Ap 48 : “Alors fillette, on traîne dans les couloirs ?”
Ap 48 : “Alors fillette, on traîne dans les couloirs ?”

Ap 48 : “Alors fillette, on traîne dans les couloirs ?”

« Alors fillette, on traîne dans les couloirs ? Si je m’attendais à ça ! Tu as donc trouvé un moyen de te rendre ici en chair et en os, c’est formidable ! »

Son sourire reçut mes chaussures de plein fouet. Je me mis à courir, même si c’était idiot. Mes pieds s’enfonçaient dans la terre humide comme sur le sable d’une plage à marée basse. Je ne courais pas, je me débattais dans de la vase. Je n’irais pas bien loin comme ça.

Le couloir tourna légèrement et je me cachai sous un épais buisson de feuilles. Juste le temps de reprendre mon souffle et de former un portail. Mais mes mains tremblaient, et les pas de Belzebuth se rapprochaient en chuintant. Je sortis de ma cachette et me remis à courir.

Je passai devant plusieurs cellules. Et si j’entrais à nouveau dans l’une d’elles ? Ce n’était pas le meilleur des plans, mais j’étais à court d’options. Avec Belzebuth à mes trousses, je devais trouver un coin tranquille, juste le temps de former mon portail. Je n’avais besoin que de quelques minutes. Trois minutes, tout au plus. Juste trois petites minutes au calme, sans cœur qui galopait dans ma poitrine.

Ses chaussures de cuir écrasaient les branches humides qui jonchaient le sol. Il se rapprochait. La première cellule que j’avais visitée n’avait pas présenté de danger, à proprement parler, pour moi. Je m’accrochai à cet espoir en pénétrant dans la cellule à ma droite, après le virage.

Le sol disparut sous mes pieds. Je chutai. Je venais de me précipiter dans un gouffre sans fond. La lumière du couloir éclaira le visage terrifié d’une âme qui descendit à toute vitesse devant moi, hurlante et gesticulante. Elle disparut aussi vite qu’elle était arrivée.

 Je tombai toujours, mais plus lentement qu’elle. Au-dessus, la porte qui projetait la seule source de lumière était en train de se refermer. J’allais être coincée ici à jamais si je ne la rejoignais pas au plus vite. Le couinement de la porte contre le rebord de pierre s’intensifia. Les gonds grincèrent. Mes cheveux battaient l’air. Je fixai la lueur se rétrécir. Comment faire pour remonter ? Il me fallait des ailes !

Je n’eus pas à réfléchir plus. Il y eut un bruit atroce de déchirure, et la douleur de deux haches que l’on aurait plantées dans mon dos me tira un hurlement, pourtant, ma chute cessa net. Je me sentis portée dans les airs. Mes cheveux retombèrent. L’âme gesticulante repassa à nouveau devant moi. Ses cris ininterrompus me vrillèrent les tympans, puis se dissipèrent plus bas.

Pas le temps de comprendre le pourquoi ou le comment. Les yeux fixés sur mon objectif, je remontai le gouffre sans me soucier d’autre chose.

J’atteignis la porte et glissai ma main dans l’interstice juste avant qu’elle ne se referme. Je m’agrippai au rebord et forçai sur mes bras. Des lianes gigotaient sur les murs autour. Je les attrapai et tirai de toutes mes forces dessus pour m’extirper de là. Je réussis à poser mon torse en sécurité sur la terre battue.

Les pieds encore dans le vide, je fus poussée par une puissance invisible. La cellule me recracha sans ménagement, m’envoyant valser tête première dans la boue. Derrière moi, j’entendis l’âme hurlante refaire un passage alors que la porte se refermait pour de bon. La respiration coupée, je tentai de me relever pour découvrir que j’étais étendue dans une ombre.

« Je disais donc… reprit la voix au-dessus de moi qui enserra mes deux mains d’une seule prise et me souleva dans les airs. Merci de me faciliter la vie en venant en personne ici. Tes pouvoirs vont bien plus loin que ce que j’avais imaginé, mais dans le cas présent, cela m’arrange. »

Belzebuth. Ses cheveux auburn étaient peignés en arrière. Son costume noir sur un col roulé gris lui donnait l’allure d’un méchant de James Bond. Il leva un sourcil surpris et déploya une de mes ailes. Recouvertes de peau, elles ressemblaient à celles d’une chauve-souris. Comme Quatre. Il pinça mon aile. Je me retins de crier, laissant échapper un gémissement de douleur.

