Ap 2 : « la Queen Bee des Freaks »
Ap 2 : « la Queen Bee des Freaks »

Ap 2 : « la Queen Bee des Freaks »

La sonnerie du réveil s’enclencha. Il était sept heures. Allongée dans mon lit, emmitouflée dans l’épaisse couette de plumes hivernale, j’ouvris un œil pour contempler la boule blanche qui pendait au plafond. Les phares des voitures, déjà en route vers leur travail, défilaient sur elle en une houle de lames lumineuses.

Je n’avais pas envie de me lever. Je voulais refermer les paupières, m’emmitoufler à nouveau, et laisser le tumulte extérieur me bercer pour grappiller quelques minutes de sommeil. Je remontai les jambes contre ma poitrine, pour éviter au moindre orteil de s’aventurer hors de la chaleur de ces draps.

La maison était calme. Elle se réveillait doucement, au fil des bips des réveils de chacun, des lampes qui s’allumaient et des portes qui grinçaient. Je me retournai dans mon lit, refusant de participer à ce mercredi.

Il n’y avait rien d’intéressant au programme de ce jour : une nuit peuplée de rêves étranges, qui serait inexorablement suivie de deux heures de mathématiques auxquels je ne comprenais rien, de deux heures de cours d’histoire, puis déjeuner seule, et enfin, gymnase pour l’après-midi.

Une journée bien pourrie m’attendait.

Je détestais les maths. Je détestais les cours de sport. En fait, je détestais tout ce qui avait un rapport de près ou de loin avec ce lycée.

Bientôt sept semaines depuis la rentrée de septembre. J’aurais aimé être avec mes amies dans leur établissement. Malheureusement, ma candidature avait été rejetée pour notes insuffisantes. Pourtant, je ne m’en sortais pas si mal. J’avais la moyenne, ce qui n’était apparemment pas assez pour faire partie de leur cohorte élitiste. Ou alors c’était parce que je n’avais aucun piston pour appuyer mon dossier. Je n’étais ni fille de militaire ni fille d’artiste comme Sasha ou Élise.

On tambourina à ma porte en braillant.

« Debout, marmotte ! Tu vas être en retard, et moi avec, si tu ne te bouges pas. »

Je soupirai en dégageant ma couette. Bientôt deux ans que nous avions emménagés avec ma mère en banlieue d’une ville sans grand intérêt de la Colombie-Britannique, à l’orée de la forêt, entre deux lacs et une réserve autochtone. Nouvel état, nouvelle ville, et nouvelle famille. Ma mère avait rencontré sur internet un veuf de son âge, et après quelques mois d’une idyllique relation à distance, je lui avais conseillé de suivre son cœur.

Si j’avais su que « suivre son cœur » impliquait de s’installer avec lui et ses deux fils, j’y aurais réfléchi à deux fois avant de prodiguer ce genre de conseils. Mais Matt était cool. Il prenait un peu trop à cœur son nouveau rôle de grand frère, mais on s’entendait bien. Mieux, en tout cas, qu’avec l’autre débile, Seth.

« Bou-ge ! » hurla Matt depuis les escaliers.

Je jetai un coup d’œil à mon réveil : sept heures trente. Nous n’étions pas en retard, mais il n’avait aucune patience. Le lycée se trouvant sur son chemin pour la fac, j’avais le privilège d’avoir un chauffeur privé, et d’éviter, au passage, le bus bondé d’adolescents mal réveillés et à l’haleine douteuse. Ce qui était déjà bien agréable.

Le carrelage froid déchiqueta mes derniers fragments de sommeil, et je m’habillai en vitesse avant de descendre.

« Bonjour ma puce, bien dormi ? me demanda ma mère qui s’affairait à préparer le petit-déjeuner pour tout le monde, une tasse de café à la main.

— Pas assez, et j’ai fait un rêve bizarre…

— Bon matin ô femmes de ma vie ! Bonjour Persy, et bonjour ma merveilleuse, ma flamboyante Cassie chérie… » minauda John en enlaçant ma mère avec une affection débordante qui aurait mérité un peu plus de pudeur en ma présence.

John était, envers ma mère, d’une tendresse qui relevait de la mièvrerie. Depuis notre emménagement chez lui, ma vie était devenue le théâtre d’un roman à l’eau de rose. Ma mère était aux anges. Pour ma part, au réveil, autant d’amour était gerbant.

« Seigneur… laissai-je échapper en levant les yeux au ciel.

