Ap 51 : « Un dernier baiser avant de partir »
Ap 51 : « Un dernier baiser avant de partir »

Ap 51 : « Un dernier baiser avant de partir »

Je me couchai la boule au ventre, et dès que ma tête toucha l’oreiller, mon esprit bascula dans un monde cauchemardesque. J’aurais préféré traverser et me retrouver, brumeuse, dans la forêt de l’Érèbe. À la place d’une clairière paisible et automnale, mes rêves se trouvèrent peuplés de visions plus terrifiantes les unes que les autres, reflets sordides de mes préoccupations.

Élise courait au milieu d’un champ de fleurs, vêtue d’une robe de satin jaune. Ses longs cheveux ondulés flottaient au gré du vent. J’avais beau essayer de toutes mes forces de la rattraper, elle s’éloignait sans cesse. Le temps semblait être ralenti pour moi. Chacun de mes pas était lourd et pataud. Une main tendue vers elle, proche de la toucher, je trébuchai et basculai dans un gouffre avec une insupportable lenteur.

Des profondeurs, j’appelai à l’aide, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Il faisait si noir que je n’y voyais pas plus loin que le bout de mon nez. Je cherchai à grimper, mais la terre s’effritait entre mes doigts. Je reculai, tentai à nouveau d’appeler à l’aide, quand s’élevèrent derrière moi des murmures mêlés à des gémissements. Je me retournai. Une porte de sortie s’ouvrit, baignant de lumière cette geôle. C’est là que je vis Lucifer enchaîné au mur, et couvert de sang. Il murmurait mon nom en boucle. Je m’approchai de lui, mais la sortie se refermant, je n’eus pas d’autre choix que de l’abandonner à son sort. Je franchis la porte au dernier moment.

Celle-ci s’ouvrit au beau milieu de la salle du Conseil des Enfers, cette même salle dans laquelle j’avais aperçu Quatre pour la première fois. Chaque chaise était occupée par un déchu au visage masqué par un drap de soie noire. Ils étaient immobiles. Une rangée de statues sans souffle. Je reconnus le torse de crocodile de Baël, la veste en velours rouge de Stolas, et le costume trois-pièces gris d’Astaroth. Les autres formes étaient floues. Seule une forme bougeait et gloussait, au fond de la salle. Je me rapprochai en essayant de ne pas me faire repérer, me collant contre le mur et passant lentement derrière eux. J’avais cessé de respirer, mais mon cœur, lui, cognait dans ma poitrine tel un tambour de guerre. Le son de ses battements lourds et réguliers emplissait la pièce.

Nola était assise à califourchon sur les genoux d’Amon. Ses mains caressaient son torse avec désir. Je m’approchai en retenant mon souffle. La moitié de son visage était nécrosé, et une rangée de dents apparente suintait de noir. Ses yeux n’étaient plus que le reflet trouble des ténèbres qui nous entouraient. Un point rouge se mit à flamboyer dans ses iris lorsqu’elle me vit. Un craquement atroce d’os qui se brisent retentit, et sa nuque se disloqua pour tourner la tête dans ma direction. Elle sourit, mais même dans cette pénombre, il était facile de voir que ce sourire n’avait rien d’amical.

Je fuis aussi vite que je pus, et passai une nouvelle porte qui me ramena dans ma cuisine. Azazel levait la cafetière pleine en souriant. Il me proposa une tasse. Un tentacule sortit brusquement de la faille à ses pieds et enveloppa sa main. D’autres surgirent et s’enroulèrent autour de lui pour l’entraîner dans les profondeurs de la terre. Un tentacule se rua vers moi. Avec un cri aphone, à nouveau, je dus fuir.

Je passai la porte d’entrée pour me retrouver en pleine rue, sous une pluie battante. Quil se tenait là, immobile, à quelques mètres de moi. L’eau dégoulinait sur son visage, raidissant ses cheveux. Il portait son tee-shirt blanc à manches longues, collé sur sa peau par la pluie. Il paraissait plus pâle que d’habitude, et l’espace d’un instant, il me fit penser à Quatre. Je chassai cette idée de ma tête quand il tendit la main vers moi.