« Drôle de forme que voilà, s’étonna-t-il. J’en déduis que tu as découvert mon espion. Il devait se limiter à garder un œil sur toi, mais je suppose qu’il n’a pas pu s’empêcher de t’approcher. »

Je tentais de me libérer, gesticulant comme un poisson accroché à un hameçon, les pieds battant dans le vide. Belzebuth sourit. Il savait que je ne pouvais rien faire contre lui. J’étais à sa merci. De sa main libre, il attrapa mon visage entre ses doigts et serra mes joues. Maintenant, je ressemblais vraiment à un poisson.

« Tu as une sale gueule, fillette, ajouta-t-il, amusé. C’est lui qui… ?

— Amon, tentai-je d’articuler, la mâchoire prisonnière.

Mmh, c’est vrai que c’est plus son genre. Si ça peut te procurer un quelconque soulagement, sache qu’il sera puni pour ça. Je veux bien qu’on s’amuse, mais seulement une fois le boulot terminé. Ce qui n’est pas le cas, car tu es encore là, à respirer. À croire que ça te plaît de me provoquer. » 

Il me relâcha pour me rattraper par la gorge. Il me souleva et me rapprocha de son visage d’imbécile heureux. Sa mâchoire saillante était bien trop large. Sa tête, trop carrée. Et ses petites dents rondes qui sortaient de ses lèvres comme une rangée de perles étaient ridicules.

Il ne cessait de sourire. Pour lui, me tenir ainsi, incapable de respirer, était une position de domination. Pour moi, c’était une opportunité à ne pas manquer, maintenant que j’avais les mains libres.

« Bon. Avant de te tuer, j’ai une question qui me brûle la langue…

— Ça tombe bien, souris-je à mon tour, moi aussi j’ai un truc qui brûle. »

Mon pouvoir s’enclencha. J’attrapai son visage de la même manière que lui, et, mue par la colère, mes bras s’illuminèrent comme jamais. De la fumée s’éleva. Je sentais sa peau fondre et couler entre mes doigts. Son visage se tordit dans un hurlement. Incapable d’en endurer plus, il me lâcha. Il prit sa tête entre les mains, et maudit mon existence tout entière.

Je détalai aussi vite que je le pus. Je courais à en perdre haleine, passant devant des dizaines de cellules, me débattant à chaque pas, entre le lierre envahissant, la vase qui me collait aux pieds, les lianes et les souches qui me faisaient trébucher.

Derrière moi, je l’entendais reprendre sa marche ponctuée d’insultes. Malgré mes efforts, je n’arrivais pas à le distancer. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de sourire. Dans mon sillage, je l’entendais se battre avec la végétation. Si celle-ci me ralentissait, il en valait de même pour lui.

Commandant des Enfers, tu parles ! J’étais plus petite et plus fine que lui. Même si je n’avançais pas très vite, j’étais toujours plus rapide que cet empoté au costume ringard. Un peu plus loin, le ciel semblait dégagé. Il me fallait atteindre cette percée et de là, je pourrais m’envoler et quitter cet endroit maudit.

Une arche de buissons me barrait la route. Je me jetai à plat ventre en dessous et continuai ma course sur les genoux. Belzebuth trébucha, insulta la plante et souffla. J’entendis alors un bruit de touches de clavier. Interloquée par ce son familier, je laissai traîner une oreille en arrière sans cesser d’avancer.

« Baël ? Oui, je suis à ton niveau. Pourrais-tu, s’il te plaît, faire dégager tes plantes du milieu ? Elles m’empêchent de… quoi ? Comment ça, pourquoi ? Parce que j’essaie de mettre la main sur une sale petite… La demande pour appréhender un intrus numéro LC-4.6d ? Non, mais merde avec vos formulaires ! Elle est devant moi là, à quelques mètres à peine, emmêlée dans tes plantes de merde ! …Mais je me fiche qu’Astaroth gueule ! Je te l’enverrai après ! Oui, voilà, une fois que je l’aurais crevée, oui. »

Je m’arrêtai dans un renfoncement et soufflai lentement pour reprendre ma respiration. J’écartai les mais pour former un portail, quand une branche de lierre ou je ne sais quelle plante grimpante vint s’enrouler autour de mon coude. Je la dégageai, et voulus recommencer, mais une autre s’étira vers moi depuis l’autre bord du couloir.

« … Quoi ? Mais non, on va libérer une ligne dans le budget, on en a discuté à la dernière réunion, continua Belzebuth. Tu le saurais si tu étais ve… Je sais. Je sais. Ce niveau ne se gère pas tout seul. Tu auras ton stagiaire, comme prévu. En attendant, revenons à mon problème de plantes, tu veux bien ? »

Je soufflai en dégageant de nouvelles branches. Moi aussi j’avais un problème de plantes !

