Ap 9 : « Je me sens d’humeur à me faire un dieu ce soir »
Ap 9 : « Je me sens d’humeur à me faire un dieu ce soir »

Ap 9 : « Je me sens d’humeur à me faire un dieu ce soir »

Le feu crépitait. Des paillettes de braises, propulsées par les flammes, s’élevaient jusqu’à atteindre la cime des arbres. L’enceinte posée sur la benne du pick-up de Jackson hurlait une playlist de hard rock.

Élise grinçait un peu, car ce n’était pas son style de prédilection. Avec le ballet, les musiques classiques rythmaient son quotidien. Elle appréciait aussi ce qui passait à la radio, de la pop au rock, mais rien qui approchait ce qu’écoutait Jackson. Pourtant, Élise ne ratait jamais un de ses concerts. Peut-être était-ce plus pour accompagner Sasha, finalement.

Sasha Belanger était en quelque sorte la meneuse de notre groupe. Nous la suivions dans des concerts, dans des soirées au milieu de gens plus âgés que nous, et nous nous baladions dans les bois lors des nuits de pleine lune sous une impulsion de « se rapprocher de nos racines païennes ». Qu’elle n’avait pas, d’ailleurs. Sa mère était issue de la diaspora haïtienne et son père venait du Nouveau-Brunswick. Acadien, en plus. Si elle avait des racines païennes, celles-ci étaient aussi fines qu’un cheveu.

Près d’une dizaine de personnes arrivèrent avec Jackson, transformant notre début de soirée tranquille devant le feu en hystérie collective mêlant rock, alcool, et pétards qu’ils s’échangeaient avec peu de discrétion. Ils avaient ajouté au décor plusieurs bancs et chaises de camping, en plus d’innombrables caisses de bières.

Parmi ces invités surprise se tenait le garçon du couloir, reconnaissable aux lunettes de soleil qu’il portait encore malgré la nuit bien avancée. Si tous les autres avaient fait le tour pour nous saluer, dans un élan d’enthousiasme et de partage de bouteilles d’alcool non identifié, lui, en revanche, était resté debout à nous regarder. Il avait fallu que Jackson le bouscule un peu pour que l’on ait droit à un vague levé de main, la spécialité de Max. Cependant, lorsqu’il aperçut Gabriel en bout de banc, le maigrichon au carnet baissa la main et le fixa avec une si glaciale froideur que je ne pus m’empêcher de pouffer de rire.

Une chanson de Rob Zombie débuta. Sasha sauta dans les bras de Jackson puis l’embrassa avec fougue. Ils se mirent à danser d’un rythme endiablé, une canette de bière à la main. Gabriel regardait Sasha comme s’il était devant une shaman en pleine transe.

Son pantalon trop large flottait comme un drapeau en plein vent, et ses boucles d’oreilles en perles et en corne tintaient. Sasha arborait un style bohème visuellement complexe et agressif pour la rétine. Lorsqu’elle retira son pull pour dévoiler un haut bariolé au-dessus du nombril, Gabriel retint une exclamation. Ses yeux stupéfiés me firent sourire. Je le cachai derrière ma main.

Jade rejoignit Sasha sur leur piste de danse improvisée et Max la suivit. Quand celle-ci grimpa sur la benne, sa culotte rose fluo lui piqua la vedette, sous les hululements primaires des gars autour. Gabriel en tomba la mâchoire de consternation, et se mit à rougir plus qu’il était humainement possible.

J’eus du mal à me retenir de rire. Ce gars était hors de sa zone de confort, et plus que candide, il était l’incarnation de toutes les valeurs virginales : pas d’alcool ni de drogue, pas d’amis ni de musique contemporaine. Plus la soirée avançait, plus je commençais à me demander s’il ne s’était pas échappé d’une communauté mormone. 

À l’approche de minuit, une autre vague de personnes nous rejoignit. Des gars plus âgés, des filles venant d’autres lycées, et parmi eux, une blonde qui titubait sur de hauts talons. Elle enlaça amicalement Jackson et Sasha pour les saluer, puis vint se poser près du feu.

Son rouge à lèvres, d’un rouge vif, en parfaite opposition avec ses cheveux platine, bavait sur le contour de ses lèvres. Malgré le froid, elle ne portait qu’un blouson à franges sur un débardeur au décolleté plongeant. Dès qu’elle la vit, Élise prit la main de Gabriel et entremêla leurs doigts avant de détourner la tête.

Ce n’était pas la première fois que cette fille venait à nos soirées. Je ne la connaissais que de réputation, et celle-ci n’était pas ce qu’on pouvait qualifier de bonne, loin de là. Pourtant, c’était une amie de longue date de Jackson et de sa bande.

