Après cet épisode surréaliste, nous avions suivi le chat dans le seul café ouvert du quartier. L’établissement était vide, et un passage rapide dans les toilettes m’apprit pourquoi : le patron s’était pendu aux canalisations, et son âme refusait de quitter les lieux. Il pendouillait dans un mouvement de balancier, dégoulinant de bave, les yeux rouges brillants des déterrés, à se regarder dans les grands miroirs au-dessus des lavabos en sifflant de colère.
Lorsqu’un lieu est chargé de cette énergie morbide, seuls les clients les plus insensibles ont la capacité d’y rester assez longtemps pour boire un café tranquillement. Pour les autres, cette sensation incompréhensible de malaise, et leurs poils qui se hérissent sans raison, prend rapidement le pas sur l’envie de consommer quoi que ce soit.
Je retournai à la table et m’assis à côté de Seth dont tous les poils étaient dressés sur ses avant-bras. Les yeux vides, la bouche ouverte, et encore couvert de sang, il était dans un état de choc plus avancé que le mien. Pour ma part, j’avais décidé de laisser glisser toutes ses conneries mystiques. OK, les cachets contre la douleur m’aidaient peut-être à mieux appréhender la situation en enveloppant mon cerveau dans un épais coton.
J’avais l’agréable impression de flotter, ou d’être dans un rêve. Voilà. Dans un rêve. Il faut dire aussi que l’attaque surprise de Jean -sans-tête de la veillem’avait quelque peu préparée à cette scène sordide. Pas à une explosion infantile, en revanche. Son souvenir me donna la nausée. Je ravalai avec difficulté la bile qui s’invita derrière mes molaires.
Seth fut parcouru d’un frisson. Une large mèche blanche était apparue sur le devant de ses cheveux. Il avait eu la peur de sa vie. Je me sentais mal de l’avoir entraîné là-dedans sans le vouloir. S’il avait, un jour, demandé à Dieu des preuves de son existence, il devait s’en mordre les doigts à présent.
J’avais déchiré la manche de ma chemise pour lui faire un bandeau sommaire, avant de pouvoir aller à l’hôpital. Il avait été blessé à l’œil dans la bataille, et la griffure était profonde, mais Seth n’arrivait pas à se résoudre à nous quitter. Même s’il ressemblait à un pirate écossais, et qu’il avait l’air particulièrement con.
Il avait besoin de réponses. Comme moi, je suppose. Pourtant, nous regardions la table, sans oser parler ni lever les yeux vers… lui.
« Un aspirant prêtre, un chat, et une jeune fille sont dans un café. On dirait le début d’une blague. Ou d’un porno tordu, commença le chat d’un ton bien trop nonchalant. Gamine, viens t’asseoir à côté de moi. Vous avez l’air de deux perchés sous ecstasy avec vos yeux ronds, à fixer un chat. Voilà. Et toi, le cul serré, suit son exemple et va te débarbouiller. Faut nettoyer ta plaie, et t’as du sang et des bouts de démon partout, ça manque de discrétion. Sans compter que ça pue le vieux sp…
— J’ai compris, le coupa Seth, épargnez-moi les détails.
— Ah et par pitié, évite de gueuler comme une fillette. »
Seth partit aux toilettes. Le chat se léchait les pattes comme si toute cette situation était normale. Je ne pouvais m’empêcher de le fixer en me demandant dans quelle réalité alternative j’avais atterri à mon retour des Enfers, et si tout cela était bien réel. Peut-être étais-je toujours morte en fait ?
Quelques secondes plus tard, Seth hurla.
« Le pendu dans les toilettes ? demandai-je.
— Le pendu dans les toilettes. Le sang de démon octroie la capacité de voir à travers la barrière entre nos mondes. C’est un bonus non négligeable. Quoi que, dans son cas… Désolé de dire ça de ton frère, mais c’est pas le gars le plus robuste que j’ai vu, même pour un prêtre.
— C’est pas vraiment mon frère.
— À partir du moment où il te file du fric et qu’il ne te laisse pas crever la gueule ouverte dans la rue, je crois que tu peux le considérer comme de la famille. Un cousin éloigné, si tu préfères ? Ah, te revoilà. Beaucoup mieux comme ça. Alors, qui veut un café ? »
Seth et moi le fixâmes avec incrédulité.
« … ou un soda ? C’est frais un soda, ça pétille sur les papilles…
— Tu es Cinq, n’est-ce pas ? demandai-je sans perdre plus de temps.