« … Calme-toi, je n’ai jamais dit que tes problèmes étaient moins importants que les miens, non, mais… Baël, s’il te plaît ? … J’ai dit s’il te plaît !Je te remercie. »

Il claqua son téléphone, et l’horloge sonna trois coups. Les branches qui me harcelaient se retirèrent, puis les lianes et les plantes, libérant le couloir de toute embûche. La végétation luxuriante laissa place à un décor fait de carton-pâte en rose et blanc. Je me retournai pour voir l’aiguille décalée sur la tête du chat.

Belzebuth se tenait à trois cellules de distance de moi. Son visage fumait encore. Il sourit, replaça le col de sa veste d’un air victorieux et avança d’un pas dans le couloir vide. Je dérapai en panique pour reprendre ma course, mais l’apparition subite d’une porte coupa net mon élan.

Les murs s’étirèrent sur plusieurs centaines de mètres de haut et se recouvrirent d’une épaisse moquette rose. Les torches se changèrent au profit d’immenses barres de néon blanc. Comme les spots s’allument sur un terrain de foot pour les matchs du soir, mes yeux se prirent une décharge aveuglante de watts.

Une autre porte tomba juste derrière moi, me protégeant de Belzebuth.

« Putain de Baël », grinça-t-il.

Visiblement, il s’attendait à autre chose.

De mon côté, j’étais soulagée : encerclée par les portes, loin de Belzebuth, le ciel était à présent pleinement dégagé. Je déployai mes ailes et décollai de mon mieux. C’est alors qu’un plafond se glissa, condamnant la sortie au-dessus de ma tête. Je le pris en plein front et retombai sur la moquette. Et merde.

Le labyrinthe continua de se métamorphoser. L’espace se rétrécit. Les murs se rapprochèrent jusqu’à compresser mes ailes contre mon corps, ne me laissant qu’une marge de manœuvre réduite. Une musique classique commença à jouer. Je reconnus la valse de Strauss qu’Amon avait sifflé.

Les ailes rabattues dans mon dos, j’ouvris la porte. Une porte bleue se tenait juste derrière. Puis une blanche, puis une rose. Et encore une bleue. Chaque porte que je passais s’ouvrait sur une autre. Trois ou quatre portes en arrière, Belzebuth sifflait en rythme avec les violons, mais je refusais de m’avouer vaincue. Je continuai ma course de portes. Fermer. Ouvrir. Fermer. Ouvrir. C’était l’Enfer. 

« Tu sais, fillette, m’interpella-t-il en poussant sur sa voix pour être sûr que je l’entende. Je n’ai rien contre toi au fond, juste contre ton existence qui est venue contrecarrer mon plan. Écoute, je sais que tu n’as rien demandé, mais j’ai vraiment besoin que tu cesses d’exister ! Tu as quoi, dix-sept ans ? C’était considéré comme une longue vie à une certaine époque. Mais peut-être que tu préfères garder une porte pour l’éternité ? Pourtant, tu pourras demander à Sërb, c’est pas l’extase ce boulot, et malheureusement, tu n’as que deux choix à ta disposition, alors meurs… s’il te plait, ajouta-t-il en grinçant des dents.

— Désolé, mais non, criai-je entre deux portes. Je fais le choix de garder ma liberté !

— Et moi alors ? Et MOI alors ?! s’emporta-t-il. Tu crois que j’aime être enfermé ici ? Quatre mille putains d’années que ça dure ! Une seule sortie par an, avec demande en amont pour vérification avant validation ! Tu trouves que c’est une vie, ça ? Tout ce que je demande, c’est de pouvoir profiter du meilleur des deux mondes ! Ça ne devrait pas être difficile à comprendre, même pour toi ! »

Bien que sa crise l’ait un peu ralenti, il était toujours sur mes talons. Je ne pouvais pas m’arrêter, et l’espace entre les portes était si étroit que j’étais coincée. J’avais à peine la place de m’y tenir debout, alors écarter les bras pour former un portail ? Impossible.

« Et puis franchement, je ne vois pas pourquoi tu me fuis alors que je peux te faire rejoindre ta mère, lança-t-il entre deux fermetures de porte. N’aimerais-tu pas la retrouver ? La mort, ça peut être sympa, je te jure.

— Ma mère n’est pas morte, ducon.

— Pas tout à fait, en effet, admit-il en ouvrant une nouvelle porte, toujours plus proche. Mais une partie de son âme est ici. Ne veux-tu pas être avec elle plutôt qu’être seule là-bas ? C’est important, la famille.