J’allais le rejoindre lorsque des ailes membraneuses se déployèrent derrière lui. Quil ne vit pas le danger. Je lui criai de fuir. C’est alors que mes cordes vocales se cassèrent telles les cordes d’un violon. Elles sortirent de ma gorge et pendirent sur ma poitrine. Affolée, j’essayai de les remettre en place, mais le sang coulait à flots. Je n’arrivais à rien. Je bataillais avec ma gorge tandis que de longues mains noires se glissaient sur les épaules de Quil, puis s’enroulèrent lentement autour de son cou. Sa nuque craqua, et avant même qu’il touche le bitume, je sus qu’il était mort.

J’émergeai de mon cauchemar, à bout de souffle et trempée de sueur.

Je me dressai dans mon lit, une main posée sur mon cœur qui battait à tout rompre ; une autre sur ma gorge, intacte. J’étais en vie. Cela n’avait été qu’un cauchemar. Je m’efforçai de respirer lentement pour me calmer. Puis je repensai au don de clairvoyance de ma mère, et un affreux doute m’assaillit. Et si… ?

Je repoussai la couette à la hâte. Je n’avais plus qu’une idée en tête : il fallait que je voie Quil. Il fallait que je sois sûre qu’il allait bien, que Belzebuth ne l’avait pas trouvé, et qu’il était bien vivant.

Mon pied rencontra une masse molle et froide. Je le relevai immédiatement. Azazel était allongé sur le tapis.

« Aza ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu… tu es resté toute la nuit ?

Mmh, grogna-t-il en ouvrant les yeux. Je ne suis pas arrivé à dormir. Y’a un truc qui me tracasse, et ne pas trouver de solution me fout sur les nerfs. Je ne te demande pas si toi, t’as bien dormi, vu que t’as pas arrêté de gueuler dans ton sommeil.

— Désolé. À ce propos, je dois absolument aller quelque part. Tout de suite », ajoutai-je en lisant sur mon réveil huit heures cinquante.

Sa réponse fut sans appel. Azazel se leva en disant qu’il était hors de question que j’aille au lycée, que le temps nous était compté, et que ce genre de délire romantique à deux balles n’avait pas sa place si près du départ pour les Enfers. Il enfila un pantalon et je fis de même tout en plaidant pour ma cause. Je manquai de trébucher en passant mes pieds dans les pans. Azazel me poussa et je retombai sur le lit, mon jean sur les chevilles.

« J’ai dit non. »

Son ton était ferme, mais je ne pouvais pas en rester là. La vision de Quil se refusait à me quitter. Je devais le voir. Aza vola mon tee-shirt et me repoussa à nouveau sur le lit lorsque je protestai. Il sortit de la chambre et je terminai de m’habiller à la va-vite, sans cesser de le supplier.

Le café avait déjà commencé à couler lorsque je le rejoignis à la cuisine, ma botte à la main. Azazel croisa les bras sur son torse. Je savais que nous manquions de temps, mais qu’était-ce que dix petites minutes ? Je lui lançai mon regard implorant le plus larmoyant, mais rien n’y fit. Il campait fermement sur ses positions.

« Alors qu’on doit ouvrir la porte des Enfers, t’es sérieusement en train de mendier un dernier baiser avant de partir ? Non, je suis désolé, mais on n’a plus le temps pour ça, gamine. C’est comme une envie de pisser : fallait y penser avant. »

Seule l’arrivée de Sasha, remontée à bloc pour ce grand jour, m’apporta enfin la délivrance que je recherchai tant.

« On va le prendre, dit-elle d’un ton aussi implacable que celui d’Azazel. Je l’emmène au lycée. Soit tu viens, soit tu nous attends ici. »

Azazel leva les yeux au ciel et nous accorda dix minutes et pas une de plus. Je le remerciai et partis sur le champ avec Sasha en enfilant ma botte. Il me jeta une écharpe en pleine figure et referma la porte derrière nous en hurlant : 

« Tu lui roules une pelle et tu reviens ! FISSA ! »

Dès que je fus dans la Jeep, je claquai la portière tout en tirant sur la ceinture, essayant de la clipper alors que Sasha avait déjà saisi le frein à main pour faire un demi-tour en urgence. Je plongeai tête première sur le tableau de bord.

