Ap 16 : Orchidoclaste !
Ap 16 : Orchidoclaste !

Ap 16 : Orchidoclaste !

Avertissement : violence physique

Devant les immenses portes en pierre de la salle du Conseil, je fus prise de bouffées de chaleur. Je tirai sur mon col, et inspirai longuement pour tacher de me contenir. Les trois jours octroyés par le Roi arrivaient à leur terme, et aucun des plans de Belzebuth ne m’avait fait plier comme il l’avait espéré. Il devait être à court d’options, et ce n’était pas rassurant. Lucifer m’avait affirmé qu’il ne pouvait pas m’envoyer dans le Tartare, mais… et si ?

Avant de savoir que Thanatos, l’ancien dieu des morts et passeur attitré des âmes mortelles, s’y trouvait, cette idée me terrifiait. À présent, je voyais cette possible punition extrême comme une opportunité de me dénicher un remplaçant.

La double porte s’ouvrit devant Astaroth. D’un geste de la main, il m’invita à entrer puis se retira. J’avançai sur le ruban de lumière qui disparaissait peu à peu à mesure que la porte se refermait. La grande salle voûtée semblait plus sombre que d’habitude. En bout de table, la silhouette de Belzebuth trônait sur le siège au plus haut dossier. Contre le mur, en retrait, deux points verts indiquaient la présence de Quatre. Ses prunelles luminescentes suivaient chacun de mes pas.

Belzebuth, lui, regardait les colonnes incrustées, l’air pensif, l’esprit ailleurs. Avachi contre l’accoudoir, les jambes croisées sur son genou, il faisait danser un verre d’alcool dans sa main. C’était mauvais signe de le voir ainsi serein. Je m’arrêtai à la hauteur de Quatre, et attendis. Belzebuth ne me prêta aucune attention. Je tournai la tête vers Quatre, accrochant son regard. Il s’en détourna aussitôt.

Je poireautai un moment, puis le silence et ce faux calme qui régnait, ce calme d’avant la tempête, devinrent trop oppressants. Je m’éclaircis la gorge pour signifier ma présence. Belzebuth avala son verre en une gorgée et le posa sur la table.

« Alors, commença-t-il sans me regarder. Es-tu prête à accepter ta place auprès de la porte ? »

Je pris une nouvelle inspiration mais ne répondis pas. Je voulais qu’il se tourne vers moi, qu’il me voie et qu’il voie sa défaite en face. Quand il m’accorda enfin un regard, son visage impassible s’effrita. Il me toisa puis releva ses lèvres en une moue écœurée, comme un père qui s’apprêtait à dire à sa progéniture qu’elle était sa plus grande déception. D’instinct, je redressai le buste, fière de l’avoir déçu et surtout, fière d’avoir gagné la partie contre le Commandant des Enfers.

« Je ne sais plus quoi faire pour te faire changer d’avis, soupira-t-il, désabusé. Mes méthodes déplaisent à Astaroth, et bien que je pense qu’il ait tort, il est évident qu’elles n’ont pas eu sur toi l’impact que j’espérais. Ne te réjouis pas trop vite, dit-il devant mon sourire qui s’élargissait à chaque mot, la partie n’est pas encore terminée. Il nous reste du temps. Considérons ceci comme un entracte, veux-tu ? »

Il fixa le fond de son verre vide puis se leva. J’eus un mouvement de recul. Il contourna la table et rejoignit une console de marbre de l’autre côté de la salle, incrustée dans le mur entre deux colonnes. Un chandelier de bougies noires éclairait plusieurs carafes de cristal, ainsi qu’un plateau de verres. Il se servit puis tourna la tête, la carafe encore à la main.

« Whisky ? me proposa-t-il.

Hein ? Heu… Oui. Merci », ajoutai-je par habitude. 

Belzebuth paraissait complètement désabusé. Il avait perdu, et il le savait. Ce n’était pas qu’un entracte : c’était la fin du jeu. Il posa l’autre verre sur la table et le fit glisser jusqu’à moi avant de rejoindre son fauteuil.