— Je ne suis pas seule, murmurai-je, alors que des larmes de panique s’invitaient.

— Oui, ça, merci, je l’ai bien compris », s’énerva-t-il en claquant une porte.

Les êtres qui m’étaient chers se faisaient tuer les uns après les autres. Ce monstre m’avait tout pris. S’il croyait que j’allais lui faciliter la tâche si près de mon but, il se mettait le doigt dans l’œil.

Je sauverais Sërb, et après, quand tout sera redevenu normal et que cet enfoiré sera à nouveau coincé dans les Enfers, je me vengerai. Cette idée inédite chassa mon défaitisme d’un revers de la main. Mon cœur s’accéléra. Oui : tant que je posséderais ces pouvoirs, je pourrais me venger. Comment, ça, c’était encore à déterminer. Mais j’étais certaine qu’Azazel aurait une idée. J’ouvris la porte suivante avec une hargne décuplée.

« D’ailleurs, j’aimerais bien savoir qui est le petit enfoiré qui t’a pris sous son aile. Hein ? C’est Lucifer, n’est-ce pas ? Cette sale vipère de merde. Tout ça parce qu’il veut me voler ma place, je suis sûr. »

Lucifer ? Il pensait que c’était la faute de Lucifer ? Donc il n’était pas au courant pour Azazel. J’avais une longueur d’avance.

Enfin, ça, c’était si j’arrivais à sortir de ce lieu d’entraînement intensif pour Témoins de Jéhovah. Je fermai ma porte, et me reposai contre elle, les genoux repliés sous ma gorge et appuyés contre la porte suivante. Je savais que mon poids n’allait pas l’arrêter, mais j’étais à bout de souffle, et cette musique me tapait sur les nerfs. Combien de portes restait-il bon sang ? Mon point de côté refusait de me lâcher. Mes poumons sifflaient. Il fallait que ça cesse !

« Au cas où tu n’aies pas remarqué, tu te trouves dans le labyrinthe des châtiments. Qu’est-ce que tu fiches ici d’ailleurs, ça, j’aimerais bien le savoir. Tu t’es égarée peut-être ? Ou alors tu cherchais ce cher chevalier-servant de merde ? Perdu ! Il n’est pas ici. 

— Merci, j’avais remarqué »,maugréai-je.

Bloquant ma respiration, une main enfoncée sur mon point de côté, je pris une grande inspiration. Allez, c’est reparti !

Dépliant mes jambes, j’ouvris la porte, et l’intégralité d’un placard à balais se déversa sur moi. Je soulevai à la hâte les balais, nageai dans les seaux et les serpillières, bataillai avec des flacons de produit nettoyant, avant de voir que derrière tout ce foutoir se trouvait un nouveau couloir.

Je courus, puis tournai à droite au premier embranchement. Mes pieds dérapèrent sur la moquette et je tombai par terre, la bouche ouverte, hoquetant un hurlement de terreur. Un crocodile géant à tête de chat se tenait devant moi.

Je tentai de me redresser. Mes pieds glissaient, incapables de m’apporter la moindre accroche. Arrivée lamentablement à l’embranchement, je filai dans l’autre sens. Belzebuth d’un côté, ce truc de l’autre.

« SOURIS SOURIS ! » hurla la créature qui ne tarda pas à me rattraper.

Sa taille imposante comblait l’espace d’un bord à l’autre. Sa queue fouettait les murs, ses griffes déchiraient la moquette, et bientôt, son bras musculeux m’attrapa par une aile. Je fus tirée en arrière comme une poupée de chiffon. La créature approcha mon visage de ses yeux, dont les pupilles verticales s’arrondirent jusqu’à n’être plus que deux orbites de néant. Elle affichait une sorte de sourire sadique, puis se lécha les babines. Je déglutis.

« SOURIS SOURIS PRISE AU PIÈGE ! » 

Je tentai une pirouette de la dernière chance.

« Oui, acquiesçai-je en feignant un calme relatif, mais à ce propos, Astaroth attend que vous lui envoyiez le formulaire LC-4.6d avant toute opération. Il m’a également chargé de vous dire qu’il y a un problème avec les formulaires LC-4.2b. » 

Je n’eus pas le temps d’ajouter quoi que ce soit. La tête de chat se renfrogna, vibra et sa nuque craqua. La tête de félin tourna brusquement et celle d’un crapaud apparut à sa place. La lumière aveuglante se tamisa, la musique se tut, et la végétation déchiqueta la moquette pour se répandre alors que l’horloge sonnait deux coups. Ses doigts calleux me relâchèrent et il partit en pestant contre Astaroth.