— Oh pardon, tu te sens délaissée, dit-il en accourant vers moi, les bras grands ouverts.

— T… t… t… pas touche et va-t’en loin de moi. Trop d’amour par ici. »

Ma mère et John pouffèrent. Je n’étais pas du genre tactile, et John le savait. Il faisait exprès de m’embêter avec ça, mais je suppose que ce n’était là qu’une preuve de son affection pour moi. Je l’appréciais aussi. C’était un homme bien, toujours souriant et drôle. Même si la plupart du temps, il l’était à son insu. 

Physiquement, John ne tenait pas la comparaison avec mon père. Il était même son exact opposé. Mon père avait été grand, svelte, avec de longs cheveux blancs et des yeux noir corbeau. John, lui, avait des cheveux noirs qui faisaient ressortir ses yeux bleus, une tendance à l’embonpoint situé exclusivement au niveau du ventre, et sa tête dépassait à peine celle de ma mère.

John embrassa plusieurs fois ma mère avant de filer à son cabinet. Ses patients devaient déjà l’attendre. Une fois la porte d’entrée refermée, elle se retourna vers moi avec un sourire malicieux. Elle replaça une mèche blonde sauvage derrière l’oreille et me demanda :

« Alors, ce rêve ? Est-ce que c’était celui dans l’eau où tu te fais secourir par le beau Léo en maillot de bain ?

— Maman ! m’indignai-je en jetant un coup d’œil à Matt qui finissait son bol de céréales devant la télévision et qui, heureusement, n’avait pas entendu. Non, ce n’était pas… ça. C’était autre chose. J’avais l’impression que deux hommes étaient dans ma chambre. Ils discutaient et je les entendais comme s’ils se trouvaient au bout de mon lit. C’était trop bizarre.

— Peut-être était-ce une réminiscence d’un dialogue d’une de ces séries que tu regardes avant de te coucher ? Je t’ai dit que ce n’était pas bon de s’endormir devant un écran.

— Ouais, répondis-je sans conviction. Ça doit être ça, oui… Sûrement. »

Je pris la tasse de thé qu’elle me tendit, avant de me la faire enlever des mains par Matt qui agitait ses clés de voiture sous mon nez.

« Plus le temps, Persy, j’ai un TD avec le prof de l’angoisse ce matin : aucun retard possible. Allez, on file. Bonne journée, Cassandre ! »

Il partit en laissant la porte ouverte. J’eus à peine le temps d’attraper mon sac et d’embrasser ma mère, qu’il fit vrombir sa voiture jusqu’au rupteur. Il n’avait vraiment aucune patience.

Matt me déposa devant le lycée bien avant la sonnerie. C’était un grand bâtiment grisâtre de trois étages, tout en longueur, avec une entrée principale à doubles portes vitrées. Il ressemblait plus à un pénitencier fédéral qu’à un établissement scolaire.

Le terrain sur lequel il avait été érigé était limitrophe avec celui de la réserve autochtone, ce qui les avait empêchés de construire une grande cour à l’arrière, et avait permis de garder la vue sur la forêt. Un peu de vert au milieu de tout ce béton n’était pas du luxe. De l’intérieur, la vue sur les bois donnait une ambiance moins carcérale.

Les couloirs étaient vides. Le temps d’aller déposer quelques affaires dans mon casier, je m’installai à un bureau. Dehors, le ciel était clair. Pas un nuage en vue. Ce serait parfait si cela pouvait continuer comme ça jusqu’au week-end, car les deux dernières soirées dans les bois avaient été annulées à cause de la pluie.

Il pleuvait souvent en automne dans cette région, et rien à voir avec une fine bruine. On se prenait, à intervalles pas du tout réguliers, des averses aussi lourdes qu’une bataille de seaux d’eau. Cela contrebalançait un peu avec ces étés arides où le vent ne sert qu’à faire voler la poussière pour nous remplir les yeux…

« Bonjour à tous, veuillez ouvrir vos manuels page 42. »

C’était parti. La voix monocorde de la professeur de mathématiques la rendait difficile à suivre. Rester éveillée les mercredis matin était une épreuve. Heureusement, après quelques sessions d’exercices pour faire bouillir mes neurones sur des calculs qui ne me serviront très probablement jamais au cours de ma vie, la sonnerie annonça la retraite générale. La salle se vida en quelques secondes.