« Tu peux t’asseoir, dit-il en indiquant un des sièges, je ne te ferais rien. Nous avons à parler. Je ne sais pas si tu t’en rends compte, mais tu es une sale petite emmerdeuse et une effrontée. Ce monde n’est pas une putain de colonie de vacances. Pourtant, toi, t’es là à faire du shopping et à t’amuser en compagnie de tes super nouveaux amis. Il n’y a peut-être pas de caméras dans les bas-fonds, mais je ne suis pas idiot. Je connais bien les Babyloniens. Je sais à quel point ils peuvent faire bonne impression parfois.  

— J’essaie simplement de trouver ma place ici. C’était un ordre du Roi, non ? »

Le nez dans son verre, il pouffa, amer.

« Effrontée, c’est bien ce que je disais. Sauf que tu ne comprends rien de ce monde. Tu ne comprends rien aux êtres qui y demeurent. Crois-tu réellement pouvoir te créer un petit paradis perso dans ces lieux de perdition ? Vivre en bas sans être contaminée par leur déchéance ? Par leur hypocrisie et leurs vices ? Ce sont les Enfers, fillette ! Et ils portent bien leur nom, crois-moi sur parole, souffla-t-il. Il n’y a pas de vie qui mérite d’être vécue ici, en dehors de celle que je te propose : un travail honnête, un appartement de luxe, des valets à ton service, en Érèbe, loin de la vermine. Tu n’auras rien de mieux.

— Je ne comprends pas.

— Ça s’appelle une opportunité à ne pas laisser passer, il n’y a rien d’autre à comprendre.

— Non, je… Si tu détestes tant la vie ici, pourquoi ne pas devenir mortel ? Abandonne les Enfers et va vivre parmi les humains. Et fous-moi la paix au passage, ajoutai-je à voix basse.

— Aban… Abandonner les Enfers ? s’étouffa-t-il. Es-tu stupide ? Oh, ne te fatigue pas à répondre, c’était purement rhétorique. »

Il se leva remplir à nouveau son verre.

« Est-ce que tu as la moindre idée du mal que je me suis donné pour arriver où je suis aujourd’hui ? De tous les sacrifices que j’ai dû faire pour gagner cette place ? Et tu penses que je vais échanger mon âme immortelle, et vivre quoi, soixante ans là-bas, pour ensuite mourir misérablement ? Il en est hors de question. Je te l’ai dit, je veux le meilleur des deux mondes. Je le mérite.

Toi, tu as peur de mourir ? me moquai-je.

— Qu’est-ce que tu crois ? Les âmes immortelles ne le sont qu’une fois. Une seule. Ceux qui ont abandonné leur immortalité sont à présent enfermés dans un des niveaux des Enfers avec le reste du troupeau. Apathiques. Inutiles. Je suis bien là où je suis. Je suis à ma place au sommet.

— … Prisonnier. »

La carafe tinta si fort que je crus qu’il l’avait brisée. 

« En effet. Prisonnier, répéta-t-il avec aigreur. Pour l’instant. Mais tu pourrais changer cet état. Tu pourrais faire en sorte que la vie soit appréciable, ici, pour toi autant que pour moi. Si tu acceptes ta place devant la porte, je te foutrai la paix. Considère ça comme un pacte de non-agression. »

Je ne pus me retenir de pouffer. La colère s’invita et me rongea les viscères.

« Après tout ce que tu m’as fait endurer ?! Après avoir tué toutes les personnes qui m’étaient chères ?

Oh ! Cesse de dramatiser, elles sont toutes ici, ou presque. Ta famille, ton amie, une vraie maison de vacances !

— Mais ils n’auraient pas dû y être ! T’as écourté leur vie ! T’as chié sur leur libre arbitre !

— … J’ai quoi sur leur libre arbitre ?

