Ap 50 : « Jusqu’aux chaussettes »
Ap 50 : « Jusqu’aux chaussettes »

Ap 50 : « Jusqu’aux chaussettes »

Les filles entrèrent tour à tour dans le salon. Sasha était suivie de près par Jade, éternel ange souriant aux cheveux verts, qui était elle-même suivie d’encore plus près par Max qui, cette fois, affichait clairement son mécontentement. Cependant, elle se radoucit en voyant mes blessures.

Mon nez était encore gonflé et des hématomes violets s’étendaient sous mes cernes. L’onguent de Lucifer avait fait des merveilles sur mon œil gauche, mais je n’arrivais pas encore à l’ouvrir complètement.

Elle caressa mon visage et me demanda si j’avais mal. Sa main froide était agréable comme une poche de glace. Je lui répondis que non. Elle sourit, mais cela ne suffit pas à dissimuler le fait qu’elle était venue uniquement parce que Jade avait dû insister. Je sentais bien qu’elle ne voulait pas être mêlée à ce merdier biblique, et je ne pouvais que la comprendre.

En revanche, je ne m’attendais pas à ce que Nola ferme la marche. Les mots restèrent coincés dans ma bouche : « Qu’est-ce qu’elle foutait ici, celle-là ? »

Elle entra, la tête haute et le torse bombé. Elle avait lissé ses cheveux platine, bordé de noir ses yeux, posé un anneau à son nez, et mis son rouge à lèvres le plus voyant. Sous son épaisse doudoune à col de fourrure, sa jupe possédait aussi peu de tissu que son haut de satin noir aux bretelles fines et au décolleté plongeant. Entre ses seins pendait la croix dorée qu’Azazel lui avait offerte. Elle avait sorti l’artillerie lourde dans le but évident de le séduire.

Sasha tira une chaise pour se mettre à côté de moi et tapota ma cuisse en souriant. Lorsqu’Azazel commença à exposer le plan, Nola se pencha avec une posture étudiée, plaçant sa main sous son menton avec une grâce écœurante. Elle suivait les mouvements de ses lèvres en battant constamment des cils comme une biche atteinte de blépharospasme.

La voir jouer les séductrices d’opérette me débectait. Il était question de sauver le monde, Sërb, et moi au passage. Depuis quand ça l’intéressait ?

Bien sûr qu’elle s’en fichait. Tout ce qui l’intéressait était ce beau-gosse d’un mètre quatre-vingt, aux cheveux châtains et au regard intense, avec ses grains de beauté et son sourire ravageur. Je le préférais dans son corps de chat, maintenant que miss-je-suis-trop-jolie et j’ai-tout-les-mecs-que-je-veux gngngn était de la partie.

Ce n’était vraiment pas le moment de draguer Azazel. Comment pouvait-elle prendre tout cela à la légère, et ne pas se montrer sincèrement attentive à l’exposé de cette étape aussi cruciale que…

« C’est bon pour toi, gamine ? m’interpella Aza.

Hein ? Désolée, j’étais ailleurs. La fatigue, plaidai-je. Mmh, on pourrait me faire un résumé rapide ? »

Azazel soupira, mais Sasha et sa patience n’avaient pas encore été atteintes. Elle me récapitula point par point les étapes du lendemain : elle et Nola étant les seules à posséder une voiture, le groupe serait divisé en deux.

Nola, Max et Jade iraient à la réserve récupérer l’antidote, avant de nous rejoindre au point de rendez-vous. Azazel et Sasha se tiendraient prêts, à la maison, que je revienne avec Sërb. Ils m’aideraient à le transporter jusqu’au point de rendez-vous, où Seth nous attendrait pour nous ouvrir les portes. Là, l’antidote serait donné à Sërb et il resterait sur place le temps de se remettre et de pouvoir retourner dans les Enfers.

« Et le point de rendez-vous, c’est… ?

— Ça, ça va pas te plaire, murmura-t-elle.

— Il s’agit d’un ancien pensionnat catholique, intervint Seth. Il a été fermé il y a longtemps, et les sœurs l’ont transformé en lieu de retraite pour accueillir les membres des congrégations lorsqu’il y a des séminaires dans la région. J’y séjourne en ce moment. Il n’y a personne et je suis le seul à posséder la clé.

— Vous n’êtes pas sérieux, soufflai-je.

— Bon, s’impatienta Azazel. On va pas tergiverser sur ça pendant quarante jours…

— … Très à propos, ponctua Seth en se signant.