« Désolée, mais l’amour n’attend pas !

— Merci, Sasha ! Merci du fond du cœur !

— Si ça peut te permettre d’être concentrée pour la suite, je trouve que c’est la meilleure chose à faire. Il devrait le comprendre, pourtant. »

Elle enclencha la vitesse et écrasa l’accélérateur. Nous arrivâmes à mon lycée trois minutes plus tard. Le parvis était vide et le parking plein. Les cours avaient déjà commencé.

Devant l’allée, Sasha ralentit. Je sautai en marche et envoyai un message à Jackson pour qu’il dise à Quil de sortir. D’un geste de la main, Sasha m’indiqua qu’elle allait faire le tour du pâté de maisons. J’acquiesçai tout en montant les marches quatre à quatre.

Mon cœur battait à tout rompre. Un mauvais pressentiment me compressait les entrailles. Il fallait que je le voie. Il fallait que je vérifie qu’il allait bien. Ce rêve devait rester un rêve. Pas une prémonition, par pitié.

J’atteignis la dernière marche au moment où la grande porte s’ouvrit. Mais ce ne fut pas pour laisser sortir Quil, mais Jackson.

« Merde, qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? s’inquiéta-t-il en découvrant les hématomes sur ma figure.

— J’ai eu un accident, mais rien de grave. Où est Quil ? » demandai-je, à bout de souffle.

Sa bouche se tordit en une moue qui ne présageait rien de bon.

« T’es pas au courant visiblement. Il a quitté l’établissement lundi dernier. »

Le couperet de ses mots trancha net mon agitation, me laissant sonnée, complètement désemparée. Quil était parti.

« Ça s’est fait super vite, on n’a pas compris. Il est passé en coup de vent, encore plus pâle que d’habitude. »

Les mots de Jackson se perdirent dans l’espace vide de ma tête. Mon cœur était en miettes. Je voulais revoir Quil une dernière fois avant de partir pour cette mission suicide. Rien qu’une toute petite dernière fois, juste le temps de lui donner un baiser réciproque. C’était tout ce que j’avais voulu. Qu’il sache…

« Il n’a pas voulu nous dire pourquoi il partait déjà. Juste que c’était la fin et qu’il n’avait plus de raison de s’attarder ici. Au fait, s’exclama-t-il en tirant un objet de son blouson, il m’a laissé ça pour toi. »

Dans sa paume se trouvait la petite boite d’onguent que Quil avait utilisé pour soigner les griffures infligées par Quatre. Je la rangeai dans ma poche. Le métal tinta contre la fiole en verre.

« Ça va aller, Persy ?

— Oui. Non. Enfin… ça va aller. Je suis juste… Je voulais vraiment le voir.

— Désolé, dit-il en haussant les épaules. Je dois retourner en cours, mais on pourrait organiser une soirée avec toute la troupe ce week-end, qu’est-ce que t’en dis ? Je vais t’en présenter plein d’autres des gars, tu verras. Un de perdu… »

Un de perdu.

« Ça te remontera le moral, j’en suis sûr, conclut-il.

— Oui, heu, ce serait… chouette. »

Chouette. Ben voyons. Comment les choses pouvaient-elles être chouettes alors que j’allais partir pour les Enfers, l’esprit embrumé par cette affreuse vision de Quil gisant sur le bitume ?

Jackson me frotta le crâne et tourna les talons. Je redescendis les marches mollement, fouillant dans ma poche. La boite cabossée était pleine à ras bord. Je pris un peu d’onguent et en posai sur mon nez. Ce truc verdâtre puait un mélange infâme d’herbes, mais c’était le seul souvenir que j’aurais de lui. La Jeep s’arrêta devant moi. Je refermai la boite en soupirant et montai à bord, la mort dans l’âme.

Aucun mot de Sasha ne réussit à me remonter le moral cette fois. Mon humeur morose flotta dans l’air jusqu’à la maison, où Azazel nous attendait en martelant le plancher. Il semblait aussi hésitant que soucieux, ce qui n’aida pas à améliorer mon optimisme précaire. Tout allait trop vite. Je ne me sentais pas prête.