— Exact. Tu as raison, autant commencer par des présentations officielles, admit-il en se redressant sur son arrière-train. Je suis Azazel, cinquième du rang des infernaux, ancien chérubin et commandant en chef des anges déchus lors de la Grande Guerre qui précéda le déluge. Mais tu peux m’appeler Aza, vu qu’on risque de devenir intimes d’ici peu de temps. Comme tu le sais, Lulu m’a envoyé auprès de toi pour te protéger de Belzebuth et de ses… »
Seth ouvrit de grands yeux. S’il n’avait pas été assis sur cette banquette, il se serait effondré.
« Êtes-vous un démon ? lâcha-t-il, ahuri.
— Non, chéri, je viens de le dire. Sois attentif un peu. Moi faire partie des infernaux, articula-t-il en appuyant sur chaque mot. Des anges déchus, si tu préfères cette terminologie.
— Tu ressembles pas vraiment à un ange, commentai-je. Jamais vu d’anges bleus de trois tonnes avec des cornes.
— J’admets que je ne suis pas ce à quoi les humains s’attendent quand on parle d’anges. Mais les Enfers étant ce qu’ils sont, nous avons tous, au fil du temps, évolué, et muté. Notre apparence s’est adaptée au lieu et à nos besoins. Nous sommes tous différents d’ailleurs, et… Eh ! »
Le chat claqua des doigts devant mon visage dans un bruit détestable. Il n’avait même pas de pouces, c’était incompréhensible. Comment faisait-il pour claquer des doigts sans pouces ?
« Eh, reste avec nous junkie. Tu piques du nez, je te vois.
— C’est qui que t’appelles junkie, démon ? m’offusquai-je mollement.
— Ce que tu as vu tout à l’heure, ça, c’était un démon. Rien à voir avec moi. Les livres humains ont complètement mélangé les terminologies, parlant de démons alors que nous sommes des anges, donc je comprends que vous ayez un peu de mal à suivre. Reprenons les bases : les démons ne sont pas issus de la Création. Ce sont des soldats, des outils ou des animaux de compagnie. Certains infernaux sont capables d’engendrer des démons et…
— Pourquoi ? le coupa Seth, devenant de plus en plus blême au fil de son discours.
— Pourquoi ? Parce qu’ils ont suivi le module de formation de création de démons. C’est un commerce plutôt juteux par chez nous. Interdit, mais juteux. Surtout que depuis la rédaction de la Bible, beaucoup d’humains se sont mis à invoquer des démons. Pas sûr qu’ils reçoivent exactement ce qu’ils avaient en tête en passant commande, mais passons. Dans notre cas, les démons sont un détail mineur par rapport à…
— Une accréditation ? le coupa-t-il à nouveau, médusé. Pourquoi est-ce que…
— Pourquoi, pourquoi, le singea-t-il. T’as autre chose en stock que des pourquoi ? Quand tu voudras bien me laisser en placer une, je te le dirai pourquoi. Par l’Enfer, il est toujours comme ça ? », me demanda-t-il en se retournant vers moi.
Je haussai les épaules. Qu’est-ce que j’en savais, moi, de comment il était ? Je le connaissais à peine.
« Comme je le disais, avant d’être encore grossièrement interrompu, dans notre cas, les démons sont un détail mineur par rapport à celui qui te les envoie. Si Bel veut ouvrir la porte, alors il doit en supprimer ses gardiens en premier : Sërb, et toi qui viens à peine de débarquer. Pas de bol, hein ?
— Non, concédai-je en soupirant.
— Pour l’instant, la chance est de notre côté. Comme Bel est venu ici il n’y a pas longtemps, il ne pourra pas obtenir de nouvelle demande de sortie avant un moment. Astaroth ne l’autorisera pas, et il suit les règles à la virgule près. C’est pour ça que Bel envoie des démons à sa place. Mais bien qu’ils soient forts, ils ne sont pas super résistants. T’as vu, un coup de patte, et… sprouich », fit-il dans une imitation du démon qu’il avait écrasé de la main.
Seth baissa la tête et se vomit sur les genoux.
« Ah putain, c’est pas vrai ! C’est dégueulasse ! », pesta le chat en retroussant ses babines.
Je pris des serviettes en papier sur le carrousel et les tendis à Seth. Elles glissèrent de mes doigts avant qu’il n’ait eu le temps de les attraper.