— Le point est que ce truc est vide, hors de la ville, et qu’il n’y a personne à dix lieues à la ronde, reprit Azazel. C’est rempli de tableaux, de croix, et de bassines d’eau bénite. Parfait pour éviter les problèmes, et parfait en cas de problème car seul le bâtiment serait un dommage collatéral. »

Je serrai les dents, mais me retins de dire ce que j’en pensais.

Un ancien pensionnat ? Avec toutes les horreurs qui s’y étaient déroulées ? J’en avais des haut-le-cœur. Les gardiens descendaient des Premières Nations, de ces hommes et ces femmes qui avaient été assassinés, violés, stérilisés, réduits au silence, éloignés de leurs racines et de leur culture par l’homme blanc colonisateur et fervent catholique. Un génocide. Une honte nationale dont les citoyens de ce pays évitaient soigneusement de parler.

Aller là-bas, c’était risquer de montrer à Sërb ce qu’il était advenu de son peuple. Comment avaient-ils pu penser que c’était une bonne idée ? J’avais envie de gerber. Malheureusement, je n’avais pas d’alternative à proposer.

« Si l’antidote met du temps à agir, ce lieu vous offrira une sécurité en attendant, continua Azazel, inconscient de mes réticences.

Vous ? »

Seth posa sa main sur mon épaule. Mon corps s’alourdit sous la menace de la sentence qui allait être prononcée.

« Azazel ne pourra pas passer les portes. Je resterais donc avec toi et Sërberus jusqu’à ce que tout danger soit écarté et qu’il soit rétabli, dit-il en grattant la cicatrice sur son front. Je veillerais sur vous tel un berger sur son troupeau.

— Super… » soufflai-je en m’imaginant déjà devoir vivre plusieurs jours dans ce lieu voué aux pires niveaux des Enfers, en compagnie du millénaire Cerbère et d’un aspirant prêtre infecté par un démon.

Azazel déclara la séance close. Sans tarder, Max se leva et emmena Jade qui me fit de grands signes d’au revoir. Seth les suivit et me souhaita bonne nuit. Azazel rebondit sur le sujet et m’envoya me coucher comme une enfant, pendant qu’il vérifiait les derniers détails du trajet avec Nola et Sasha.

« J’ai pas sommeil, protestai-je.

— Va dormir, insista-t-il. La réussite de ce plan repose intégralement sur toi et ta capacité à créer un portail assez large pour vous deux. Il faut que tu sois plus en forme que jamais, et pour l’instant, il n’y a rien que tu puisses faire à part ça. Alors au dodo. »

Nola pouffa, mais le regard courroucé d’Azazel la remit en place. Elle haussa les épaules et détourna la tête. Je restais là à les observer. Il s’était visiblement passé plus qu’un simple échange de collier entre ces deux-là. Azazel se retourna une nouvelle fois vers moi et me chassa d’un geste de la main.

Afin de gagner un peu de temps et de pouvoir les surveiller, je fis mine de me remplir un verre d’eau. Je me cachai derrière le frigo et écoutai leur conversation avec attention. Le verre déborda pendant deux minutes avant que l’arrivée inopinée de Nola à mes côtés me fasse fermer le robinet. Je ne l’avais pas entendue arriver.

« Tu d’vais pas aller te coucher ?

— Tu ne devrais pas plutôt être chez toi ? » répliquai-je.

Elle me répondit par un sourire narquois, puis changea de sujet.

« Au fait tu peux garder Loki, j’en veux plus. J’ai trouvé beaucoup mieux à me mettre sous la dent… »

J’en lâchai mon verre.

« Eh ! s’écria Azazel. Qu’est-ce que j’ai dit ? Arrête de papoter avec ta copine et au dodo ! 

— C’est pas… ! »

Nola se déhancha langoureusement en retournant les rejoindre tandis que je montai dans la chambre en grommelant.

Je n’appréciais pas la tournure que prenaient les évènements, et encore moins qu’elle soit ici alors qu’elle m’avait menacée et traitée de sale petite garce et de pouffiasse. En même temps, que pouvais-je dire ? Si Nola voulait risquer sa vie pour les beaux yeux d’Azazel, je n’allais pas m’interposer. Tant pis pour elle si elle devenait un dommage collatéral, c’était son choix. Je n’allais pas perdre du temps à essayer de lui faire comprendre que les enjeux étaient hautement plus importants qu’une nuit avec l’adonis de service.

Je m’allongeai sur le lit, mais j’étais incapable de dormir. En plus d’avoir peur de me retrouver dans les Enfers, je m’inquiétais pour Sasha, Max et Jade. J’avais peur qu’elles finissent comme Élise. Je balançai l’oreiller de frustration. J’aurais aimé trouver une alternative à ce plan, pour qu’elles ne soient pas en première ligne, mais Azazel avait raison : nous avions besoin de leurs voitures. Merde !