Passant outre les politesses, elle contourna le reste de l’assemblée et se jeta au cou du premier gars sur son chemin, puis un autre, avant de se raviser : elle avait une nouvelle cible en vue.

Le maigrichon au carnet demeura stoïque face à son entrée fracassante. Il leva à peine un sourcil lorsqu’elle posa son bras sur son épaule et lui sortit sa plus belle moue.

« Salut toi, c’est quoi ton nom ? Non, laisse, enchaîna-t-elle sans lui laisser la peine de répondre, je suis sûre que ça va me décevoir. Je vais t’en trouver un. Voyons voir. Tu ressembles pas mal à Loki, le frère de Thor.

— C’est vrai que tu as un air de ressemblance avec l’acteur, remarqua Sasha qui revint remplir son verre. Comment il s’appelle déjà ?

— Tom, répondit nonchalamment Max.

— Oui, voilà. Tom. Ça te va plutôt bien “ Tom ”. Ce sera ton nouveau nom à partir d’aujourd’hui. Tom Loki,le Dieu d’Asgard. Oh oui, je me sens d’humeur à me faire un Dieu ce soir, susurra-t-elle avec un air lubrique.

— Ce n’est pas un Dieu ! » s’écria Gabriel en se dressant tout à coup.

Sasha et moi nous échangeâmes un regard surpris.

« Je veux dire, reprit-il plus calmement en se rasseyant, il n’est pas un Asgardien. Loki est un monstre, un enfant des géants des glaces du Jötunheim. Il n’a pas sa place auprès des Dieux.

— Eh bien dit donc cachottier, t’as un petit côté geek ? T’es pas si irrécupérable que ça en fin de compte », plaisanta Sasha avant de retourner danser, accrochée au cou de Jackson.

Gabriel me jeta un coup d’œil furtif, puis se mit à regarder ses pieds. Élise vint à la rescousse de son malaise, en engageant la conversation sur la mythologie nordique et les comics. Jade n’en fut que plus subjuguée par le blondinet. Elle s’accroupit à ses pieds pour les écouter discuter. Ce fut la première fois que j’entendis Max grincer les dents de jalousie.

Ce n’était pas tout à fait le genre de soirée que j’avais espéré en venant : Élise était en train de tomber amoureuse de boucle d’or, Sasha dansait en descendant les bières les unes après les autres, Jade était émerveillée par le blondinet d’Élise, et Max boudait. Quant à moi, j’étais aux premières loges d’une parade nuptiale hautement tactile sur le gars le plus impassible qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Entraînée par une chanson au rythme plus langoureux, la blonde éméchée passa sa main sous le pull du maigrichon pour le caresser. Il la laissait faire sans broncher, les mains enfoncées dans ses poches. À croire qu’il était mort de l’intérieur. Ou qu’il maîtrisait à la perfection le mécanisme de défense de l’opossum.

Son regard pointait dans ma direction. Les flammes se reflétaient sur les carreaux de ses lunettes en ondulations rougeoyantes. Avec des lunettes aussi noires, il était difficile de dire s’il me regardait moi, ou s’il était simplement perdu dans le vide à se demander comment se sortir de cette situation.

Leur interaction unilatérale était tellement étrange que j’avais du mal à regarder ailleurs. Je me penchai vers Max pour lui demander le nom de cette fille. Elle me devança.

« Elle s’appelle Nola, chuchota-t-elle alors que j’avais à peine entre ouvert la bouche. Elle et Élise étaient amies dans le temps. Mais Nola a fait quelque chose de mal et Élise lui en veut beaucoup. 

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— J’sais pas, dit-elle en haussant les épaules. Mais ce n’était pas juste un refus de lui attraper la main. Donc moins pire, mais assez pire pour qu’elle ne veuille plus jamais lui parler. »

Je retournai à mon observation. Nola et Élise avaient été amies ? Qu’avait-elle bien pu faire pour que notre rouquine au grand cœur la raye ainsi de sa vie ? Ce n’était pas son genre de se montrer rancunière.

« J’sais que j’suis jolie, m’interpella Nola en me dardant de ses yeux noirs, mais j’te le dis tout de suite : les filles c’est pas mon truc.

Hein ? Pourquoi tu me dis ça ? 

— Tu me mates depuis t’à l’heure.

— Je… »

Mon regard passa alors d’elle à lui. Le maigrichon. Le rapporteur de carnet. Le maître opossum. Ce n’était pas elle que je regardais, mais je n’avais pas envie de me justifier.

« Désolé », dis-je en baissant la tête.

Max me tendit une canette de bière. Je la bus d’un trait. Je me sentais ridicule. Pourquoi m’étais-je excusée ? Je n’avais rien fait de mal. Avait-elle eu besoin d’être aussi tranchante ?

