladies infectieuses. Aucun médecin chercheur, dans tout le service, n’avait été confronté à un tel cas. Ils n’avaient même pas pu déterminer s’il s’agissait d’une infection ou d’un empoisonnement. Vu la vitesse à laquelle cela se répandait dans son sang, ils avaient dû la plonger dans un coma artificiel, et la mettre sous hémodialyse. Le docteur Hussain était désolé de n’avoir pas de nouvelles plus réjouissantes sur l’état de ma grand-mère.

Je baissai les yeux. C’était ma faute. Encore une fois. Le docteur tenta un sourire plein d’espoir.

« Que l’on ne sache pas de quoi elle souffre ne signifie pas qu’on ne pourra pas la soigner, dit-elle de sa voix douce. La médecine fait des découvertes chaque jour, et il est envisageable que l’hémodialyse soit assez efficace pour que l’on puisse la sortir du coma d’ici quelques semaines. C’est une femme qui m’a l’air particulièrement résistante. »

Je souris à mon tour. Elle n’avait pas tort, Roberta était bien trop acariâtre pour se laisser tuer par une bête infection démoniaque. Cette vieille carne s’en sortirait. Je devais garder espoir.

« En attendant qu’elle se rétablisse et qu’elle puisse quitter l’hôpital, tu ne seras pas seule. Seth Hawkins, ton quasi-frère il me semble, nous a confirmé qu’il viendrait demain matin pour te ramener à la maison. Il prendra soin de toi. »

Je pouffai, et le regrettai immédiatement. La douleur était en train de revenir à la charge. Je voulus me redresser, mais le docteur m’invita à rester allongée d’un geste de la main.

« Seth ? Prendre soin de moi ? Quelle blague ! Il est trop occupé, et on se connaît à peine.

— Ce sera l’occasion de faire connaissance, alors. Au téléphone, il m’a semblé être une personne de grand cœur. S’il n’avait pas fait les démarches pour devenir ton tuteur légal, et elles ne sont pas des plus simples, tu peux me croire, tu aurais été placée en famille d’accueil. C’est un beau geste de sa part. Tout ira bien, je n’en doute pas un seul instant.

— Il est au séminaire pour devenir prêtre, près d’Abbotsford.

Ah. C’est très très au sud ça », énonça-t-elle lentement, comprenant que je serai livrée à moi-même.

Elle se leva et rangea la chaise, l’esprit embué dans ses réflexions. Elle reposa mon dossier, caressa le chat avant de le regretter, frotta sa main sur sa blouse, et ouvrit à fond la valve de la poche de liquide qui pendait au-dessus de moi. Je n’eus pas le temps de m’y opposer. Le produit fit effet en quelques secondes. Je me sentais déjà partir.

« Peut-être qu’il a pu trouver un arrangement dans le coin, s’interrogea-t-elle dans une voix qui se faisait de plus en plus lointaine à chaque mot. Il se fait tard. Nous verrons cela demain. En attendant, il faut dormir. »