Je me levai et déambulai dans la pièce, à regarder partout comme si la réponse allait s’afficher sur un des meubles. Comment faire pour les protéger ? Je serrai le poing en activant mon pouvoir. En aurais-je assez pour combattre ?

Mes pieds se plantèrent devant le bureau. Un phare de voiture illumina le bordel posé dessus.

Je pris la fiole de poison et la fis rouler entre mes doigts. Elle était si petite. Il suffisait de quelques gouttes pour terrasser un gardien et le rendre humain à nouveau. Un humain dans toute sa mortalité et sa faiblesse. Je fixais le liquide tanguer dans sa cage de verre au fil de mes mouvements.

Après tout ce qu’il s’était passé, après tout ce que j’avais enduré, je n’arrivais pas à croire que j’allais bientôt retrouver ma vie là où je l’avais laissée. Mais surtout, je n’arrivais pas à déterminer si j’avais hâte ou si, au contraire, je redoutais ce moment.

Non. C’était idiot. À quelques mètres de la ligne d’arrivée, la fatigue se faisait sentir, voilà tout. Il me fallait tenir encore vingt-quatre heures. Après ça, je pourrais enfin souffler, et penser à autre chose. Il me tardait que ce soit fini, même si cet après prenait mon cœur en tenaille.

Car après, il me faudrait reprendre les cours et rentrer chaque soir dans une maison vide. Seth retournerait à son séminaire et Azazel repartirait pour les Enfers. Sans compter que Quil quitterait l’établissement au prochain semestre. Je soupirai. La perspective de la solitude s’ajouta à mon cafard.

Avec le temps, une routine s’installerait peut-être, et je finirais le lycée pour enfin tourner cette page de ma vie et retrouver mes amies, toutes mes amies, à l’université. Mais cela ne ramènerait ni Matt ni John, ni ma mère ou Roberta. Rien ne le pourrait, il était trop tard pour les ramener à la vie. Ma mère resterait dans son asile, attendant ma visite le dimanche. Si seulement il y avait un moyen de la guérir.

Je serrai la fiole jusqu’à en fissurer la paroi. Je serais seule. Seule et minablement humaine. Je n’aimais pas cette idée.

Sur la chaise, mes affaires étaient prêtes pour le lendemain. Le seul tee-shirt neutre de ma mère, le pull noir de Matt, et mon jean fétiche. Avec eux, j’emporterai un bout de ma famille dans cette dernière étape, comme un talisman personnel. Je rangeai la fiole ébréchée dans la poche de mon jean.

On frappa à ma porte.

« Je peux entrer ? » demanda Sasha.

Je lui fis un signe de tête et nous nous assîmes toutes les deux sur le lit. Elle souriait. La lueur de la lampe de chevet apportait encore plus de douceur à son visage rond constellé de taches de rousseur. Sasha se maquillait peu, préférant un coup de blush abricot d’une tempe à l’autre et deux points d’eyeliner sous les yeux, plutôt qu’une complète à la Kim[1] comme le faisait Nola.

J’observai ses traits, ses yeux noirs pétillants, ses cheveux courts aux boucles joliment gainées, soyeuses et brillantes. Entre mes hématomes violacés, mes cernes bleus et mes cheveux filasses qui blanchissaient chaque fois que j’usais de mes pouvoirs, je devais passer pour un zombie au dernier stade de décomposition à côté de cette métisse souriante et pleine de vie.

« Nola et Azazel sont en train de se disputer en bas, commença-t-elle. Elle voulait être dans son équipe, bien sûr. Elle n’a pas changé, soupira-t-elle. Elle perd pas le nord, même quand la porte des Enfers s’apprête à s’ouvrir. Il aurait mieux valu pour lui qu’il garde son corps de chat… Comme je la connais, elle ne va pas le lâcher. En attendant qu’ils aient fini, j’en profite pour t’avoir pour moi. On n’a pas eu l’occasion de discuter ces derniers temps.

— Oui, excuse-moi.

— Ne t’excuse pas, sourit-elle. C’est normal. Tout est allé si vite et tu as tellement de choses à faire et à penser, sans compter tout ce poids à porter sur tes épaules. Ça doit être dur pour toi, surtout après la crise d’Élise… »

Je baissai la tête, et tentai de garder un visage inexpressif. Mon cœur s’accéléra et je soufflai lentement pour le faire ralentir. Ce n’était pas le moment de craquer. Pas maintenant. Sasha ne devait pas apprendre qu’Élise était décédée.