Pour mon plus grand soulagement, deux gardes forestiers secwepemc firent leur apparition. Comme chaque samedi, ils venaient surveiller que tout se passait bien, et que nous ne faisions rien de répréhensible sur leur territoire. Les fumeurs de joints se jetèrent presque dans les fourrés à leur arrivée.

Reconnaissant Adam Selpaghen, je me levai pour le saluer, quittant cette ambiance devenue malaisante.

« Salut Evans, tout se passe bien par ici ? Pas de drogue, j’espère ? demanda-t-il en haussant la voix à l’attention des fuyards qu’il avait déjà repérés. Tiens au fait, j’ai ceci pour ta mère, ce sont des graines de Datura qu’elle a commandé à notre guérisseur. Elle a précisé que c’était urgent, alors je te les remets. Range-les en sécurité, il ne faudrait pas que l’un de vous ait la bonne idée de les ingérer… ou de les fumer, renchérit-il de sa voix imposante.

— Merci monsieur Selpaghen, j’y ferais attention. 

Adam suffira. Montgomery, c’est bien toi ? demanda-t-il à Élise. Tu es si bronzée, je t’ai à peine reconnue.

— Oui, j’ai passé l’été en Italie chez mon père, répondit-elle gaiement, j’ai pris des couleurs.

— Ça te va très bien. Bon, on vous embête pas plus, les jeunes. Bonne soirée et pas de bêtises ! N’oubliez pas que vous n’êtes pas seuls dans ces bois », ajouta-t-il pour nous rappeler de faire attention à la faune environnante.

Après leur départ, deux autres filles plus âgées vinrent attraper Nola pour l’inviter à danser, ce qui la tira enfin loin du maigrichon. En le lâchant, elle me lança un regard noir que je pris comme un avertissement. Pas touche à ses affaires.

Le maigrichon profita de ce répit pour tirer une caisse de bières et s’asseoir. Pile en face de moi. À ma gauche, le regard de Gabriel se posa à nouveau sur moi. Ces deux-là m’épiaient à intervalles réguliers, avec plus ou moins de discrétion. Ça en était gênant. La soirée était en train de prendre une tournure étrange et déplaisante. Je repris une bière. L’alcool aidait à penser à autre chose.

Qu’est-ce qu’on était mal assis sur ce tronc ! Je me redressai, bougeant le bassin pour trouver une position plus confortable. Gabriel tourna la tête vers moi avant de se raviser. Je toussai pour m’éclaircir la voix. Voyant mon malaise augmenter, Max me tendit une autre canette que je vidai aussi vite que la dernière. J’étirai mes jambes, voulus m’intégrer à la conversation d’Élise, mais mon intervention ne fit qu’attirer un peu plus les yeux du blondinet sur moi. Tant pis.

Je finis par défaire mon chignon et coiffa mes cheveux sans plus me préoccuper de ce qu’il se passait autour de moi. Je les fis glisser entre mes doigts, démêlai les longueurs jusqu’au pointes, sans cesser de me demander si Loki me regardait toujours. Max prit une large mèche et m’aida à les coiffer en souriant. Je lui rendis son sourire. Elle adorait les cheveux longs, et dans le groupe, j’avais la palme. Mes cheveux coulaient dans mon dos jusque sur mes fesses.

Lorsque Nola revint, son carré platine plongea directement sur le torse de l’imperturbable Loki. Je ne sais pas pourquoi cela me dérangea à ce point. Je lui avais à peine parlé. Il n’y avait rien de…

Une bière surgit devant mon visage. Max plissa ses yeux en pinçant un sourire. Elle avait raison : nous étions là pour faire la fête, pas pour se prendre la tête. Je vidai la canette d’une traite. Celle-là, et toutes les autres qui suivirent.

Les flammes m’éblouissaient. Les étincelles des braises piquaient ma rétine. La musique vibrait dans mes oreilles. Chaque éclat de rire m’éclatait les tympans. Je me levai, vacillante. Il me fallait m’éloigner un peu de tout ce raffut. Max s’approcha et me proposa son bras. Je la rassurai.

Au loin, la forêt m’appelait. Elle semblait calme. Sombre. Accueillante. Je refusai l’aide de Max et avançai d’un pas lourd vers cet Éden.

J’avais trop bu. Je tanguais. Je peinais à avancer à travers les branches basses qui me fouettaient le visage, et les racines entremêlées qui embusquaient mes chevilles. Mais je m’obstinais, arpentant le chemin pour laisser le tumulte de la fête loin derrière. Je marchai jusqu’à atteindre ce bout de forêt où le calme qui y régnait apaisa mon esprit embrumé par l’alcool. Je pris une grande inspiration, les yeux fermés. Je n’aurais pas dû boire autant.