Dans le salon, les meubles avaient été poussés pour que j’aie la place d’y former le portail. Je soufflai pour tenter de me calmer. Mon cœur se pressait de plus en plus dans ma poitrine alors que j’étais à présent au pied du mur. Prête ou non, il fallait y aller.

Je tirai sur le col de mon tee-shirt. J’avais chaud, et ma gorge était serrée par l’angoisse. Tout allait beaucoup trop vite. Ma salive se bloqua, refusant de descendre. Je déglutis à plusieurs reprises en épongeant mon front. Azazel me tendit le trancheur et me demanda si j’étais prête. Mes yeux se brouillèrent et le couteau se mit à bouger sans que j’en aie réellement conscience.

« Tu as peur, dit-il en voyant le trancheur trembler entre mes doigts.

— Je suis terrifiée, murmurai-je d’une voix chevrotante. Je sais que c’est débile, mais j’arrive pas à… J’y arriverais pas, Aza.

— J’ai jamais vu d’angoisse chez les débiles, ce qui est plutôt bon signe. Tout va bien se passer, tu vas y arriver… et puis tu ne seras pas toute seule cette fois, ajouta-t-il brusquement. Je t’accompagne.

— Quoi ? ! s’écria Sasha en même temps que moi.

— On a déjà failli te perdre une fois, il est hors de question que ça recommence. J’ai passé la nuit à réfléchir aux conséquences, et en fait, je m’en fous. Dès le départ, je ne voulais pas être là, mais maintenant que j’y suis, je refuse de te laisser courir un danger que ma présence pourrait t’éviter. Déjà, la dernière fois, j’aurais dû venir.

— Mais si tu poses un pied en Enfer, Astaroth le saura.

Rien à foutre. Tu es plus importante que des vacances séculaires. Ah non, hein, ne me fait pas ces yeux-là ! Ça suffit ! Bon. Je vais chercher un truc. Je reviens. »

Nous regardâmes Azazel monter à l’étage, encore choquées par sa décision. Je n’arrivais pas à croire qu’il allait prendre le risque de m’accompagner. Si Astaroth l’apprenait, il lui donnerait un blâme qui lui interdirait tout contact avec mon monde pour un long moment. Je risquais de ne jamais le revoir.

Sasha souffla, visiblement soulagée.

« Y’a pas à dire, il a l’étoffe d’un grand frère. Il me fait penser à Matt, dit-elle.

— Moi aussi », admis-je en souriant.

Il revint avec un vieux blouson en jean déchiré aux épaules. Il me le tint pendant que je l’enfilais, puis demanda à Sasha de se tourner.

« Je ne peux pas aller dans les Enfers vêtu de ce corps d’emprunt et je ne voudrais pas que tu t’évanouisses en découvrant ma véritable apparence, expliqua-t-il.

— Ça ne me fait pas peur, sourit-elle.

— Mouais, j’ai bien compris que rien ne te faisait peur à toi. Tu devrais faire un scanner pour vérifier ton amygdale. M’a pas l’air bien en forme. »

Sasha haussa les épaules.

« Bon. Alors, on pourrait dire que j’ai un minimum de pudeur et que j’ai pas envie de me défroquer devant toi ?

— Aza, je ne sais pas si je pourrais former un portail assez grand, m’inquiétai-je.

— On pense toujours que c’est un problème de taille, alors qu’en fait c’est la manière de s’en servir qui importe », dit-il avec un clin d’œil.

Sasha pouffa. Azazel lui sourit, heureux de son effet, et lui redemanda de se tourner avec un geste du doigt. Elle capitula.

Dès qu’elle fut de dos, il ôta son tee-shirt et fit glisser la fermeture éclair sur sa nuque. Il se débarrassa de sa peau, la plia avec soin, puis la posa sur le fauteuil. Il la dissimula sous le tee-shirt, puis se concentra pour rapetisser. D’un buffle à la taille d’un humain, il ne resta qu’un minuscule gobelin qui grimpa prestement le long de ma jambe jusqu’à mon épaule. Il enroula les fils du jean déchiré autour de ses bras, et s’y agrippa.

