Ap 4 : “flan aubergine chocolat noir basilic”
Ap 4 : “flan aubergine chocolat noir basilic”

Ap 4 : “flan aubergine chocolat noir basilic”

« Putain… c’était quoi ça ? »

Je me redressai dans mon lit, l’esprit troublé par ces voix qui résonnaient encore dans ma tête en un écho lointain. Le réveil sonnait en continu, et mes draps étaient trempés de sueur. Mon psy appelle cela des terreurs nocturnes, mais là, c’était différent de quelques cauchemars d’enfant. Ça semblait bien trop réel…

« Persyyyy ! Bou-ge ! » hurla Matt.

Huit heures moins dix. Cette fois, j’étais en retard. Pas le temps de rester empêtrée dans le fil de mes pensées. Je sautai hors du lit, la main tendue vers mon jean, quand soudain, comme si je venais de recevoir un coup de poing, mon ventre se tordit. La douleur me coupa net la respiration.

N’arrivant pas à déployer mes jambes, je tombai à genoux et vomis sur le tapis. À quatre pattes par terre, le corps tétanisé sous les contractions de mon estomac, les yeux rendus humides sous l’effort, je déversai un flot rougeâtre, mélange de bile et de sang. Mon corps se crispa sous les reflux douloureux.

« Persy ? Est-ce que tout va bien ? » s’inquiéta ma mère en entrant dans ma chambre.

J’étais incapable de lui répondre. Ma bouche restait grande ouverte, menaçant de briser ma mâchoire sous la force des contractions. Il fallait que cela s’arrête, assez longtemps au moins pour que je puisse reprendre ma respiration, mais je demeurai muette, à gerber sur le tapis blanc cassé.

Ma mère se précipita pour me porter secours. Des caillots noirs, épais et visqueux, rampaient dans ma gorge avant de s’exploser à terre. Il y avait tout un monde à l’intérieur de mon estomac qui s’évadait par vagues suicidaires. 

« John ! Persy est en train de vomir du sang ! Viens vite ! »

Les pas de mon beau-père gravirent les escaliers quatre à quatre. Il passa la porte, se heurta contre l’embrasure au passage, et s’agenouilla près de moi. Il prit mon pouls, me demanda quelque chose que je n’entendis pas, puis sortit aussi vite qu’il était entré.

Ma mère retint mes cheveux de tremper dans la mare de sang tout en me caressant le dos. Il revint avec une seringue qu’il m’enfonça direct dans la cuisse sans plus de cérémonie. Quelques secondes plus tard, les contractions cessèrent, et enfin, je pus respirer. J’inhalai dans une longue et profonde inspiration nasale. La délivrance.

Ma mère m’entoura de ses bras, aussi paniquée que moi. John reprit mon pouls et posa sa main froide sur mon front dégoulinant de sueur. Ce contact fut aussi agréable qu’une bouffée d’air frais.

« Ça s’est calmé, dit-il enfin, mais je ne suis pas rassuré pour autant. Vomir du sang, et autant, ce n’est pas normal. Je vais l’emmener à la clinique pour faire des examens. »

J’acquiesçai d’un léger mouvement de tête, même si cela n’avait pas été une proposition. Ma mère et John me soutinrent par les épaules pour m’aider à me redresser. Je tenais à peine debout.

Sacré réveil.

Mes yeux avaient du mal à rester ouverts. Je me sentais vaseuse, le cœur encore au bord des lèvres, épuisée et fébrile. Un pas un peu trop à gauche, et je fus soulevée dans les airs par Matt.

« Allez, viens là, toi. Papa, je l’installe à l’arrière de ta voiture, je prends la mienne pour vous suivre.

— Non… marmonnai-je. Ne rate pas tes cours pour moi…

— Ben voyons. Tu n’as qu’à te dire que tu me fais faire des exercices. Allez, accroche-toi. »

Matt était en quatrième année de médecine. Il suivait les traces de son père et espérait le rejoindre dans sa clinique. C’était assez pénible en cas de rhume bénin, mais salvateur lorsqu’on a l’impression d’accoucher par la bouche d’un agneau en décomposition.

L’odeur qui régnait dans ma chambre avait dépassé le stade de l’infâme. Une odeur de mort, concentré d’ammoniaque et de soufre, flottait dans l’air. Je ne le remarquai qu’en traversant le couloir qui sentait le détergent à la lavande. La différence était flagrante. Était-ce à cause de cette odeur que je m’étais mise à vomir, ou était-ce ce que j’avais expulsé qui était aussi putride ?

À la clinique, John me fit passer une batterie de tests. Quelques heures après, le diagnostic tomba : je n’avais rien. Ni à l’estomac ni à la gorge. Rien dans les poumons, les bronches ou la trachée. Aucune trace de sang. Les résultats montraient au contraire que je ne m’étais jamais aussi bien portée. C’était incompréhensible.

« Tu n’aurais pas mangé quelque chose de bizarre hier soir ? me demanda-t-il en scrutant mes radios à la lumière du néon.

— Tu veux dire, à part le flan aubergine chocolat noir basilic de ma mère ?