Je filai vers la classe de madame Mavrick avec un peu plus d’entrain. Le cours du jour continuait sur l’histoire de la chrétienté, et abordait en particulier la période européenne du XVe siècle avec la tristement célèbre Inquisition espagnole. Les livres s’ouvrirent sur les tables, et le premier chapitre, intitulé « Hérétiques et sorcières » me hérissa le poil.

Les trois bimbos du premier rang se retournèrent et me lancèrent des regards moqueurs en gloussant comme des dindes. Un rien les faisait marrer, ces idiotes. Je n’aurais jamais dû sortir du lit ce matin, je l’avais pressenti. Elles n’allaient plus me lâcher de la journée.

Ma mère possédait la seule boutique mystique de la ville et de celles alentour. Née avec un don de clairvoyance, elle proposait des séances de cartomancie, d’horoscope, et de toutes les conneries New Age possibles. Cet été, elle avait diversifié son offre en ajoutant un comptoir d’herboristerie à l’ancienne, avec des pots et une balance en cuivre. Elle en était très fière.

Le guérisseur autochtone de la réserve d’à côté, connu et respecté par les habitants de la ville, était son principal fournisseur, ce qui lui avait octroyé de facto une bonne réputation. Les affaires s’annonçaient florissantes.

Pour annoncer son nouveau service en fanfare, ma mère avait distribué des prospectus dans tous les commerces possibles, ainsi que sur les pare-brise des étudiants de mon lycée, avec notre nom de famille inscrit en gros caractères. J’étais donc officiellement devenue « la fille de la sorcière », au premier rang de la ligne de tir pour les brimades du trio de pétasses, juste devant les gothiques, les geeks et les otaku en tout genre.

J’avais touché le jackpot : j’étais la Queen Bee des Freaks, et ces trois-là ne se gênaient pas pour me le rappeler à la moindre occasion. Mes cheveux blonds qui retombaient sur mes fesses m’avaient valu dans mon dernier lycée le surnom de Rapunzel. Et déjà, ça m’avait gonflée. Cependant, en y repensant, j’aurais préféré continuer sur les contes de princesse plutôt que de passer du côté des méchantes, et voir les élèves fuir devant moi en feulant. Ridicules.

À cause de ces idiotes et de leurs incessantes plaisanteries de merde, peu d’élèves osaient me parler. Mes journées étaient plutôt solitaires. La seule fille férue de métal avec qui je m’étais liée d’amitié en arrivant l’année dernière s’était fait renvoyer pour avoir fumé de l’herbe dans les couloirs. Cette année, je recommençais à zéro.

Enfin, pas tout à fait. Je n’étais seule qu’au lycée. En dehors, j’avais des amies sur qui compter : Élise et Sasha. Max aussi, sur un niveau différent. Et Jade.

Dès notre arrivée dans cette ville, ma mère m’avait emmenée de force à un évènement qui présentait toutes les activités extrascolaires disponibles. Elle voulait que je m’inscrive à des dizaines d’ateliers, que je rencontre des centaines de gens et que je me fasse des milliers d’amis. Ma mère et ses rêves de grandeurs. Moi à l’époque, tout ce que je voulais, c’était découvrir la ville à mon rythme. Néanmoins je lui en étais reconnaissante, car lors de cet évènement j’avais rencontré Élise Montgomery.

Élise était aussi douce et bienveillante que ses crises de colère étaient cinglantes. Elle m’avait tout de suite plu. Après quelques sorties et coups de téléphone à rallonge pour apprendre à se connaître, elle m’avait présentée à Sasha Belanger, son amie d’enfance et camarade de classe. Un sacré numéro elle aussi, mais ce n’était rien en comparaison de Max.

Max avait un grain. De ce qu’elles m’avaient raconté, Élise et Sasha l’avaient adorée à la seconde où elles l’avaient vue. Une amitié immédiate, alors qu’aucune d’entre elles ne comprenait tout à fait ce qu’elle disait. Max sortait plus ou moins avec fille de quinze ans au prénom japonais imprononçable, qui s’était présentée sous le nom de « Jade », en ajoutant que c’était plus facile pour nous autres occidentaux. Ça avait été un peu vexant. Max avait approuvé en plissant ses yeux bridés, moqueuse. Un sacré duo ces deux-là. Adorables, mais tarées.

Les week-ends, nous essayions d’organiser une sortie toutes les cinq, de la séance shopping au centre commercial à l’après-midi café dans le diner du coin.