« Prête ?

— Prête », répétai-je en commençant à décrire un cercle.

Nous traversâmes sans difficulté. Azazel siffla en découvrant la clairière. Les arbres dénudés, les feuilles mortes au sol, il ne s’attendait pas à un tel changement. Il descendit de mon épaule et reprit sa taille normale. Il resta un moment à admirer le décor. Je tirai sur son énorme doigt pour le rappeler à l’ordre. Le temps nous était compté. Malheureusement, à peine s’était-il tourné qu’un sifflement suraigu retentît depuis la tour, suivi par le bruissement sinistre des ailes des traqueurs.

« Et merde. Ils n’ont pas perdu de temps », dit-il. 

Nous nous lançâmes à la recherche de Sërb. Azazel s’empressa d’aller fouiller les fourrés pendant que je courrai en direction du tronc d’arbre où il avait l’habitude de s’adosser. Les feuilles mortes formaient un étrange monticule. Du revers de la main, je balayai une première couche et découvris Sërb, dissimulé sous le tas de feuilles.

Je dégageai son visage de ce compost. Ses joues étaient creusées, et leur peau reposait sur ses pommettes osseuses. Ses lèvres larges et pleines avaient disparu. Sa bouche n’était plus qu’une ligne pincée qui recouvrait ses dents, et des sillons parcouraient son menton. Il ne restait de son tatouage que trois lignes bleutées. Ses paupières closes étaient gonflées. De leur pli découlait une rivière de rides, plus profondes les unes que les autres.

Je retirai un amas de feuilles autour de ce visage inconnu. Ses cheveux, intégralement blancs, traînaient dans la terre humide. Son torse se soulevait à peine sous sa respiration. Il était si émacié et vieux que mon cœur se serra. Il n’avait plus rien du robuste quadragénaire que j’avais rencontré. Sërb était un vieillard à présent. Un vieil homme au bord de la mort.

Il ouvrit un œil. Le fond de ses yeux était teinté de jaune. Il voulut se relever, mais ses bras ne le portaient plus. Je sifflai Azazel et lui fis signe. Il courut deux pas jusqu’à nous et vint le redresser avec douceur. L’effroyable frémissement des traqueurs s’intensifia, nous informant qu’ils se rapprochaient. Nous devions décamper d’ici au plus vite.

Azazel glissa ses bras sous le corps de Sërb. D’un mouvement de tête, il désigna les chaînes cachées par les feuilles. Je sortis le trancheur de ma poche, et pris les chaînes d’une main. Une ombre nous recouvrit alors. Je levai la tête : un nuage noir de volatiles furieux volait en cercle au-dessus de nous. Ils étaient des milliers, prêts à nous fondre dessus.

« Coupe-les ! » hurla Azazel.

Le couteau s’enfonça à travers les maillons comme dans une motte de beurre tendre. Les chaînes retombèrent au sol et les menottes qui enserraient ses poignets s’évanouirent en fumée. Leur fumée s’éleva et m’encercla.

C’est alors que je me sentis submergée. Il y eut un crépitement, et l’air autour de moi ondula. Prise de vertiges, je manquai de tomber. Une voix s’adressa à moi dans ma tête. Elle soupira avant de murmurer ces mots avec un soulagement évident :

« Enfin. Te voilà. La descendante. Ma clé. »

Je levai la tête vers le portail. Au milieu de la fumée qui m’entourait peu à peu, je le vis chatoyer. Brusquement, mes bras s’illuminèrent, et les symboles mystiques apparurent. Ils grimpèrent le long de mes épaules jusqu’à me donner des picotements sur le crâne. Je vacillai. Qu’est-ce qu’il m’arrivait ?

Ma peau se recouvrit intégralement de noir, et se craquela de toutes parts. Des plaques entières tombèrent en morceaux sur le sol, libérant une peau de lave. On aurait dit un serpent se débarrassant de son ancienne peau.