— Va chercher ton salut ailleurs. C’est toujours non. »

Belzebuth serra les dents et revint jusqu’à moi. Il avala son alcool d’un trait et posa son verre à côté du mien. Puis il se pencha lentement, planta ses immondes yeux jaunes dans les miens et reprit d’une voix douce, presque innocente :

« Ton obstination commence sérieusement à m’emmerder. Préférerais-tu appartenir à Amon ? Il m’a fait une drôle de demande. Je ne saisis pas son intérêt. Vous, les gardiens, n’êtes que des outils. Des objets. Alors, une femme, de surcroît… »

Je déglutis avec difficulté. Belzebuth inclina la tête, puis attendit que l’idée fasse son chemin dans mon esprit pour murmurer à mon oreille :

« Mais je dois manquer d’imagination. Peut-être que tu sais mieux que moi ce qu’il désire faire avec toi… avec ton corps… »

Il se rassit en face de moi et croisa les jambes. Son sourcil relevé et son sourire malsain prouvaient qu’il ne manquait pas d’imagination. C’est moi qui avais été naïve au point de penser qu’une fois les deux étages passés, Belzebuth n’aurait plus de cartes en sa possession autre que celle de m’envoyer pourrir dans le Tartare.

Jamais je n’aurais douté qu’Amon dévoile son plan à Belzebuth, alors qu’il comptait le trahir. Ce sale dieu pervers désirait faire de moi une incubatrice à demi dieux, la mère pondeuse d’une armée destinée à supplanter les infernaux et l’aider à s’emparer du commandement des Enfers.

Je dégageai une goutte de sueur sur ma tempe et pris le whisky. J’en avais besoin. S’il me fallait choisir entre la porte et Amon, ma réponse allait plaire à Belzebuth. Bordel, combien de temps restait-il avant le Conseil ?

Au moment où j’approchai le verre de mes lèvres, Belzebuth plissa légèrement les yeux, et Quatre fit bruisser ses ailes. Je gardai le verre en suspens. Mon cœur accéléra. La lumière de la salle était plus tamisée que la dernière fois. Ça m’avait interpellée en entrant, mais je n’avais pas pensé que cela puisse dissimuler un piège.

Je penchai le verre en cessant de respirer. Mes yeux se parèrent de ce voile blanc, et me permirent de voir que le liquide était légèrement trouble et violacé, du même violet que le poison créé par les secwepemc.

Je fis mine de porter le verre à mes lèvres puis lui jetai en pleine figure. Belzebuth bondit de son fauteuil. Une fureur incendiaire brillait au fond de ses yeux. Mon siège bascula. Je donnai des coups avec mes jambes pour tenir Belzebuth à distance, mais il avait une force impressionnante. Il déploya ses griffes et brisa l’assise de la chaise, annihilant la dernière barrière entre nous. Il tira sur mes jambes, les écarta et se plaça entre elles.

Un hoquet de surprise m’échappa, venant d’une peur que je n’avais jamais songé ressentir auprès de lui.

Belzebuth m’écrasait. Je sentais ses hanches peser contre mon bas-ventre. Mes bras se raidirent lorsqu’il les attrapa d’une seule main. Des larmes de panique coulèrent. Je savais pourtant qu’il ne pouvait pas… qu’il n’était pas outillé pour… mais je ne pouvais m’empêcher d’y penser, d’imaginer…

Les poignets enserrés, j’étais à sa merci, dans la pire des postures. Je n’osais plus bouger. De sa main libre, il attrapa le verre brisé et le pressa contre ma bouche. Je pinçai les lèvres. Dans le restant de verre ballottait un fond de liquide violet.

« Ouvre la bouche ! » gueula-t-il alors que le poison s’écoulait contre la barrière de mes lèvres.

Je me coupai la joue en détournant la tête. Les serres de Quatre se rapprochèrent de nous. Il ne pouvait pas s’interposer, pourtant, mon cœur implorait qu’il le fasse.

« Maître, intervint-il d’une voix morne. Le Conseil va bientôt se réunir. Le Roi avait spécifiquement demandé à ce qu’aucun mal ne lui soit fait.

— Ça va ! Elle n’a rien ! s’écria Belzebuth.