Sërb allait la ramener. Il remettra son âme dans son corps et nous ferons comme si rien ne s’était passé. Voilà. Voilà… Il n’y avait pas besoin d’inquiéter Sasha alors que tout allait bientôt rentrer dans l’ordre. Sërb allait tout faire pour que tout rentre dans l’ordre. Il ne pouvait pas en être autrement.

« Est-ce que tu tiens le coup ?

— Oui ! m’écriai-je en sortant de mes pensées obscures. Je crois, ajoutai-je. Je serre les dents en attendant que ça se finisse, mais ça va aller. Je vais y arriver.

— Je n’ai aucun doute là-dessus, tu es plus forte que tu le penses, dit-elle en posant sa main sur mon épaule. C’est Belzebuth qui a du souci à se faire. Je suis sûre qu’il ne s’attend pas à ça, et c’est comme ça qu’on le devancera. Et si jamais des démons sortent pour nous barrer la route, je suis prête. J’ai fait des recherches, tu sais. J’ai revu l’Exorciste, Evil Dead, Constantine, Le Rite et Dogma. J’ai pris des notes. Regarde, je me suis acheté sur eBay un chapelet qui a été béni par le pape Sixte IV en personne, fit-elle en me montrant son collier en bois. Ce gars accordait des indulgences plénières à tour de bras au XVe siècle. C’est une relique chargée de la plus pure énergie catho ! Et puis j’ai mis de l’eau bénite dans ma lessive et mon gel douche, mon corps est une armure divine ! Jusqu’aux chaussettes, précisa-t-elle en tirant sur sa chaussette rayée pour appuyer son point.

— T’es folle à lier, pouffai-je.

Eh ! C’est pour ça que tu m’aimes, parce qu’on se ressemble, rigola-t-elle à son tour. Je sais que j’ai peut-être l’air de prendre tout ça à la légère, et que ça t’inquiète, mais crois-moi : ce n’est pas le cas. J’ai parfaitement conscience des risques, mais je refuse de rester en arrière alors que je peux aider. Même un peu. Je suis du genre coriace. »

Difficile de ne pas lui donner raison sur ce point. Sa vie n’avait pas toujours été facile, si tant est qu’on puisse la qualifier de facile. Son père était devenu infirme des suites d’une balle perdue lors d’une opération de police qui avait viré au cauchemar pour toute la brigade. Sa mère ayant un poste haut-gradé qui l’accaparait beaucoup, c’était Sasha qui l’aidait le plus dans ses tâches quotidiennes.

Pourtant, jamais je ne l’avais entendue s’en plaindre. Elle avait appris la douleur, la frustration de l’injustice et la colère, et avait puisé dans ses forces pour garder le contrôle de sa vie malgré tout. Et sur ce point, pas de soucis : elle tenait la barre comme personne.

Sasha était une arme de destruction shootée à l’adrénaline et à un optimisme démesuré.

Je souris. Elle avait tort : on ne se ressemblait pas. Elle était bien plus forte que moi. Elle avait fait des recherches, certes improbables et sûrement inefficaces si on devait tomber nez à nez avec un des sbires de Belzebuth, mais rien que de savoir qu’elle avait fait ça pour m’aider me réchauffait le cœur.

Dans sa vie remplie jusqu’à la lie d’obligations familiales, elle avait dégagé du temps pour pouvoir me soutenir dans ma tâche extraordinaire. Je me sentais comblée de la savoir à mes côtés. Prenant sa main, je me fis la promesse de faire de mon mieux pour la protéger.

« T’es bien plus que juste coriace, souris-je.

Ouaip, lâcha-t-elle en remontant ses lunettes sur son nez. Je suis un bulldozer anti-démons ! Ils n’ont qu’à bien se tenir, le trio infernal est en place ! »

Je me surpris à rire. J’eus du mal à reprendre mon souffle quand elle proposa de faire d’Azazel notre mascotte et de lui dénicher un serre-tête en forme d’oreilles de chat.

Au rez-de-chaussée, la porte claqua, mettant fin à notre fou rire. Nous tendîmes l’oreille et entendîmes Azazel pester contre Nola et la qualifier de casse… quelque chose. Il se retint de finir sa phrase.

Je pris Sasha dans mes bras pour lui dire au revoir. Elle me remercia d’un sourire et s’éclipsa en me souhaitant bonne nuit. Il fallait que je sois en forme pour demain. C’était la dernière ligne droite pour moi, pour Sërb, et pour Élise… Demain, tout serait fini. Je frissonnai en y pensant et me coucha en serrant les paupières. Tout irait bien.

Tout irait parfaitement bien…


[1] Kim Kardashian, la reine du contouring en trois couches !