— Nous en avons tous mangé, je ne pense pas que ce soit ça. Remarque… dit-il en se perdant dans ses réflexions, on s’est affolés ce matin, mais niveau consistance, ça pourrait correspondre.

— Si ce n’était pas du sang, mais de l’aubergine, ça n’explique pas pour autant l’odeur.

— De quelle odeur est-ce que tu parles ? »

John me regardait sans comprendre. Il était impossible qu’il n’ait pas senti ça. Même une morgue en panne de courant n’aurait pas pu avoir de relents aussi fétides. Pouvait-on imaginer, de toutes pièces, une telle odeur ? 

À peine rentrée, je filai dans ma chambre. Il fallait que je m’ôte cette idée de la tête, que je vérifie, que je sois sure. Malheureusement, John avait eu raison : il n’y avait aucune odeur particulière. Ma mère ayant mis le tapis à laver, il ne restait plus aucune trace de mon réveil houleux. C’était comme si rien ne s’était passé.

« Fais chier. »

Avais-je halluciné ? Je ne savais pas quoi en penser, en revanche, j’étais certaine de ne plus jamais vouloir manger d’aubergines.

Je m’allongeai sur mon lit, avec l’espoir de me rendormir quelques heures. Mon esprit pédalait au milieu de toutes les questions qui s’accumulaient, la folie en première ligne. Peut-être était-ce un des premiers symptômes d’une pathologie psychiatrique latente ? Il y avait eu des cas dans ma famille, et même ma mère n’était pas la plus saine d’esprit avec son don de voyance. Sans parler de mon don…

Je me repassais la scène dans ma tête, à la recherche d’éléments nouveaux à poser sur mon tableau interne de réflexions. Mes nuits courtes et peuplées de cauchemars mettaient à mal ma mémoire, mais j’avais du mal à admettre que tout cela n’était, peut-être, pas réellement arrivé. Du moins, pas comme je m’en souvenais.

Je tournai la tête vers la fenêtre. Dehors, le ciel était parsemé de ces tas nuageux compacts qui n’augurent rien de bon. Il ne pleuvait pas, mais cela s’annonçait pour bientôt. Ma chambre baignait dans une obscurité semblable au crépuscule. Je me perdis dans la contemplation des nuages qui s’amoncelaient en camaïeu de gris. Mes paupières se firent plus lourdes. Je me sentis partir.

« Là », entendis-je dans un souffle rauque.

Ma mère devait être au téléphone, pas loin. Elle est là. Je soupirai. Même en murmurant, la discrétion n’avait jamais été son fort. Prête. Mais de quoi elle parle… ? Attendue.

Une minute. Ce n’était pas sa voix, ça.

J’ouvris les yeux, à la recherche de sa silhouette, mais il n’y avait personne. Elle est attendue. Personne de vivant en tout cas. Les voix montaient de chaque côté du lit. Son destin. À chaque coin, une voix. Un murmure fantomatique qui se rapprochait et m’encerclait. Je me redressai au centre du lit, à l’affût. L’attend. Ça ne sentait pas bon. Il faisait encore jour, ils n’étaient pas censés pouvoir être là. Ils ne pouvaient pas être là, ce n’était pas… Nous l’attendons.

À mes pieds, le drap bleu marine se plissa, tiré par une chose qui grimpait depuis le dessous du lit. Des ongles noirs apparurent lentement, puis des phalanges aux os secs et saillants, et enfin, de longs doigts grisâtres se déployèrent pour grimper jusqu’à moi. La pièce devint froide. Les chuchotements s’intensifièrent, accompagnés du grésillement d’une radio mal réglée. Le froid m’envahit alors. Tout mon corps se congela sous l’effet de la peur.

« C’est quoi cette merde ? »

Pétrifiée, je m’obstinais à me répéter que cela ne se pouvait pas. Les spectres ne se manifestaient pas durant le jour. Cela n’était jamais arrivé. Jamais. Pourtant, la main grimpait. Centimètre après centimètre. Le tissu crissa sous le frottement des ongles. De la buée s’échappait de ma bouche. Elle.

Une autre main à la peau grise émergea derrière moi, sortant de sous mon oreiller. Ses ongles longs avançaient sur le matelas en glissant vers moi tel un serpent se rapprochant de sa proie. Prendra.

« Oh non non non, prendra rien du tout ! » criai-je en sautant hors du lit, au-dessus des mains, la peur au ventre qu’elles ne m’agrippent la cheville.

Je dévalai les escaliers jusqu’à la cuisine, puis sortis le couteau le plus long et le plus rassurant que je pus trouver. La pluie se mit à tomber, cognant de ses gouttes les carreaux derrière moi. D’un léger battement, elle se changea en averse assourdissante. Super. Merci pour l’ambiance.

J’avais les yeux rivés sur les marches, les oreilles à l’affût du moindre grincement suspect. Le grésillement était lointain, mais je l’entendais encore. Le couteau brandi devant moi, j’étais prête à me défendre.

