Ap 37 : « Tu comptes vraiment me faire répéter? »
Ap 37 : « Tu comptes vraiment me faire répéter? »

Ap 37 : « Tu comptes vraiment me faire répéter? »

Azazel partit à minuit. Son bip de rappel des Enfers avait sonné à trois reprises avant qu’il ne se décide à me quitter. Contre toute attente, il s’inquiétait pour moi. Il m’avait dicté une liste de recommandations sur comment me débrouiller si je me retrouvais à nouveau seule face à un démon.

Comme je ne lui avais pas avoué que Quatre m’avait aidée, deux fois, Azazel s’était mis en tête que son entraînement dans l’usine avait porté ses fruits et que j’avais réussi à échapper au golem de sable en utilisant mon « bras qui brûle », allié à un sprint efficace. Il était si fier de m’avoir transmis quelque chose que je n’avais pas osé le contredire. J’avais fouillé les cartons de Seth pour en sortir tous les objets qui pouvaient m’être utiles, pendant qu’Azazel était allé voler un taser au policier à la retraite qui vivait au bout de la rue.

Lundi, je me rendais donc en cours avec un attirail insoupçonné dans mon sac, qui tintait à chaque pas dans un épouvantable vacarme. Puisque je ne pouvais plus boire la tisane sans risquer des conséquences graves pour ma santé, j’avais décidé de ne l’utiliser qu’en cas d’urgence. Avec le thermos de secours, je transportais un couteau de cuisine, plusieurs crucifix, une gourde d’eau bénite, une grosse salière, et le taser volé. Entre ça et le chapelet d’argent qui pendait autour de mon cou, j’aurais pu faire une bonne doublure de Buffy. Heureusement que la ville était trop petite pour qu’il y ait des détecteurs de métaux au lycée.

La journée passa vite, dans une succession de cours plus inintéressants les uns que les autres. Je voulais être sérieuse pour respecter la promesse faite à Seth de finir le lycée et d’entrer à l’université, mais le délai pour sauver Sërb arrivait à échéance bien avant les examens. Cet ultimatum m’empêchait de me concentrer sur le cours d’histoire du Canada ou les règles de grammaire anglaise.

Je me rassurais en me disant que rester en vie dans ce monde était une priorité et une excuse acceptable à donner en cas d’échec scolaire. Je pouvais me permettre de louper encore quelques cours ces deux prochaines semaines. Je les rattraperais après, quand tout serait fini, et que je serais redevenue… normale ?

Cette pensée fut étrange. Parce que je voyais des fantômes depuis mon enfance, je ne m’étais jamais considérée comme normale. Le flacon de poison tournait entre mes doigts. J’avais du mal à réaliser que cela s’arrêterait bientôt. Ma vie deviendrait bien calme.

En fin de journée, j’attendis qu’il n’y ait plus personne dans les couloirs et tentai de retirer mon sac de mon casier en étant la plus discrète possible. L’idée de me balader avec tout ce bric-à-brac me rassurait, mais alors que je tirais et poussais avec difficulté mon sac dans l’étroite cage de fer pour l’en sortir, je ne pus m’empêcher de pouffer. La situation était ridicule. J’étais armée jusqu’aux dents contre des êtres venant d’une dimension démoniaque. C’était irréel.

« Comment peux-tu rire ? » dit une voix lasse.

J’arrachai mon sac de sa prison de métal et claquai la porte. Gabriel se tenait appuyé contre les casiers, la mine fatiguée, le visage fermé. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Même son habituel sourire d’imbécile heureux avait disparu.

« J’ai essayé de me rapprocher de toi, soupira-t-il, visiblement à bout de nerfs. J’ai essayé de te faire comprendre que j’étais là pour t’aider, mais tu ne cesses de me repousser. J’en ai assez de te voir emprunter le mauvais chemin. Tu ne vas pas y arriver si tu continues à choisir aussi mal tes alliés », dit-il en enfonçant son doigt dans ma blessure.

Je reculai dans un sursaut. Mon pansement s’infusa de rouge. Il venait de me faire mal, pourtant Gabriel ne s’en excusa pas. Il ne leva même pas les yeux sur moi. Il se contentait de fixer mon pansement avec dépit. À croire qu’il savait parfaitement ce qu’il s’était passé avec Quatre. Mais comment aurait-il pu…

« Tu te trompes sur son compte, reprit-il d’une voix implacable. Il n’est pas là pour t’aider, bien au contraire. Viens avec moi, Perse. Je manque de temps pour te prouver que tu peux avoir confiance en moi, alors je te demande une épreuve de foi. »

Soit il parlait de Quatre, soit j’avais raté un épisode dans ma vie ordinaire de lycéenne. Peut-être que c’était le cas. Je manquais de sommeil. Je commençais à me perdre dans la temporalité de mes deux vies. Mais s’il ne parlait pas de Quatre, alors qu’est-ce qui pouvait le contrarier autant ? Je me rappelai avoir refusé de rejoindre son groupe de travail avec un prétexte bidon. Se pouvait-il que ce soit juste ça ?

