Ap 6 : « Bon, Vomito, t’es prête ? »
Ap 6 : « Bon, Vomito, t’es prête ? »

Ap 6 : « Bon, Vomito, t’es prête ? »

Le lendemain matin, j’arborais ma tête la plus dévastée qu’il m’ait été donné d’avoir depuis que mon sommeil avait décidé de jouer son nombre d’heures sur un tirage de dé. Sans savoir qui était ce « Bel », il commençait déjà à me gonfler à squatter mes rêves. Qu’il vienne d’une série fantastique ou d’une dimension parallèle, je souhaitais juste qu’il y reste et qu’il me foute la paix. Je ne désirais qu’une nuit entière d’un sommeil profond, sans rêves, proche du coma.

La cafetière coulait. Une odeur de pain grillé embaumait le rez-de-chaussée. Après ce qu’il s’était passé hier, je m’étais exilée sur le grand canapé du salon, abandonnant ma chambre aux spectres. Je posai mon pied sur une masse molle et chaude.

« Fais gaffe, gros tas.

— Eh, mais qu’est-ce que tu fabriques par terre ? »

Matt était allongé au sol, dans son sac de couchage. Visiblement, mon état de santé l’avait inquiété au point de ne pas quitter mon chevet. Je le reconnaissais bien là, mon grand frère d’adoption.

« Je voulais être là au cas où tu te mettes à gerber au milieu de la nuit, dit-il en se redressant, les cheveux ébouriffés et les yeux cernés.

— Ooooh, tu as veillé sur moi ? babillai-je.

— Non, banane, j’espérais introduire l’inceste dans cette famille en dormant à tes côtés.

— Matt ! hurla ma mère depuis la cuisine, qu’est-ce qu’on avait dit sur ce genre de blague ?

— … pas le matin ? répondit-il avec un sérieux impeccable alors que je pouffais. Mais ça va ! Tant que vous n’êtes pas mariés, elle n’est pas officiellement ma sœur donc ce ne serait même pas considéré comme de l’inceste. Juste du détournement de mineur. 

— MATT ! » hurlèrent en chœur nos deux parents.

Matt était si fier d’avoir choqué les deux en même temps que je ne pus plus me retenir d’éclater de rire.

Lorsque nous avions emménagé chez John et ses fils, ma mère s’était inquiétée que je tombe sous le charme du cadet, Matt. Aussi beau qu’enjôleur, je dois bien avouer qu’il m’avait fait une forte première impression. Juste avant de se précipiter sur moi pour me shampouiner le crâne à coup de phalanges.

C’était l’image qu’il avait de ses nouvelles obligations de grand frère : m’embêter et me jouer des tours, mais également me protéger et veiller à mon bien-être. Tout ce qui lui avait manqué dans sa relation avec son propre frère.

Seth, l’aîné, était aussi austère et flegmatique que Matt était chaleureux et débordant de vie. Quelques mois après notre arrivée, son diplôme universitaire d’études théologiques en poche, Seth était parti intégrer le séminaire, situé plus au Sud dans la province.

L’ambiance à la maison avait alors radicalement changé. La tension s’était envolée. Les rires avaient remplacé les silences. Il n’y avait pas besoin de faire preuve de beaucoup de psychologie pour comprendre que Matt avait été heureux d’échanger un grand frère froid et acariâtre, futur prêtre catholique, contre une toute nouvelle petite-sœur, fille d’une cartomancienne excentrique un peu hippie sur les bords.

S’il avait su que nous avions des capacités surnaturelles en plus, il se serait jeté sur le téléphone pour le raconter à Seth. Juste pour le faire chier. Inutile de préciser que Seth n’avait pas été des plus ravis en découvrant ma mère et ses délires de païenne.

« Bon, Vomito, t’es prête ? On décolle dans cinq minutes. »

Ce n’est qu’une fois en cours, dans ma classe pleine à craquer d’étudiants boutonneux et inintéressants au possible, que je regrettai d’avoir rassuré ma mère sur ma santé avant de partir. J’aurais bien passé la journée à la maison, au calme.

Une réminiscence de ce qui peuplait potentiellement ma chambre me donna des frissons.