Mon estomac se crispa. Je me baissai, prête à rendre à la terre le trop-plein d’alcool, lorsque la température chuta brutalement. Les voix du camp se turent. J’ouvris les yeux. Une brume, venue de nulle part, prit possession des lieux et m’ensevelit totalement, me coupant du reste du monde.

Là. Elle est là. Je me pinçai le bras pour être sûre d’être encore éveillée. Prête. Des murmures montèrent dans le silence. Attendue. Les voix semblaient venir de tous les côtés. Elle est attendue. Dissimulés dans la brume, je ne pouvais pas les voir. Son destin l’attend. Leurs voix montaient dans un long et sinistre crescendo. Nous l’attendons.

« Putain, c’est pas le moment. Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Elle. L’air froid se chargea d’une humidité pénétrante. Je grelottai. Prendra. De la buée s’échappa de chacune de mes respirations. Sa place. Dans un raclement lugubre, des mains apparurent sur les troncs d’arbres tout autour. Les mêmes mains qui avaient investi ma chambre. Je déglutis. La porte. J’étais encerclée. Elle veillera sur. À leur merci. La porte.

« La porte ? Quelle porte ? » demandai-je, me retournant sans cesse.

Leurs ongles firent sauter des morceaux d’écorce. Je tressaillis. Et nous. Veillerons. Mon souffle se fit court. Sur elle. Je tremblai, mais plus de froid. La panique était en train de prendre possession de mon corps. Elle est là. Chaque voix, chaque âme perdue, semblait se rapprocher de plus en plus de moi. La clé. Pour la seconde fois, je craignais pour ma vie. Là. Ce n’étaient pas de simples spectres ni même des déterrés habituels.

Un autre craquement à ma gauche me fit sursauter. Elle a éclos. Un bras diaphane se dévoila, entourant un tronc. Ces spectres-là semblaient bien réels, consistants. Ils pouvaient me toucher s’ils le voulaient. Répondu. À l’appel. Les voix provenant de toutes parts, j’avais du mal à saisir ce qu’elles murmuraient. Mon cœur battait de plus en plus fort. Son destin. Je ne comprenais pas. S’est mis en place. Elle. Je n’arrivais pas à déterminer si j’étais en danger ou non. Est attendue.

« Je ne comprends rien, qu’est-ce que vous me voulez à la fin ? m’énervai-je.

— Ça t’arrive souvent de parler seule ? »

Le maigrichon au carnet se tenait appuyé contre un arbre, à me regarder derrière ses Ray-Ban noires.

« Et toi, ça t’arrive d’enlever tes lunettes ? » répondis-je du tac au tac, sur le même ton condescendant qu’il venait de me servir.

Les voix s’étaient tues à son arrivée. Je pouvais à nouveau entendre les rires de Sasha et Jackson au loin, sur un fond de musique rock. La brume était retombée. Le froid s’était retiré. Je cessai de claquer des dents. Sans se départir de son attitude impassible, il me fixa en silence. Je titubai en direction du camp.

Cet épisode spectral m’avait fait dessaouler en partie, mais je n’étais pas tirée d’affaire pour autant. La vision encore trouble, je trébuchai sur une souche en passant à côté de lui. Il me rattrapa au vol.

« J’ai pas besoin de ton aide, pestai-je en retirant mon bras de sa main.

— Tu es ivre.

— Et alors ? »

Que faisait-il ici, au lieu d’être auprès de Nola qui était si… je ne sais pas, jolie, entreprenante ?

« Comme tu voudras », dit-il simplement, en me laissant sur place sans plus d’égards.

Je venais de le rabrouer, pourtant, je ne pus m’empêcher de penser qu’il aurait pu insister. L’alcool m’embrumait l’esprit. C’est lui qui avait commencé en étant déplaisant, à quoi s’attendait-il ? À rien, visiblement.

Je restai seule un moment, à le regarder rejoindre Jackson et les autres. Il ne savait même pas que son intrusion avait mis fin à ma persécution. Son attitude impassible m’avait même rassurée dans un sens, car s’il ne pouvait pas les voir, cela confirmait qu’ils n’étaient pas incarnés. Ce n’étaient que des spectres. Les mêmes spectres que je voyais depuis aussi loin que je me souvienne. Ma peur m’avait fait imaginer une menace qui n’en était pas une.

Ce mec était arrivé au bon moment, et je l’avais remercié avec une amabilité remarquable. Ce fut d’un pas lent, et un peu honteux, que je retournai m’installer près du feu à côté de Max.