Ce samedi, nous avions prévu une soirée dans les bois, derrière le lycée, juste après la frontière avec la réserve secwepemc. C’était un classique party autour d’un feu, à boire des bières, bien planquées de la police locale qui n’avait pas l’autorité d’y intervenir. Seuls les autochtones pouvaient nous demander de quitter leurs terres, mais la famille d’Élise était une amie de longue date avec un des gardes forestiers en charge : Adam Selpaghen. Nous étions un peu des VIP.

Plus le cours avançait, à parler de sorcières, de bûchers et d’instruments de torture, plus les regards sur moi commençaient à me peser. Je me tournai vers la fenêtre. J’avais hâte d’être à samedi, et de revoir mes amies. Leurs parents étant plutôt stricts sur les sorties la veille de cours, je ne les voyais pas durant la semaine. Au moins, je pouvais me concentrer sur mes études et tenter de remonter mes notes. Élise était de mon avis.

En sortant du dernier cours, qui s’apparenta plus à une expérimentation de la torture espagnole appliquée qu’à un entraînement de volleyball, je cherchai la voiture de Matt sur le parking. Personne. Ce n’était pas dans ses habitudes d’être en retard. Je l’appelai aussitôt.

« Matt, t’es où ?

— Mince, j’ai oublié de te prévenir, j’ai eu un changement de cours aujourd’hui, je vais finir tard donc je ne pourrai pas jouer au chauffeur ce soir.

— Quoi ? Mais… je ne peux pas…

— Persy, t’es une grande fille, tu peux prendre le bus si ça t’embête de rentrer à pied.

— Je…

— Écoute, je suis désolé, mais je peux pas faire autrement. On se voit ce soir », dit-il avant de raccrocher.

Matt ne savait pas. S’il avait été au courant, il ne m’aurait jamais laissé rentrer seule à la nuit tombée. Je tentai de joindre ma mère, mais son portable était coupé. Elle devait être en pleine séance de cartomancie.

« Fais chier. »  

Les lampadaires espacés de plusieurs mètres venaient de s’allumer. Ils éclairaient à peine le trottoir. La nuit tombait vite. Il me fallait choisir entre la peste et le choléra.

Je marchai jusqu’à l’arrêt de bus avec l’espoir que le trajet n’en serait que plus rapide. Il n’y avait que trois arrêts jusqu’à la maison. Un bus passa lentement devant moi avant de s’arrêter. Les portes s’ouvrirent et je grimpai une marche avec appréhension.

À l’intérieur, un chauffeur qui avait hâte de finir sa journée, quelques-uns des élèves les moins fortunés de l’établissement qui dormaient à moitié, mais surtout, des yeux rouges. Des yeux rouges partout, qui flamboyèrent en me voyant. Le crissement de leurs ongles sur le cuir des banquettes, le son de leurs râles, c’était plus que ce que je ne pouvais supporter.

« Alors petite, tu montes ? s’impatienta le chauffeur.

— Excusez-moi, je me suis trompée de sens, je dois prendre l’autre bus », dis-je en descendant à la hâte.

Le chauffeur soupira, referma les portes et démarra sans perdre plus de temps. Le bus partit, emmenant au loin une dizaine d’âmes damnées avec lui. Elles se pressèrent dans le fond du véhicule, contre la vitre. Il tourna à l’angle de la rue, pourtant, j’entendais encore le son de leurs griffes sur le verre. J’en eus la chair de poule.

Avec tous les bus en circulation, il avait fallu que je tombe sur un ancien accidenté, avec ses morts encore à bord. Tant pis. Il me fallait marcher.

Si ma mère assumait son don de clairvoyance, pour ce qui était de mon « héritage » personnel, c’était un peu plus compliqué. Les gens n’aiment pas entendre parler de fantômes. Pour eux, les âmes des morts vont au Paradis, en Enfer à la limite, mais ils ne restent pas ici. Ce n’était, hélas, pas aussi simple.

Nombreux étaient ceux qui restaient coincés dans notre monde, dans la dernière forme de leur corps, écharpé, brûlé, ou démembré. Les films d’horreur n’avaient rien à envier à la réalité. Si la majorité de ces spectres était apathique, bloqués dans une sorte de boucle temporelle à laquelle ils ne comprenaient vraisemblablement rien, d’autres se montraient plus… agressifs.

Les gens ne voulaient pas savoir ça. Ils ne voulaient pas savoir que les morts restaient parfois dans notre monde sous cette infâme forme spectrale. Moi je le savais, car je les voyais.

Seulement, eux aussi me voyaient.