Je retombai à terre, le souffle erratique. Je n’arrivais pas à croire que je m’en étais sortie. Il me faudra remercier Stolas pour ce conseil qui venait de me sauver la vie. Des chaussures martelaient le sol d’exaspération derrière moi.

« C’est ça, fais la maligne », grinça Belzebuth qui avait assisté à la scène.

Amer, il décroisa les bras et défit le bouton de sa veste. Il se mit à trembler en entamant une transformation que j’avais espéré ne plus jamais voir de ma vie.

Ses sabots déchirèrent le sol à chaque pas, alors que son corps se changeait en cette bête immonde et recouverte d’asticots qui avait attaqué ma mère. Le visage qui portait les marques brûlantes de mes mains se mua en une tête de bouc aux yeux jaunes qui brillaient plus que les torches autour.

Je reculai sur mes mains, en proie à une panique qui me glaçait jusqu’aux os. Il avança en balayant une haute branche de la main, qui tomba avec fracas. Je levai la tête : nous nous trouvions pile sous la percée. Miracle inespéré. D’un bond, je me relevai et m’envolai.

Dans les airs, mon cerveau peinait à réfléchir. Le labyrinthe s’étendait à perte de vue dans un cercle sans fin, sans aucun recoin pour m’y cacher. Il me fallait trois minutes de répit, mais il me fallait aussi rester concentrée pour ne pas tomber. Avoir des ailes et les maîtriser n’était pas des plus simple.

« Eh ! Fillette ! » entendis-je hurler.

Je baissai les yeux sur Belzebuth qui tendait vers moi une griffe furibonde.

« Descends tout de suite ! Je compte jusqu’à cinq ! Si à cinq, t’as pas tes deux pieds posés sur le sol devant moi avec ton plus beau sourire de regret, je viens te chercher par la peau des fesses et je te crève ! Bon, dans tous les cas, je te crève, mais descends avant ! » 

OK, Persy, réfléchis. J’avais cinq secondes pour…

« CINQ ! » hurla-t-il tout à coup.

Il déploya des ailes membraneuses gigantesques, dont la peau trouée et fumante par endroit les rendait plus impressionnantes que toutes celles que j’avais pu voir jusqu’alors. Je faillis tomber, mais arrivai à me reprendre et à filer dans le ciel obscur.

En vol, au-dessus de ce labyrinthe, je compris qu’attendre de trouver un coin judicieux pour me poser ne servait à rien. Belzebuth était sur mes talons, et c’était mon premier vol. Je manquais de stabilité, peu importe ce qu’avait dit Lucifer sur le fait que c’était mon esprit qui dirigeait mes mouvements. À ce moment précis, mon esprit était tout sauf concentré sur la meilleure manière de me déplacer dans les airs. Je devais tenter autre chose.

C’est ainsi que je me retrouvai à apprendre à voler, manier mes ailes, faire des piqués pour semer Belzebuth tout en ouvrant un portail.

Il était, de loin, le plus instable que j’avais jamais réalisé. Belzebuth accélérait. Je sentais le souffle de ses ailes sur mes pieds. La bille était à peine formée. Je tentai un autre piqué. Belzebuth pesta. Il semblait peu à l’aise à ces exercices de vol. La sphère s’illumina.

Allez, allez ! Je remontai en flèche dès que Belzebuth fut à ma hauteur. Il perdit l’équilibre et entra de plein fouet dans un mur du labyrinthe. Le noir apparut enfin.

J’entendis un sifflement. Je fis un écart, évitant de justesse un tronc d’arbre qu’il avait lancé sur moi comme un javelot. Ça n’était pas passé loin.

J’accélérai, la sphère encore brillante entre mes doigts. Les insultes de mon assaillant se faisaient de plus en plus proches. Mais la sphère n’avait pas éclaté. Elle tenait bon. Il me restait une chance.

Repoussant mon portail au loin, je forçai sur mes mains pour l’élargir et rentrai de plein fouet dans la cloison de la cuisine, traversai le passe-plat, pour aller pulvériser la grande table à dîner familiale. Je me relevai devant un Azazel médusé, un Seth écœuré, et une Sasha qui me fixait, les yeux pétillants d’admiration.

« Yo », soufflai-je, alors qu’on entendait Belzebuth hurler à travers le portail qui se referma in extremis.

Je voulus m’avancer, mais mes ailes se bloquèrent dans les décombres, m’empêchant de faire un pas de plus. Seth tourna de l’œil et s’écroula.