« Et… heu… je peux savoir sur quoi tu dois m’aider ? tentai-je dans l’espoir que sa réponse m’aiguille sur le sujet.

— Pour que tu ne finisses pas dans les Enfers. »

La mâchoire m’en tomba. Il savait. Le blondinet candide qui m’horripilait avait bien caché son jeu. D’où est-ce qu’il sortait, bordel ? Je le dévisageai. Ses yeux bleus étaient froids, durs. Il semblait déterminé.

« Comment… ? m’étouffai-je.

— On n’a pas le temps pour ça, on n’a plus le temps. Si tu tiens à la vie, viens avec moi », dit-il en me tendant la main.

Gabriel ressemblait à un prince charmant de conte de fées. Pourtant, face à cette main tendue porteuse d’espoir, je demeurai immobile, et pas prête à le suivre. Bouton de chemise en moins, ou pas. Quelque chose me dérangeait dans ce tableau. Depuis notre première rencontre, je le détestais sans raison. Mon instinct ne pouvait pas se tromper à ce point. À bout de patience, il m’attrapa par la main pour me tirer dans le couloir jusqu’à la sortie.

Il y a quelques semaines, j’avais espéré un valeureux guerrier, un être surnaturel doté d’une force incroyable, beau et baigné de lumière, venir à mon secours. Il était là, au bout de ma main. Une rangée d’abdominaux saillants en bonus. Mon cœur s’emballa.

« Attends ! Où est-ce que tu m’emmènes ?

— Là où ils ne pourront pas te trouver, répondit-il sans s’arrêter.

— Non, mais, attends ! ATTENDS ! »

Tous mes muscles se contractèrent de refus. J’avais espéré un sauveur, mais un sauveur qui s’explique, avec des réponses à mes questions et des solutions à mes problèmes, pas un vague « Viens avec moi si tu veux vivre » façon Kyle Reese[1]. Je plantai mes pieds pour le freiner. Il me tira encore sur quelques pas puis se retourna sans me lâcher. Sa main était froide et moite, et son visage trahissait une colère sous-jacente.

« Je veux des réponses, expliquai-je. J’ai besoin de réponses. Tout de suite.

— J’ai cru qu’Élise était le gardien, tonna-t-il tout à coup. J’ai suivi la trace de son aura spirituelle avant de comprendre qu’il s’agissait en fait de la tienne. À la soirée, j’ai cherché dans tes affaires une preuve, tu te souviens ? Je m’étais trompé, et le temps que je t’approche, tu avais disparu. » 

Je restai muette devant son aveu. Quatre avait mentionné un potentiel allié céleste dans son rapport à Belzebuth. S’agissait-il de Gabriel ? Lui qui était si inadapté à ce monde, se pouvait-il qu’il vienne d’ailleurs ? … de Sion ? Les ennemis de mes ennemis

« Quand tu es enfin revenue après deux semaines, il était déjà auprès de toi, à te tromper tel le serpent. Il veut te faire croire qu’il est ton allié et qu’il t’aidera, mais tu ne peux pas lui faire confiance. Sans compter que d’autres te guettent dans l’ombre, attendant une occasion pour te débusquer. Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu avais trouvé un moyen de te rendre invisible. Tu étais en sécurité. Mais depuis que tu es allée dans ce nid, tu empestes. Ton aura s’est déployée. C’était stupide de ta part. À croire que tu ne comprends rien aux enjeux. Il ne leur faudra pas longtemps avant de découvrir où tu te caches. Alors franchement, on n’a pas le temps pour les questions. »

Mon cœur eut un raté. Au début, quand il avait touché ma blessure, j’avais cru qu’il parlait de Quatre. Les apparences étaient trompeuses, il fallait bien l’avouer. Je comprenais qu’il puisse supposer que je lui faisais confiance, ou encore que je comptais sur lui pour me protéger, s’il m’avait vue accrochée à son cou dans les airs. Sauf qu’il ne parlait pas de Quatre, mais d’Azazel.

« Oh, et je peux savoir quelle solution évidente et brillante tu me suggères pour me sortir de ce merdier ? sifflai-je, sur la défensive.