Ma gorge se serra. Quelque chose m’étouffait. D’un coup de griffes maladroit, j’arrachai une plaque entière de peau noircie sur mon cou. Ma poitrine se morcela à son tour. J’époussetai la lourde peau carbonisée dans un mouvement de panique. Qu’est-ce qu’il m’arrivait, putain ?

Azazel recula, les yeux exorbités.

Je n’arrivais pas à reprendre mon souffle. Je reculai en haletant quand mon crâne éclata avec un bruit sec. C’est alors qu’une rivière de lave coula de ma tête jusqu’à mes pieds dans un rideau rougeoyant de cheveux brûlants. Mon visage me piquait. Tremblante, je me mis à frotter, à gratter, à m’arracher la chair. Ma peau tomba en plaques avant de s’écraser en cendres noires sur l’herbe.

Enfin, la carapace se fendit. Mon corps s’effrita, et bientôt, je me débarrassai de la peau qui avait contenu ma forme humaine pour n’être plus qu’un être de brasier infernal.

Au même moment, les traqueurs fondirent sur moi dans un concert de hurlements aigus. Je levai la main dans leur direction et projetai sans le vouloir un flot de lumière ardente. Leurs hurlements se muèrent en piaillements paniqués. Leurs corps s’embrasèrent, et les oiseaux tombèrent en cercle autour de moi. Leurs corps carbonisés se changèrent en cendre, et disparurent.

Je me tournai vers Azazel. Mes cheveux perdirent leur aspect de lave, cessèrent de fumer, et retombèrent sur mes épaules, complètement blancs. La lave se rétracta sur mes avant-bras qui reprirent forme humaine. De ma peau laiteuse s’échappaient encore des volutes de fumée. Mes vêtements étaient en lambeaux, mais par miracle, la fiole de poison ainsi que le baume de Quil dans ma poche étaient intacts.

La mâchoire d’Azazel pendait. Ahuri, il laissa tomber Sërb.

« C’est… le feu originel. Le feu infernal… Et tes yeux… Tes yeux…

— C’est con, haletai-je, parce que… quand j’étais petite… Je voulais plutôt être une sirène. Dans l’eau… tu sais. Le feu… ça n’a jamais été mon truc. »

Son sourire se crispa et un rictus tremblant agita le coin de sa lèvre. Le bruit que fit Sërb en vomissant dans le compost le sortit de son hébétement passager. Azazel le reprit dans les bras et enleva les feuilles collées sur son visage comme pour s’excuser de l’avoir lâché.

« Mon lien avec la porte est rompu, marmonna péniblement Sërb. Ce n’était pas moi qui empêchais ton éveil. C’était mes chaînes… Tu n’as…

— Plus tard les explications, le coupa Azazel. Garde ton souffle, on est pressés. »

J’acquiesçai. Nous avions déjà perdu assez de temps. Comme convenu, je déposai le trancheur en évidence sur le tronc d’arbre, à l’attention d’Astaroth. Les mains tendues comme je l’avais fait une fois en vol, je me concentrai pour former le portail de retour. Azazel contracta ses épaules pour entamer sa transformation et diminuer sa taille.

Je fermai les yeux et commençai mon œuvre quand il agrippa mon poignet et tira dessus frénétiquement à la manière de Max. Je rouvris les yeux, agacée. Il fallait que je me concentre.

Azazel avait toujours sa taille immense et un air idiot incrusté sur sa figure. Il tendit un doigt vers ma sphère. Sauf qu’il n’y avait pas de sphère.

En lieu et place de ma petite boule blanche se trouvait une immense plaque ronde, aussi large qu’une porte des étoiles de film de science-fiction. Jamais je n’aurais imaginé pouvoir créer quelque chose d’aussi imposant. La surface du portail chatoyait, et ses ondulations rougeoyantes se projetaient sur Azazel comme les reflets de l’eau que le soleil éclaire.

De l’autre côté, nous pouvions voir en transparence le canapé de mon salon, et Sasha qui faisait les cent pas en regardant sa montre. Aza fixait le portail, la bouche ouverte. Cette fois, il resserra sa prise autour de Sërb. J’entourai ma main autour de son gigantesque petit doigt, et l’entraînai avec moi à travers ce miroir.