Non, finalement, le lycée, c’était bien, même si je peinais à suivre le cours de sociologie. J’avais pris cette option afin d’accumuler des points pour l’université. Pas ma meilleure idée. Je n’avais pas d’affection particulière pour cette matière, et la professeure n’arrivait pas à me passionner.

Heureusement, cela ne durerait que le temps du trimestre d’automne. De passage dans la région pour un important congrès, madame Abbott arrivait tout droit de son Écosse natale. Elle avait la fâcheuse habitude de marcher de long en large dans toute la classe, en lisant des pages entières du manuel avec un accent à coucher dehors. Faire une formation, même courte, dans les sciences de l’éducation n’aurait pas été du luxe.

Arrivée au bout de l’allée derrière moi, elle déplaça le chariot sur lequel était installée la télévision utilisée au cours précédent, qui lui bloquait le chemin. Le grincement strident du chariot me sortit de mes pensées un instant, mais sa voix monocorde me rattrapa au vol. Mes paupières étaient de plus en plus lourdes. Je gribouillais des dessins sur mon carnet, luttant au mieux contre la somnolence qui me reprenait. Lorsqu’elle se mit à recopier au tableau une interminable définition, je sombrai.

Froid.

Humide.

Noir.

Je ne savais pas où j’étais. Je ne savais même pas si je dormais. À tout moment, je m’attendais à entendre une de ces voix qui peuplent mes rêves, mais il n’en fut rien. J’étais seule dans cet espace onirique. Pourtant, cette fois-ci n’était pas comme les autres. Je frissonnais. Je sentais sur ma peau une brise fraîche.

Un pas en avant. Mes pieds s’enfoncèrent dans quelque chose de palpable. Je ne savais pas quel était ce sol, mais il était. Tout mon inconscient se concentrait sur cette sensation, sur ce sol meuble sur lequel mes pieds reposaient. Un autre pas. Je tendis un bras en avant, peu sûre de vouloir découvrir si je pouvais trébucher. Il n’y avait aucun obstacle devant, et rien autour de moi.

Comment un rêve pouvait-il sembler aussi réel et être, en même temps, si vide ? Il n’y avait en ce lieu ni lumière ni reflets, rien qui ne pouvait accrocher mon regard. J’évoluais dans le noir total, le néant. Il n’y avait pas un son, pas même celui du souffle de cette brise que je sentais pourtant sur ma peau.

La brise cessa. Je stoppai mes pas. Dans ce rien qui m’entourait, la panique s’insuffla en moi. Je sentais que je n’étais plus seule ici. J’arrêtai un instant de respirer, cherchant à capter un bruit. Mon cœur cognait dans un lourd galop. Un souffle tiède se fit alors sentir le long de ma nuque. Un soupir, suivi d’un chuchotement qui hérissa tous les poils de mon corps : « Je te vois ».

« Mademoiselle Evans, on ne vous dérange pas trop j’espère ? »

Tous les regards étaient tournés vers moi. Les bras croisés sur mon bureau, de la bave encore au coin de la bouche, plus de doute : je m’étais endormie en plein cours.

« Excusez-moi, madame Abbott.

— Ravie de vous revoir parmi nous. Bien, où en étions-nous ? Ah, oui : l’un de vous peut-il citer les facteurs qui exposent les individus à l’affaiblissement ou à la rupture de leurs liens sociaux ? Voyons… Vous. Votre nom ? Gabriel ? Restez concentré, je vous prie. Alors, Gabriel, ces facteurs ? »

La lumière du soleil agressait mes yeux. Chaque cliquetis de stylo pulsait dans mes oreilles. La vie, opposée au néant d’où je revenais, était brutale. Il fallait que j’en parle à ma mère ce soir, que l’on trouve une solution à ça. Entre les spectres qui s’incarnent à moitié pour grimper sur mon lit et ces rêves un peu trop tangibles à mon goût, je risquais d’y laisser le peu de santé mentale qu’il me restait.

Le cours reprit un rythme soutenu. J’avais du mal à suivre, encore perturbée par cette voix. Mon esprit la ressassait. « Je te vois. » Était-ce réel ?