Contre quoi, ça, c’était une bonne question. S’il devait apparaître des esprits palpables, des spectres incarnés, que pouvais-je craindre ? De vieux corps squelettiques aux cheveux longs blancs collés sur leurs visages creusés comme dans les films d’horreur, ou bien une armée de mains à demi-décomposées ?

« Plus jamais de films de zombie, me promis-je à voix haute, effrayée par ma propre imagination.

— Ça, c’est une bonne chose. »

Je hurlai en découvrant ma mère à mes côtés dans la cuisine. Surprise, elle hurla à son tour. Un éclair s’abattit à quelques mètres de notre maison, me tirant à nouveau un cri. Mes nerfs étaient arrivés à leur limite. Mon cœur battait plus vite encore que celui d’une souris épileptique.

« Tu m’as foutu une de ces trouilles ! se mit-elle à rire devant le grotesque de cette situation. Heureusement que je ne suis pas cardiaque comme John. Pfiou, souffla-t-elle, une main sur la poitrine. Par contre, est-ce que je peux savoir ce que tu fabriques avec ce couteau à sushi ? 

— Maman, il y a… quelque chose… dans la maison. À l’étage. »

Son sourire s’évanouit. Ses yeux s’arrondirent, se tournèrent vers les escaliers, puis fixèrent l’espace de plafond en dessous de ma chambre. Elle avait compris ce que je n’avais osé formuler à haute voix. Comme moi, elle savait que c’était impossible.

D’un doigt sur ses lèvres, elle m’ordonna de ne plus faire le moindre bruit. J’osai à peine respirer. Seule la pluie continuait à se déchaîner sur les vitres.

Nous restâmes un moment silencieuses, à guetter le haut des marches sans oser bouger. Si ma mère n’avait jamais vu de ses yeux des spectres, elle n’avait pas une fois remis en doute mes paroles. Ma terreur constante, à la nuit tombée, avait suffi à la convaincre que je ne mentais pas.

Depuis que j’étais petite, elle était celle qui me rassurait, celle qui préparait mes tisanes anti-cauchemar, fabriquait des amulettes pour me protéger des spectres, ou récitait à mon chevet psaumes et incantations pour les faire partir. Des placebos, je le savais, mais enfant, ils étaient efficaces.

Ma grand-mère était en désaccord total avec ces machinations pour m’apaiser. Selon elle, je devais embrasser ma destinée. Que cette destinée soit peuplée de morts et de visions d’horreur alors que je n’étais qu’une enfant ne lui avait posé aucun problème.

« Il faut qu’on appelle ta grand-mère. »

Je la dévisageai, interdite. Cette décision ne devait pas être prise à la légère, même au beau milieu d’une attaque de mains décharnées.

Les femmes de notre famille avaient été « bénies » par un don particulier. Un fardeau pour certaines, un cadeau inestimable pour d’autres. J’avais hérité du pouvoir de communiquer avec les défunts, et ma mère pouvait connaître la mort de quelqu’un d’un simple toucher. Une famille assez morbide, quand on y pense.

Ma grand-mère Roberta avait eu le don de déplacer les objets par la pensée. Elle avait été d’une puissance rare, et son don était ce qu’elle chérissait le plus au monde. Jusqu’au jour où il lui a été enlevé.

Il avait commencé à lui échapper dès la naissance de sa fille, pour disparaître complètement à la mienne. Apparemment, dans une même famille, il ne pouvait y avoir qu’une seule personne avec un don complet. Ce que Roberta ignorait, jusqu’à en faire les frais. Ma mère pensait que si elle avait su, Roberta n’aurait jamais fait d’enfant.

Plus le temps passait, plus ma grand-mère était emplie de rancœur et de jalousie envers mon don qui, lui, se développait chaque jour en emportant celui de la mère au loin. Dès sa première manifestation, Roberta n’avait plus voulu faire partie de ma vie. Ma mère supposait qu’elle ne voulait pas voir l’histoire se répéter, voir ma mère perdre peu à peu son don à son tour.

Comme elle, Roberta possédait un commerce ésotérique prolifique. Elle avait cherché à prendre sur elle en donnant des cours de magie et en partageant son savoir, mais cela n’avait pas rendu cette perte moins douloureuse. Au fil des années, elle était devenue aigrie, et chaque coup de téléphone était pénible pour ma mère. Ils se terminaient en série de reproches, et le moral de ma mère en pâtissait durant plusieurs jours.

Devoir lui demander conseil était le signe que le problème était bien réel, et surtout, plus sérieux que tout ce que nous avions pu connaître jusqu’ici.

L’espace d’un instant, présageant dans quel état j’allais retrouver ma mère après ce coup de fil, je me demandai s’il ne valait pas mieux tenter mon idée de trancher dans la chair spectrale à grands coups de couteau en céramique de première qualité, avec manche sérigraphié.

« On ne pourrait pas brûler la maison, plutôt ? » proposai-je. Ma mère me lança un regard noir, mais son hésitation, une fois devant le clavier du téléphone, ne sembla pas porter sur le numéro à composer. Surtout qu’on avait des bidons d’essence en stock dans le sous-sol.