— Prends le poison, claqua-t-il, visiblement aussi agacé que moi. Je te cacherai d’eux le temps qu’il agisse. Je te mettrai à l’abri. Prends-le maintenant. C’est ta seule issue. Il n’y en a pas d’autres. Le reste n’est que mensonges et tromperies. Réfléchis. Pourquoi un être des Enfers aiderait-il quelqu’un comme toi ? Tu n’es qu’une femme, mortelle, aux capacités médiocres. N’as-tu donc rien lu sur les Enfers qui te mette en garde ? Ce sont des serpents, des êtres pernicieux, des traîtres et des obsédés. Ouvre les yeux. À moins que tu ne préfères mourir ? Parce c’est qui t’attend si tu persistes sur ce chemin. Mourir et garder la porte des Enfers pour leur seul intérêt. C’est cela qu’ils cherchent : te faire croire que tu peux y échapper alors qu’ils ne font que t’y entraîner. Pire, ils s’insinuent dans ton esprit pour que tu finisses par accepter avec bonne grâce cette place maudite. Tu ne peux pas leur faire confiance. Arrête de réfléchir et viens avec moi », dit-il en tirant sur mon bras avec autorité.

Je ne savais pas s’il avait raison ni s’il était en fait le seul véritable allié auquel je pouvais me fier, mais il était hors de question que je le suive. Azazel n’était pas comme il le disait. Obsédé, oui. Pernicieux, sûrement. Le plus souvent, il se comportait comme un sale con égocentrique, mais il n’était pas un serpent. Lucifer non plus, et Sërb, encore moins. Je ne pouvais pas croire qu’ils se jouaient tous de moi. Je refusais de le croire.

« Non.

— … Qu’est-ce que tu as dit ? »

Je n’eus pas le temps de répéter. La porte de la classe juste derrière moi s’ouvrit, et quelqu’un en sortit. À cette heure tardive, il ne restait plus que les classes de niveau avancé. Je priai pour que ce soit Jackson, le petit ami de Sasha.

« Elle a dit non », fit la voix monocorde reconnaissable de Quil qui s’avança jusqu’à se poster à mes côtés.

Gabriel tressauta, puis leva les yeux vers lui avec un regard mauvais. L’espace d’un instant, je crus voir le fond des ses pupilles briller.

« Toi, ne t’en mêle pas, cracha Gabriel.

— Et toi, ne fais pas tout ce cirque. C’est déplaisant. »

Gabriel me relâcha et se redressa de toute sa hauteur pour paraître plus imposant. Il le dépassait largement d’une tête, mais l’imperturbable maigrichon, fidèle à lui-même, prit une gorgée d’un carton de lait sans broncher.

« Gabriel…, tentai-je de m’interposer dans ce combat de coqs ridicule.

— Idiote ! Tu ne vois pas que…

— Casse-toi », trancha subitement Quil d’une voix si forte que je la sentis vibrer. 

Le visage de Gabriel se crispa et devint rouge. Quil, lui, restait stoïque, inconscient qu’il pouvait se prendre un coup de poing d’une minute à l’autre. Son visage, dont les yeux étaient constamment dissimulés derrière ses lunettes, ne laissait transparaître aucune émotion. C’était comme parler à un mur.

« Tu comptes vraiment me faire répéter ? »

J’eus un frisson. Ce garçon devait faire le même poids que Jade, mais son attitude était écrasante. Il n’en fallut pas plus pour que Gabriel perde son sang-froid. Dans le fond de ses pupilles, je revis une lumière passer et cette fois, je fus sûre de moi. Il n’était pas humain. Quand il s’avança à nouveau, je fis un pas de côté, juste devant Quil. Gabriel ne s’attendait pas à ce que je m’interpose.

Je serrais mes poings de colère. Comme pour appuyer ce que mon instinct hurlait au fond de mon âme, je les sentis se réchauffer, et des picotements parcoururent ma peau. Mes pouvoirs s’activaient par réflexe face à la menace. Je n’allais pas laisser un être surnaturel s’en prendre à Quil, qui ne faisait pas du tout le poids en face de Gabriel et de sa stature d’athlète.

Quil entoura doucement mon poing de sa main. Je tressautai, apeurée à l’idée de l’avoir brûlé sans le faire exprès, ou qu’il ait senti sous ses doigts que je n’étais pas normale. Heureusement, mes pouvoirs s’étaient évaporés aussi vite qu’ils étaient apparus. Il n’avait rien senti d’étrange.

« Détends-toi, il ne fera rien. »

La porte s’ouvrit pour laisser sortir le reste de la classe de biologie de niveau deux. En tête de file, Jackson et son mètre quatre-vingt-dix de joueur de hockey se planta entre Gabriel et moi.

« Il y a un problème ici ? demanda-t-il un peu perplexe. Persy ? »

Gabriel était coincé. Sa lèvre se releva avec amertume, puis il tourna les talons. J’entendis Quil continuer de boire tranquillement sa brique de lait. Encore du lait de poule.

« C’était pas le mec d’Élise ? demanda Jackson.

— Plus ou moins…

Mmh. Viens, je te raccompagne. J’aime pas sa gueule. C’est le genre à renifler les petites culottes en douce. »


[1] Kyle Reese : « Chevalier servant » de Sarah Connor dans Terminator