Je déviai mes yeux de la fenêtre ensoleillée pour me retrouver dans ceux du nouveau. Gabriel. Ses grands yeux bleus écarquillés étaient fixés sur moi avec beaucoup trop d’insistance. Il ne clignait même pas des paupières. Ses yeux étaient crochetés sur moi, ahuris. C’était comme s’il se trouvait face au pape en personne.

Perplexe, cela ne me prit pas longtemps avant de passer d’une sorte de malaise à un profond agacement. Qu’est-ce qu’il avait à me mater comme ça ? Il n’avait jamais vu quelqu’un s’endormir en cours ou quoi ?

Je haussai un sourcil en écarquillant mes yeux à mon tour. Pris en flagrant délit de voyeurisme, il se mit à rougir comme une pivoine et détourna la tête pour noter les devoirs que la prof inscrivait au tableau.

Des devoirs. Au moins cela annonçait la fin imminente du cours. Je tendis la main pour prendre mon carnet… Disparu. Plus de carnet. Seul mon stylo, au capuchon mâchouillé, traînait en solitaire sur la table. Je cherchai autour de moi le débile qui avait pu me faire une blague aussi puérile, mais personne ne semblait se sentir concerné. Aucun regard en coin, aucune attention particulière. Ceux qui ne prenaient pas de notes bâillaient allégrement, la tête posée sur le bras.

La sonnerie retentit et la classe se dispersa, et toujours aucune nouvelle de mon carnet. Il n’était ni tombé par terre ni dans mon sac ouvert au pied de mon bureau. À croire qu’il s’était volatilisé par magie.

Je descendis les escaliers en maugréant après un mois entier de notes perdues, pestai jusque devant mon casier, quand le nouveau de la classe vint m’aborder avec un trop grand sourire.

« Salut, tu es Perse Evans, c’est ça ?

— On se connaît ? demandai-je sur un ton froid et méfiant, débordant d’une presque chaleureuse antipathie.

— Pas encore, répondit Gabriel. Élise m’a invité à la soirée de demain et elle m’a dit que tu y serais aussi, alors, je viens me présenter.

— D’accord », répondis-je sur le même ton, dans l’espoir que cette conversation s’arrête là.

Gabriel avait une carrure de mannequin, des cheveux blonds ondulés plantés au-dessus d’un visage angulaire particulièrement agréable, et portait un pantalon de costume gris avec chemise blanche cintrée qui peinait à contenir ses abdominaux que l’on pouvait compter à travers le tissu.

Je le toisai de la tête aux pieds. La différence de style entre monsieur parfait et ma dégaine grunge sortie des années 90 était digne d’un mauvais film pour ado.

Il me lança son sourire le plus éclatant et je fis un pas en arrière sans m’en rendre compte. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu du mal avec les personnes un peu trop sympathiques au premier abord. Elles me mettent mal à l’aise. Encore plus lorsqu’elles semblent sortir tout droit d’un magazine de mode.

Sauf Élise. Mais Élise était parfaite. Elle aimait tout le monde, surtout quand ils semblaient sortir d’un magazine. Cela ne m’étonnait pas qu’elle l’ait invité. Face à ce sourire aux dents étincelantes et impeccablement alignées, au-dessus de cette impressionnante rangée d’abdominaux, elle avait dû fondre comme neige au soleil. Élise était incapable de résister à une gueule d’ange.

Visiblement insensible à la froideur de cette première interaction, Gabriel se lança dans un long et pénible monologue d’introduction. J’étais coincée, obligée de l’écouter jusqu’au bout. Mon esprit se ferma instinctivement, transformant ses bavardages en bruit de fond façon asmr.

Derrière lui, un garçon se pencha pour ramasser quelque chose par terre. Dans ses mains, je reconnus mon carnet perdu.

« Eh ! C’est à moi, ça ! » l’apostrophai-je.

Sans lever les yeux vers moi, il ouvrit le carnet, lut mon nom inscrit sur la première page, puis le referma d’un coup sec. Il marcha jusqu’à nous et me le tendit lorsqu’il fut à ma hauteur.