« Bref, reprit le chat. Il se peut qu’on ait à affronter des trucs plus balèzes ou plus vicieux que les deux derniers. Bel va déballer l’artillerie lourde pour te buter et il ne s’arrêtera pas tant que tu ne seras pas froide, raide morte.
— Pourquoi s’en prendre à Perse ? murmura Seth qui avait vraisemblablement pensé à voix haute sans s’en rendre compte.
— Parce que Bel veut sortir des Enfers, se balader dans ce monde sans avoir rien à demander à personne. Il veut être libre. Mais tant qu’un gardien sera posté devant la porte, ce projet est bloqué. Donc il a empoisonné Sërb. Sauf que la gamine ici présente s’est éveillée. À ce que m’a dit Sërb, normalement c’est pas censé se passer comme ça. Un gardien s’éveille pour un problème précis et le Royaume va le chercher. Il n’y a jamais eu de cas de remplacement. Aussi parce qu’aucun gardien n’est jamais mort, ajouta-t-il en levant les pattes. Mais bon, j’y comprends rien et c’est pas mon problème. Lulu m’a demandé de te garder en vie en attendant que vous trouviez une solution, et je vais le faire. Ça, c’est mon job. Je te conseille de trouver rapidement un plan pour le reste. En dehors de moi, et de Sërb et Lulu qui sont coincés là-bas, t’as pas vraiment d’autre allié sous la main. Ça commence pas super bien, en somme. J’aimerais te dire de contacter Elohim en personne, mais vu que… »
Seth s’étrangla en entendant ce nom.
« Elohim ? Di… Dieu ?
— Oui. D’ailleurs, sache que Dieu, comme tu l’appelles, ajouta Azazel avec mépris, est le plus grand connard de la Création. Il nous a donné la vie, certes, mais on a fait une connerie, une seule, et il nous a enchaînés en Enfer et rendus eunuques. Sympa, le mec. Sans compter qu’il a buté tellement d’humains que c’est ridicule que vous l’aduliez autant. Alors que Samaël en a buté à peine une dizaine. À peine.
— Attends une minute. Samaël ? … Satan ?
— Samaël, l’adversaire, le Roi des Enfers, le meilleur pote de Thanatos. Donne-lui le nom que tu veux, il en a des tas. Dis voir, pour un prêtre, tu m’as pas l’air bien au courant de ce qu’il se passe chez nous alors que t’es censé être le mieux placé. Tu le seras encore plus maintenant que l’autre arachnoïde t’a juté en plein dans la gueule. Petit chanceux, va. Le sang de démon c’est fabuleux pour ça : à partir d’aujourd’hui, tu pourras les voir toi aussi. Comme la gamine. D’ailleurs, dit-il en se tournant vers moi, il faudra que tu m’expliques ce qu’il s’est passé avec le gosse. J’étais coincé dans ton sac, donc j’ai pas tout suivi, mais je crois bien avoir vu ton bras briller. C’était quoi ?
— Une capacité pas si inutile que ça, faut croire.
— Mmh, on en reparlera plus tard. Ça m’a l’air prometteur ton truc. On risque d’en avoir besoin. »
Azazel arborait un air ravi sur sa figure de peluche.
De l’autre côté de la table, Seth se massait les tempes en fixant le vide. Il devait avoir du mal à encaisser tout ça, et je le comprenais parfaitement. Même le plus religieux des hommes ne pouvait qu’être dubitatif face à l’attitude déconcertante de ce soi-disant ange déchu déguisé en chat.
Pour ma part, je commençais à trouver ça comique. Je sortis de ma poche mon tube d’antalgiques. Azazel fixa le tube et me regarda en mettre plusieurs dans ma bouche, les oreilles en arrière.
« Eh, mange pas ça comme des Skittles. T’es déjà assez défoncée. »
Il n’avait pas tort. J’avais l’impression d’être dans du coton depuis ce matin. Plus le temps passait, plus je me sentais vaseuse, et moins je comprenais ce qu’il se passait, mais ça m’allait bien. Je mâchai les comprimés en le regardant. Il redressa une oreille. Je levai un sourcil pour l’imiter, sans cesser de mâcher.
« Je l’ai vu, aussi. J’ai cru que… mais non. Mes yeux ne m’ont pas trompé. Serais-tu le bras de Dieu ? me demanda Seth, soudainement transpercé par une sorte d’illumination.