— Sa joue, maître. »

Le sang coula sur mes lèvres. Je sentis sa chaleur, et son odeur de fer me monta aux narines.

Belzebuth souffla, exaspéré, puis me relâcha. Quand il fut debout à défroisser son costume, je pris une inspiration désespérée. Mes larmes de panique se mêlèrent au sang, et alors que je pensais que j’étais enfin sauve, ma joue se mit à briller, et des symboles jaunes grimpèrent le long de mon bras.

Le silence qui s’installa figea mon sang dans mes veines.

« Quatre ? Attends dehors, je te prie », dit Belzebuth avec une inquiétante lenteur.

La porte s’ouvrit et se referma dans un interminable grincement. La lueur sur ma joue s’éteignit, perdant sa lumière de concert avec la porte. Belzebuth m’attrapa alors par les poignets et me releva. Il inspecta mes menottes jusqu’à trouver l’entaille. Je crus qu’il serait furieux en comprenant mon stratagème, mais sa réaction fut bien pire. Un sourire carnassier se forma le long de sa mâchoire carrée, dévoilant de petites dents rondes prêtes à dévorer sa proie.

« Tiens, tiens, tiens, dit-il, amusé. Ce cher Sërberus n’est pas mort en vain. Il t’a transmis son don de guérison. Ces menottes n’ont pas été conçues pour restreindre ce genre de pouvoirs inoffensifs, et cette minuscule brèche a suffi pour les faire apparaître. C’est merveilleux. Absolument… »

Sans crier gare, il m’envoya valser sur la console. Les carafes éclatèrent. Je tombai dans les bris de verre. Quand je me redressai sur les coudes, je vis mes paumes s’illuminer. Le don de Sërb me soignait. Bordel. Pourquoi avait-il fallu qu’il se déclenche maintenant

« … MERVEILLEUX ! »

Il m’attrapa par les cheveux et me jeta sur la table, face en avant. Mon nez se brisa sous le choc. Je hurlai de douleur alors qu’il replongeait ma tête contre la table. La pierre se fissura. Belzebuth riait, proche de l’hystérie. Je sentais chacun de mes os se briser, puis se reconstruire, avant d’être brisé à nouveau. Ce monstre martelait ma tête sans répit. Mon arcade, ma pommette, puis ma mâchoire furent brisées tour à tour, mais le don de Sërb continuait son œuvre. Je n’arrivais plus à respirer. Le sang emplissait mes poumons à chaque inspiration désespérée.

Au bout de ce qui me sembla une éternité, il arrêta le massacre. Je glissai de la table ensanglantée et m’étalai par terre. Mes os se reformaient, gonflant et poussant sous ma peau. Des milliers d’étoiles noires dansaient devant mes yeux. Mon cœur était en bout de course. Lorsque je rouvris les yeux, je me trouvais nez à nez avec ses chaussures de cuir. Il me retourna d’un coup de pied.

J’avais envie de mourir.

Belzebuth m’attrapa par la gorge pour me relever. Il semblait extatique. Il patienta le temps que la lumière se dissipe pour me reposer la question :

« Alors, vas-tu prendre ta place devant la porte ? »

Il n’attendit pas que je réponde et planta sa main dans mon ventre. Ses ongles percèrent ma peau comme du beurre mou. Il mouva ses doigts dans mes entrailles en souriant de plus belle. Je régurgitai un flot de sang dans un toussement. Puis les étoiles se firent plus nombreuses. Je ne vis plus la lumière régénératrice et m’évanouis.

Je repris connaissance, la bouche pâteuse et une barre au front comme un lendemain de cuite. Belzebuth se tenait assis devant moi, les mains croisées sous son menton.  J’essayai de bouger mais quelque chose m’en empêchait. Ma tête était maintenue contre le dossier, et mes poignets ligotés aux accoudoirs.