Il était à peine plus petit que moi et d’une maigreur presque maladive, avec des jambes aussi fines que ses bras. Son tee-shirt blanc à manches longues, trop large pour lui, dévoilait les os saillants de ses clavicules.

C’était un mec en format de poche, avec une paire de lunettes de soleil Wayfarer noire qui cachait entièrement ses yeux. Ce modèle était un classique dans les années quatre-vingt, et j’avais encore celles de mon père dans un tiroir.

« Merci », dis-je en reprenant mon carnet. 

Il continua son chemin sans répondre, les mains plantées au fond de ses poches. Pour sûr, ce gars-là n’était pas commun.

Je le suivis des yeux un instant, avant que le raclement de gorge de Gabriel me rappelle son existence. Son sourire était confus, et il semblait nettement moins à l’aise que la minute auparavant. Il s’efforça de rester courtois face à ma flagrante indifférence à son égard. Plantés l’un en face de l’autre, sans dire un mot, le temps parut s’étirer. Et s’étirer. Et s’étirer.

« Bon, et bien, heu… à demain !

— Oui. Voilà. À demain », répondis-je en feignant un semblant d’enthousiasme à l’idée de le revoir.

Je n’avais pas écouté un traître mot de ce qu’il avait continué à baragouiner. Mon esprit tout entier avait été accaparé par ce que pouvait bien faire mon carnet en plein milieu de ce couloir.

Le grincement caractéristique du chariot télévisuel, à l’étage, m’indiqua que la salle de cours se situait juste au-dessus de moi. Pile au-dessus. Je fixai le plafond en rejetant les hypothèses absurdes qui firent s’emballer mon imagination en l’absence d’explication rationnelle. Il ne pouvait pas avoir traversé le plafond, quand même… Je secouai la tête en ouvrant mon casier et y rangeai mon carnet.

Les vendredis, ma mère venait me chercher au lycée dans son abominable Mini-Cooper au pot d’échappement défectueux. Comme à mon habitude, je ne manquai pas de lui rappeler qu’il serait temps de prendre un rendez-vous chez un garagiste, à défaut d’un épaviste. Mais elle ne me répondit pas. Elle fixait la route d’un air préoccupé.

« Ta grand-mère arrive dimanche, finit-elle par m’annoncer. Elle restera quelques jours pour nous aider à tirer cette histoire au clair. Avec les… enfin, tu sais. Essaie de… d’être aimable. Ça ne sera pas facile, crois-en mon expérience. »

N’ayant jamais rencontré Roberta, je ne pouvais que la croire et, comme elle, m’attendre au pire. J’avais tout de même espoir qu’elle ait changé depuis le temps, et que ces quelques jours à la maison amélioreraient leurs rapports. Ma mère parlait toujours de ma grand-mère avec une tristesse mal dissimulée dans la voix.

« On va faire un détour par la boutique avant de rentrer, avec toutes les livraisons que j’ai dû faire aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps d’y passer. J’ai quelques affaires à prendre. »

Une fois arrivée, elle ne traîna pas, et s’engouffra directement dans l’arrière-boutique. Elle sortit de sous une table une cantine militaire. À l’intérieur, il y avait toutes sortes de fioles regroupées autour d’un gros coffre en bois. Ce coffre, verrouillé par un cadenas, renfermait un autre coffre, lui aussi cadenassé.

« Heu, maman ? Tu possèdes le trésor de Barbe Noire, ou c’est juste une passion particulière pour le principe des poupées russes ?

— Tiens, c’est pour toi, dit-elle en me tendant le carnet à couverture de cuir marron que contenait le dernier coffre. Ce manuscrit est dans notre famille depuis des générations. Il est temps qu’il te revienne. C’est important, Perse. C’est très important. Tu devras en prendre soin.

— Et c’est quoi, exactement ? demandai-je en le rangeant précautionneusement dans mon sac à dos.

— Je préférai atteindre que ta grand-mère soit là pour t’en parler. J’aurais dû le faire depuis bien longtemps déjà, marmonna-t-elle, mais je ne suis plus à deux jours près maintenant. »