Ap 23 : « Alors c’est ça, un démon? »
Ap 23 : « Alors c’est ça, un démon? »

Ap 23 : « Alors c’est ça, un démon? »

Une fois le chat nourri, je m’allongeai sur l’imposant canapé blanc avec le livre de potions de ma mère dans les mains et un sandwich à la dinde dans la bouche. Je voulais étudier en profondeur cette fameuse potion inhibitrice. Elle serait le point de départ de mes recherches. L’objectif ? Ne plus traverser dans les Enfers à chaque fois que je m’endormais, ce qui était devenu, à la longue, franchement pénible. Même si je commençais à apprécier Sërb.

Ma mère avait ajouté une note dans la marge : « Datura ? », avec un confer vers un autre livre. Elle en avait commandé au guérisseur secwepemc. Je me rappelais les avoir récupérés auprès d’Adam Selpaghen, à la soirée. Le sachet devait encore se trouver dans mon sac à dos. Dans le livre mentionné, je découvris une recette raturée çà et là. Je la lus avec attention.

Elle avait émis l’hypothèse que la datura pourrait couper mes pouvoirs. Rien de définitif cependant. Juste assez pour m’octroyer une pause, pour que je puisse me concentrer sur mes cours sans être dérangée par les allées et venues des spectres. Elle précisait n’avoir aucune idée de combien de temps cela pourrait faire effet, et avait supposé entre deux et quatre heures. Ça valait la peine d’essayer. 

Je rassemblai les ingrédients dans la salle à manger. Il m’en manquait. Je savais que la boutique de ma mère en regorgeait, mais c’était loin et surtout, la nuit était en train de tomber. Ce n’était plus le moment d’aller vadrouiller en ville, à la merci de ces spectres un peu trop réels à mon goût.

Fouillant dans les placards de la véranda, où elle avait installé un atelier de fortune pour y fabriquer ses potions et faire sécher des plantes, je trouvai des fioles avec des noms similaires. Je n’avais pas les meilleures notes en chimie, mais il me sembla que la différence entre du potassium et du permanganate de potassium ne devait pas être énorme. Du potassium c’était du potassium, non ?

La recette remaniée se révéla plus complexe que l’originelle. Il fallait du sel rose et cinq variétés d’herbes à mixer d’un côté, des feuilles de thé noir venues de la cité antique de Shi Cheng à apposer au fond de la tasse, une cuillère d’un mélange à l’imprononçable nom latin, une feuille entière de datura, deux grammes de poudre de welwitschia mirabilis, dix grammes de potassium, et pour finir, une tasse de peroxyde d’hydrogène. Je devais mélanger les ingrédients dans un ordre précis, laisser reposer douze heures afin que les éléments toxiques s’en échappent, et enfin, filtrer le tout. Ce serait prêt pour le lendemain.

Une goutte de sueur campait sur mon front, grossissant dès que je lisais les mots « Attention », « Toxique » ou « Danger » qu’elle avait pris soin d’ajouter. J’essayai de me rassurer en me remémorant les fois où je l’avais vu préparer ma tisane. Il ne s’était jamais rien passé de grave, et cette nouvelle version n’était qu’une amélioration de la première. Pas de danger donc, en dehors des feuilles de datura, et je n’avais pas l’intention de les gober comme des Smarties.

Le chat, assis sur la table au milieu de ce foutoir, miaula lorsque je posai le pot de permanganate de potassium. Je levai une main vers lui, mais me retins de lui caresser la tête. Il était mignon, malgré l’odeur. Mais celle-ci avait une fâcheuse tendance à coller à la peau, et je ne l’oubliais pas. Il me regardait faire avec attention, et je me mis à rire en pensant que, comme dans les films, j’étais une de ces sorcières avec leur chat. Dommage qu’il n’ait pas été pas noir, ça aurait complété le tableau.

Les premières étapes se déroulèrent sans anicroche. J’étais plutôt fière de moi, même si je jetais sans cesse des coups d’œil à la recette pour vérifier que je ne commettais pas d’erreurs. Au moment d’ajouter les derniers ingrédients, le chat sauta de la table, dérapa sur le parquet, et s’enfuit à toutes jambes à travers la maison. Je présumai le fameux « quart d’heure de folie » félin, et n’y prêtai pas plus attention. Au moins, il n’avait rien fait tomber.

Je saupoudrai le gros pilon en pierre avec le permanganate de potassium, puis versai la tasse de peroxyde d’hydrogène. Cela ne prit pas plus d’une seconde pour me péter à la gueule. Une explosion, d’abord, puis une épaisse fumée blanche emplit la pièce.

Je suivis le chat en courant. La « tisane » enfuma toute la maison. Mes poumons étaient au supplice. Je toussais et crachais sans cesser de courir. J’ouvris la porte, et l’air qui s’engouffra aspira l’impressionnant nuage au-dehors. Mon expérience de phytothérapie s’était transformée en un essai nucléaire pour collégiens. Mes poumons me grattaient, des glaires remontaient le long de ma gorge. J’en toussai des morceaux épais et violets. Au moins, ça me changeait de l’habituel rouge au goût métallique.

