Ap 20 : « À croire que tout le monde a décidé de me faire chier! »
Ap 20 : « À croire que tout le monde a décidé de me faire chier! »

Ap 20 : « À croire que tout le monde a décidé de me faire chier! »

Comme à chaque fois que je m’endormais, mon esprit fut happé dans la forêt de l’Érèbe, auprès de Sërb. À présent que je l’avais rencontré, et que je le savais de mon côté, j’aurais pu être rassurée. Malheureusement, il n’était pas seul. Belzebuth tenait Lucifer par la gorge, au-dessus du sol, en vociférant autant sur l’un que sur l’autre. Je me cachai derrière un arbre pour les observer.

« Je me démène à nous dénicher une solution, un truc bien, convenable, pour tout le monde… ou presque, et vous, vous venez chier sur mes plates-bandes, en foutant votre nez dans MES affaires !

— Ce n’est pas juste… essaya d’articuler Lucifer en se débattant.

— Juste ? JUSTE ? Parce qu’un emprisonnement éternel, tu trouves ça JUSTE ?

— … pour les humains.

— Les humains… dit-il avec dégoût en le lâchant comme s’il n’était qu’un vulgaire objet. La belle affaire. Tu as la mémoire courte, c’est à cause d’eux qu’on en est là je te rappelle.

— Elle n’a rien à voir dans tout ça.

Sérieusement ? Tu trouves que c’est le moment idéal pour avoir un coup de cœur pour la blondinette ? Sans vouloir offenser ton altesse chérubissime, ne compte pas sur moi pour te laisser refaire la même connerie. Sérieusement, les gars. Les gars ! On était censés être une team ! Mais à cause de vos conneries, et de votre esprit chevaleresque à deux balles, je dois la re-buter. On ne dirait pas comme ça, mais je n’ai pas que ça à foutre.

— Je ne te laisserai plus jamais passer cette porte, grinça Sërb.

— Mais elle, tu l’as laissé passer, trancha-t-il durement. Privilège féminin, je suppose ? C’est vrai qu’elle est mignonne, même si elle respire encore beaucoup trop à mon goût. Ou bien est-ce une sorte d’accord tacite réservé à ceux de ton espèce ? … De quel côté es-tu en fait ?

— Du côté où je survis.

— Alors. Dit comme ça, ça se comprend, mais c’est aussi vachement égoïste, j’espère que tu t’en rends compte ! Je veux bien admettre que mon plan n’est pas, tout à fait, infaillible, ni très équitable. Mais quand même ! Le bien collectif, ça ne vous parle pas ? Deux morts pour une liberté commune, c’est pas cher payé à mon sens. Putain ! Et elle était là, à portée de main… Elle était tombée dans mon piège, morte de son plein gré, ou presque ! Je me calme. Je suis calme », se reprit-il en replaçant une mèche folle sur son front.

Il inspira et souffla lentement avant de reprendre.

« S’il te plaît Sërb, rends-moi un service : meurs lentement, tu veux ? Elle m’énerve déjà assez en étant mortelle, je n’ai pas envie d’augmenter le niveau de difficulté pour l’instant. Si l’autre merdeux de Six voulait bien se bouger à faire ce que je lui demande pour une fois, on en aurait fini depuis longtemps déjà. À croire que tout le monde a décidé de me faire chier ! Je fais des efforts, j’essaie de trouver une solution à notre problème, je m’organise, je planifie, le tout dans un esprit presque altruiste, et voilà le résultat ! »   

Il serra la mâchoire puis s’alluma une cigarette sans cesser de grommeler. La flamme du briquet révéla les reflets roux de ses cheveux en bataille. La cigarette se consuma jusqu’à la moitié en une unique bouffée. Il passa à nouveau sa main dans ses cheveux, et recracha la fumée en l’air, les yeux clos, le visage baigné de lumière.

« Vous savez quoi ? Je vais être magnanime pour cette fois, dit-il en écartant les mains dans un geste d’innocence. Mais aidez-la encore, ne serait-ce qu’une fois, et je vous enchaîne dans la salle du Conseil, à côté des pots-pourris d’Astaroth, comme une putain de déco. »

Il prit une dernière bouffée et jeta son mégot au visage de Lucifer, avant de disparaître dans la forêt. Lucifer se releva avec difficulté. Sërb, encore au sol, attendit que Belzebuth soit loin pour se tourner vers moi.

« Tu as de la chance qu’il ne t’ait pas vue…

— Tu peux me voir ? » hoquetai-je de surprise.

Ma voix semblait appartenir à une autre. Elle était plus profonde, plus diffuse, comme un vague écho perdu au fond d’une caverne. Au moment où je me concentrai sur elle, mon corps commença à prendre consistance. La fine brume s’épaissit, me dessinant avec des contours plus détaillés. J’avançai d’un pas vers eux, et ma forme se changea à nouveau. J’étais à présent une version floue de moi-même, comme si je me regardais dans un miroir avec les lunettes à triple foyer. C’était à n’y rien comprendre. 

« Qu’est-ce qu’elle fait là ? me rabroua Lucifer.

— Ils m’ont donné des somnifères à l’hôpital… bafouillai-je.

— Il ne manquait plus que ça. Elle ne sait même pas contrôler ses capacités.

— Ça viendra, Lucifer, donne-lui du temps.

— Pourquoi vous pouvez me voir ? Comment… ? »

Lucifer me toisa d’un air mauvais, puis tourna les talons et disparut à son tour dans la forêt. Il n’était pas le premier à avoir pointé du doigt mon ignorance. Moi-même je me trouvais lamentable. Sërb s’adossa au tronc d’arbre. Il soupira. Il semblait épuisé. Ses joues s’étaient creusées et de nouvelles rides étaient apparues au coin de ses yeux.

« Il n’est pas aussi revêche en temps normal.

— Il ne m’apprécie pas beaucoup.

— C’est la situation qu’il n’aime pas. Il voulait l’éviter, malheureusement, on s’est fait prendre. J’ignore comment il a su, mais Six nous a dénoncés. Ce n’est pas de ta faute. Et ça ne veut pas forcément dire qu’il ne t’apprécie pas.

— Lucifer m’a poussé du haut de la falaise, la dernière fois.

— Il… a manqué de galanterie, en effet. »

Sërb souriait malgré tout. Il tapota le sol à ses côtés pour m’inviter à m’asseoir. Je flottai jusqu’à lui et me posai à terre, dans un petit tas vaporeux.

« Ne t’inquiète pas pour tes pouvoirs, tu finiras par comprendre comment ils fonctionnent. Je crois en toi. Même si tu en doutes, tu es forte. Tu me rappelles un peu ma fille…

— Ta famille te manque ?

— Chaque jour depuis près de quatre mille ans. Le pire est de savoir qu’elle se trouve ici, dans le niveau juste en dessous. À portée de main. Mais pas à portée de chaînes. »