« Bon retour parmi nous, fillette. Ce n’est pas très gentil de me faire des fausses joies pareilles, dit-il en se levant. J’ai cru un instant que tu étais morte, et que j’étais enfin débarrassé de toi. Mais ! Comme tu le constates toi-même, tu es bien vivante. Pire que des cafards », souffla-t-il avec véhémence.

Il tourna autour de mon siège comme un vautour avant de se placer devant moi. D’un coup de griffe, il entailla mon avant-bras. Les symboles réapparurent jusqu’à mon épaule.

« Ta jauge de pouvoir est à nouveau pleine, ce qui signifie… »

Il attrapa mon menton et le tira vers lui.

« Qu’une nouvelle partie peut commencer. Maintenant que tu as goûté à cette petite séance de SM hautement jouissive — pour moi en tout cas, je sens que tu vas te montrer plus accommodante. Il n’y a pas d’échappatoire. Ton sang coulera à flots s’il le faut, mais j’obtiendrais ce que j’exige. Échec et mat, chérie. »

Il relâcha mon menton et se rassit. La donne avait changé, oui, mais il n’avait pas gagné pour autant. Le Conseil était imminent. Il ne pourrait pas me torturer ainsi pendant des jours. Ce serait l’affaire de quelques heures, tout au plus. Mais serais-je capable de le supporter ?

Je soufflai. Sërberus m’avait offert son don. Il m’avait fait ce cadeau juste avant de disparaître. Que m’aurait-il conseillé ? Que me conseillerait Lucifer ? Lui qui se scarifiait pour expier ses fautes, lui qui cherchait dans la douleur un moyen de faire sortir sa culpabilité ; lui qui avait enduré une centaine d’années de torture pour m’avoir aidée…

Belzebuth souriait, assis confortablement dans son fauteuil. Il porta le verre à ses lèvres rendues lisses par la cicatrice de ma main. La marque de ma brûlure n’était pas partie. Il était loin d’avoir gagné comme il le pensait.

Je tentai d’activer la lave endormie au fond de moi, mais les menottes se mirent à siffler alors que ma paume n’était pas encore tout à fait rouge. Putain de menottes. Je pouvais guérir, mais pas attaquer. Tant pis. C’était déjà ça. Belzebuth pouvait me blesser, mais quoi qu’il me fasse subir, je guérirais. Je ne garderais aucune trace de ses sévices. Le cadeau de Sërberus me conférait l’avantage. Belzebuth releva un sourcil.

Je dépliai mes doigts le long des accoudoirs en imitant sa posture hautaine et décontractée. Mes articulations craquèrent. J’étais prête à entrer dans son jeu, obstinée et indestructible. Il me trouvait effrontée ? Je pouvais faire pire.

« Quand est-ce que je dois donner ma réponse ? Maintenant ou devant le Conseil au complet ? demandai-je d’une voix chaude.

— Enfin tu acceptes !

— Non.

— … Plaît-il ?

— Je voulais juste savoir quel moment tu préférerais pour annoncer ton échec. En privé, ou devant tes subordonnés, ton lieutenant… et ton Roi ? »

Belzebuth sortit de ses gonds. Il se dressa en furie, puis se rua sur moi, les griffes noires de sang séché. Je l’arrêtai avec un clin d’œil amusé.

« Vas-y. Défonce-moi, susurrai-je à la manière d’Amon, alors que ses mains se tenaient prêtes à m’arracher la gorge. On peut jouer à ce jeu durant des heures, je guérirais toujours. Ça va peut-être te défouler, mais ça ne changera pas ma réponse. Déchaîne-toi sur moi, ma satisfaction de te voir échouer devant ton Roi n’en sera que meilleure… »

Il envoya valser son fauteuil contre le mur, puis retourna les sièges autour en hurlant.

« Espèce de… de… peigne-cul ! Entêtée ! Alburostre ! Puterelle arriviste ! Sale gaupe ! Faraude ! Nodocéphale ! Orchidoclaste !

— Préviens-moi quand tu as fini, que j’aille chercher un dictionnaire pour me faire correctement insulter.

— SALOPE !