Cette toux me donnait des coups atroces. Mes côtes étaient au paroxysme de ce qu’elles pouvaient endurer. Je descendis les escaliers pour m’éloigner de la fumée et me retournai pour admirer l’ampleur des dégâts.

C’est amusant de voir comme on est capable de répéter une même erreur plusieurs fois, sans jamais apprendre la leçon. Ainsi, je fis un pas en arrière, oubliant la dernière marche.

Je trébuchai et m’étalai sur l’herbe. Un gémissement de douleur lugubre m’échappa. À mes pieds, le tracé de sel de Roberta indiquait que j’avais franchi le sceau. Quelle idiote…

Les spectres amassés dans le jardin, que la nuit avait laissés sortir, me fondirent dessus. Leurs mains éthérées tentaient de m’attraper, de me soulever et de me remettre sur pieds. De leurs gestes, je ne ressentais que des vagues de froid.

J’eus du mal à me redresser, mais quand enfin je le fis, je fus brusquement tirée en arrière par quelque chose qui n’avait rien de spectral.

Attrapée par ma seule chemise, on me traînait dans l’herbe à une vitesse hallucinante. Bordel, je devais bien peser soixante-cinq kilos, pourtant j’avais l’impression d’être aussi légère qu’une plume. Mes hurlements se perdirent sous l’effet de la vitesse, comme dans ces manèges qui vous lâchent à des dizaines de mètres de hauteur. Je ne pouvais rien faire.

Le col de ma chemise m’étranglait. Mes bras volaient devant mes yeux, emmêlés dans mes cheveux qui flottaient, droits comme une manche à air. Mon cou peinait à retenir ma tête ballottée à tout va et ma cage thoracique menaçait d’imploser.

 Je tentai de ralentir la force en plantant mes pieds dans l’herbe, mais je ne fis qu’arracher des touffes de gazon et de terre. Je voyais la maison s’éloigner. Présageant d’entrer bientôt en collision avec le portail qui clôturait la parcelle, je fermai les yeux.

Un miaulement strident me fit les rouvrir. Le chat courrait vers moi à grandes enjambées. Il courrait si vite qu’on aurait dit qu’il volait. Un chat pouvait-il être aussi rapide ? Même en tant que cousin éloigné des pumas ? Pourquoi est-ce que je pensais à ça à ce moment-là ? Au plus proche de mes pieds, il planta ses pattes dans le sol et s’élança dans un bond. Je le vis passer au-dessus de ma tête. 

La force me relâcha soudainement, dans une cacophonie de miaulements, feulements et grognements atroces. Je roulai sur le côté, enchaînant les tonneaux avant de pouvoir enfin me relever. Mes cheveux retombèrent devant mon visage tel un rideau blond. Si je ne voyais pas la créature en entier, les bribes que je distinguais suffirent à me couper le souffle. Ce… truc n’était ni humain ni animal. Il ne ressemblait à rien de ce monde.

Le chat griffait avec rage la créature. Il s’acharnait à dépecer ce qu’il lui restait de peau. Celle-ci cherchait par tous les moyens à s’en débarrasser, levant ses bras immenses dans tous les sens pour l’attraper. Ses longs doigts pourvus de griffes claquaient dans les airs sans arriver à l’atteindre. On aurait dit une machine à pince de fête foraine qui s’emballait.

Mais le chat se montrait tenace. Il bondit sur les jambes de la créature, les mordant et les griffant avec une frénésie dévastatrice. Elle plia un genou dans un craquement atroce et s’écroula. Le chat sauta au sol, arquant le dos. Son pelage gonflé et sa queue dressée et ébouriffée comme un plumeau de l’Enfer, il était prêt à en découdre encore avec elle. Il feula dans un puissant grondement d’avertissement qui me sortit de ma torpeur. Je pris une profonde inspiration et la bloquai. Profitant que la créature soit à terre, je fonçai sur le chat.

Il hoqueta un « Mia » lorsque je l’attrapai sous le bras. Je détalai aussi vite que je pus vers le sceau protecteur, dérapant sur les touffes d’herbes. Je ne savais pas si la créature s’était mise à mes trousses. Il n’y avait pas d’autre bruit que mes pas, mais je me jetai quand même en atteignant la ligne blanche qui délimitait le sortilège. Touchdown !

Je hurlai de douleur en atterrissant à plat ventre contre le tranchant des marches en bois. Mon cœur battait à un rythme effréné, la douleur pulsait jusque dans mes tempes, et ma respiration avait dépassé le stade du chaotique, mais j’étais à l’abri. Étalé avec moi sur l’escalier du perron, le chat me toisait, incrédule. Moi-même je ne comprenais pas ce qu’il m’avait pris, ni d’où m’étais venu ce courage. Il se remit à feuler en levant la tête. Je me retournai lentement.

La barrière magique chatoyait. Derrière elle se tenait une vision d’horreur : la créature était constituée d’un immense tas d’os, vaguement humanoïde, dont les derniers lambeaux de peau sur ses os suintaient d’un sang épais et visqueux, presque noir. Ses mains disproportionnées, aux ongles aussi longs que ses doigts, traînaient sur le sol. Ses bras osseux étaient attachés à ses épaules par d’énormes boulons métalliques. Sa tête était dissimulée au-delà de la gouttière. J’étais médusée face à ce géant rouge tout droit sorti des Enfers.