— Alors, non, intervint Azazel, je t’arrête tout de suite. Le Deutéronome, chapitre 18, ça te dit quelque chose ? Verset 9 à 12 pour être précis.[1] La gamine était déjà dans notre camp, si je peux dire, avant que tout ça ne démarre. Et toi, chéri, tu viens d’y entrer sans le vouloir. Vous êtes officiellement des abominations aux yeux d’Elohim. »
Il tapota sa patte sur son œil, pour rappeler à Seth sa blessure. Seth porta sa main à mon bandeau improvisé et se remit à se masser les tempes. Je ne savais pas ce qu’il y avait écrit dans ce Deutéronome, mais ça avait l’air sérieux. Je me détaillai. Couverte de sang, mon jean était à jeter, mon tee-shirt puait la transpiration âpre de trop de stress, mais je ne voyais pas en quoi j’étais une abomination.
« Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je mollement.
— On la joue discret. Toi, tu retournes au lycée, et toi, au séminaire.
— Mais…
— À moins que tu préfères prendre ton poste en avance ? »
Ma bouche se tordit en une moue boudeuse. Je posai mon front sur table, et étirai mes bras sur le bois froid. Je ne voulais pas prendre la place de Sërb, pourtant cela commençait à me paraître inéluctable. J’avais été éveillée pour ça. Je finirai enchaînée à cette porte à sa mort, que je le veuille ou non.
« … je veux pas être portier, ronchonnai-je.
— J’ai cru comprendre que les responsabilités, c’était pas ton truc. Ah, les ados », soupira-t-il.
Je levai vaguement les yeux sur lui. Il fixait Seth qui restait hagard, la bouche ouverte et le regard perdu.
« Sacrée famille, souffla-t-il avant de reprendre, d’une voix dynamique : je suppose qu’avec vos tronches, on peut toujours attendre la serveuse. J’aurais bien pris un café pourtant… Dis, vu que je te garde en vie, tu voudrais pas aller m’en chercher un ? »
Il était déroutant. J’avais l’impression qu’il ne prenait rien au sérieux. Je le fixai un long moment avec une intensité relative. Dire que j’avais imaginé un valeureux guerrier.
« Qui me dit que tout mon lycée n’est pas déjà infecté par des démons prêts à me tuer dès que je serai seule dans un coin sombre ? Ou mes copines, renchéris-je, qui doivent venir à la maison cet après-midi. C’est la merde…
— C’est parfait ! Si elles traversent ta super barrière magique, c’est qu’il n’y a aucun danger.
— Et pour les élèves que je côtoie tous les jours ? On fait comment, on distribue des suppositoires de sel pour vérifier ?
— … T’es privée de drogue jusqu’à nouvel ordre, gamine.
— Je ne peux pas retourner au séminaire en faisant comme si de rien n’était, s’écria Seth en sortant tout à coup de son mutisme.
— Et si tu prenais cette expérience comme un point de départ pour une nouvelle carrière ? Quelque chose qui pourrait nous aider, comme la pratique de l’exorcisme, par exemple ? Ne me regarde pas comme ça gamine, les démons créés par les infernaux ne sont pas tout à fait autorisés dans votre monde. Enfin, tu sais ce que c’est, on a pas le droit, alors on prend le gauche. Les exorcismes sont le seul moyen pour les humains de les chasser. C’est une vieille règle établie par Elohim. Pour nous faire chier, encore. »
Le regard que Seth lui lança fut épique. Dans ses yeux on pouvait y lire les flammes de la révélation. Il se redressa sur le dossier, la mâchoire serrée et les narines palpitantes.
« Vous avez raison. C’est là mon destin, je le sens m’appeler. Dieu m’a envoyé un but, une vocation. Je ne le décevrai pas. »
Je levai les yeux au ciel. Le chat, lui, souriait de tous ses crocs.
« Il est un peu con, mais au moins il est motivé », admit-il, ravi.
[1] Deutéronome, chapitre 18
09 Lorsque tu seras entré dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne, tu n’apprendras pas à commettre les abominations que commettent ces nations-là.
10 On ne trouvera chez toi personne qui fasse passer son fils ou sa fille par le feu, personne qui scrute les présages, ou pratique astrologie, incantation, enchantement,
11 personne qui use de magie, interroge les spectres et les esprits, ou consulte les morts.
12 Car quiconque fait cela est en abomination pour le Seigneur, et c’est à cause de telles abominations que le Seigneur ton Dieu dépossède les nations devant toi.