« Alors c’est ça, un démon ? »

Stupéfiée par la carrure du géant, les mots m’échappèrent. Je plaquai mes paumes sur ma bouche. La créature se baissa brusquement, à ma recherche de la voix.

Son monumental torse, supporté par de courtes jambes noueuses, se courba dans un mouvement irrationnel. Les proportions de la créature n’avaient aucun sens, aucune validité dans ce monde. Irréelles, absurdes. Des sueurs froides me glacèrent le dos. Je frissonnai. Sa tête ignoble fut illuminée par un rayon de lune, et mon cœur rata un battement.

Sa tête, ou ce qu’il en restait, était coupée net, tranchée au niveau du nez. Seuls quelques morceaux de cartilage formaient encore ses cavités nasales.

La créature se mit à renifler devant l’escalier tel un groin dans sa traque à la truffe. Les restes de ses narines battaient l’air, puis soufflèrent en pulvérisant une brume infâme sur la paroi de la barrière magique. Dégueulasse.

Les os tranchants de sa cage thoracique triangulaire sortaient par endroit de sa chair à vif. Il respirait par sifflements aigus, comme si l’air s’échappait des plaies qui recouvraient l’intégralité de sa peau rouge. Malgré la frayeur qu’elle me provoquait, je ne pouvais m’empêcher de la regarder.

En même temps, c’était le premier démon que je voyais d’encore plus près que Quatre. Ma curiosité se révélait plus puissante que ma peur, et j’éprouvais le besoin de détailler au mieux ce monstre pour pouvoir le retranscrire dans le manuscrit, plus tard.

Finalement, il laissa tomber ma traque et rebroussa chemin. Je restai allongée sur les marches, hébétée. Il était tard, il y avait peu de passants dans la rue, mais je me demandai ce qu’il se passerait si des gens le voyaient. D’ailleurs, pouvait-il être vu par les autres humains, ou ma condition de gardien faisait de moi la seule capable de le voir ? À l’approche du portail, un bruit de claquement de doigts s’éleva et la créature s’évanouit dans un nuage de fumée noire.

Derrière, un jeune garçon accoudé au muret me souriait. À cause du démon, je ne l’avais pas remarqué. À son expression, j’en déduisis qu’il n’avait pas pu le voir. J’en fus soulagée. Ça aurait été un coup à cauchemarder jusqu’à la fin de ses jours, pauvre gosse. Sa tête posée sur ses bras croisés, il se redressa pour me faire un signe de la main. Je lui répondis instinctivement, levant le bras avec un grognement étouffé.

L’enfant devait avoir à peine dix ans, peut-être moins. Ça devait être le fils d’un voisin. Je me demandais ce qu’il pouvait faire dehors à cette heure-là, puis, au moment où je me levai, il se laissa retomber à terre et disparut dans la rue. 

Je rentrai, suivie de près par le chat et sa queue droite comme un i.

Les bras pressés contre mes côtes douloureuses, je fermai la porte à double tour, branchai l’alarme que nous n’utilisions que lors de nos départs en vacances, et montai dans la chambre de Matt. Je pris le tube d’antalgiques et en avalai trois d’un coup, les faisant passer avec une gorgée d’eau de ce verre qui traînait depuis bien trop longtemps sur sa table de chevet.

Je voulais mettre mon cerveau sur pause. Juste quelques heures. Quelques heures, ce serait déjà bien.

Je soulevai la couette et me glissai dessous encore habillée, sans prendre la peine d’enlever mes chaussures. Le chat sauta sur le lit alors que je m’y allongeai. Je l’attrapai par la peau du cou et, malgré son odeur fétide, le collai contre mon torse, au creux de mes bras. Il ne se rebiffa pas.

Je me mis à écouter le silence, captant le vrombissement du réfrigérateur, le tic-tac de l’horloge du salon, le souffle léger du vent qui s’engouffrait dans les aérations des fenêtres à double vitrage, ou encore le robinet de la salle de bain qui gouttait par intermittences. J’essayai de me fixer sur chacun de ces bruits. Ils étaient communs, banals. Rassurants. La maison était vide. Il n’y avait rien. Rien à part ce chat et moi.

Le chat remua. Son corps ondula entre mes bras pour tenter de s’en échapper. Je le serrai plus fort, le coinçant contre moi, puis me mis à pleurer. Mon corps trembla de terreur.

Je voulais effacer cette vision de mon esprit, tout oublier. Envoyez-moi des nuées de spectres, des déterrés par milliers, mais par pitié, pas cette chose. Elle ne pouvait pas exister. Non, par pitié.

Mes larmes me brûlaient les joues. J’avais froid, j’avais mal et j’étais terrifiée. Je remontai mes jambes contre le corps chaud du félin. Coincé, il se détendit pourtant et se mit à ronronner. Cette vibration contre mon torse m’apaisa peu à peu et, combinée à l’effet anesthésiant des médicaments, je cessai de trembler.