— Ah, celle-là, je la comprends. »

Il revint à la charge, pointant un doigt furibond et tremblant de rage. Au même moment, la porte grinça, et un rayon de lumière éclaira la scène. Belzebuth se redressa d’un bond, puis passa la main dans ses cheveux pour se donner une contenance.

« Amon, monsieur, annonça Bastien avec une révérence.

— Oui, merci. Et dis à Quatre de revenir aussi.

— Bien, monsieur. »

Je me démenai sur mon siège pour essayer de me libérer de mes liens. Amon entra en roulant des hanches. Son pagne blanc suivait les mouvements hypnotiques de son corps. Une vraie danseuse exotique. Il feignit une révérence exagérée et posa une dague sur la table. Le métal tinta. Je me débattis derechef. 

« Avec tout ça, j’ai failli oublier, dit Belzebuth. Quatre, approche, je te prie. » 

Un sourire malsain éclairait le visage mutin d’Amon. Il profita du fait que je sois attachée pour m’embrasser sur la joue. Il s’amusa de ma réaction dégoûtée puis alla se placer derrière Belzebuth sans cesser de sourire. Quatre vint à côté de mon siège et abaissa ses ailes.

« Je me doutais que son arrivée amènerait quelques changements par ici, continua Belzebuth, mais certains… ne me conviennent pas, dit-il en tournant la lame en direction de Quatre. Te voilà bien plus causant depuis qu’elle est là. Je ne suis pas fan. Amon ? Coupe-lui la langue, je te prie.

— Avec grand plaisir.

— Non ! » hurlai-je.

Les yeux d’Amon et de Belzebuth se braquèrent sur moi. Le dieu pencha la tête en souriant de plus belle.

« Non ? répéta Belzebuth, incrédule. Voilà qui me surprend de ta part. Et si… disons que je lui laisse sa langue en échange de… ta place devant la porte. Qu’en dis-tu ? »

Je me figeai, les yeux écarquillés d’horreur.

« C’est bien ce que je pensais. Mais je vais me montrer magnanime, dit-il en levant les bras. Quatre, coupe-toi la langue toi-même. »

Quatre ne bougea pas.

« Je dois vérifier si tu sais toujours envers qui doit aller ton allégeance. Amon m’est fidèle et si tu ne peux assumer ce rôle, il prendra ta place sans problème. Auprès d’elle aussi, soit dit en passant. Le Roi ne verra pas la différence. Elle, en revanche… »

Ce ton menaçant n’était pas un simple avertissement. Amon m’envoya un baiser. Je serrai les dents. Je ne savais que trop bien ce qu’il avait en tête, et l’idée de me retrouver seule avec lui me glaçait le sang, mais ce n’était pas juste de mêler Quatre à ça et de l’utiliser contre moi.

« Fidèle ? Lui ? crachai-je. Il veut prendre ta place ! C’est un traître !

— Sympathique tentative de diversion, mais qui n’est pas un traître dans les Enfers ? Revenons à nos moutons. Quatre ? J’attends. »

Quatre s’avança vers la dague et la porta à la bouche. Je fermai les yeux. Un immonde bruit mou m’indiqua qu’il venait d’obéir à cet ordre. Le métal résonna sur la table et je ne rouvris les yeux que lorsque je sentis la main de Quatre se poser sur mes poignets. Son visage n’exprimait rien. Seule la coulure carmin sur son menton et son torse témoignait de son geste.

J’étais sidérée. Est-ce qu’il ne ressentait vraiment rien, même pas la douleur ? Comment pouvait-il rester aussi stoïque face à la cruauté de celui qu’il appelait Maître ? Je n’arrivais pas à le comprendre. Il défit mes liens, puis m’empoigna par le bras pour me relever. Ses doigts serraient à me faire mal.

« Bien, reprit Bel d’un ton jovial. À présent, nous… »

Des bruissements s’élevèrent au-dessus de nos têtes. Une nuée de volatiles furieux volaient en cercle sous les arches. Ils croassèrent en cœur, avant de repartir.

« Et merde, pesta Belzebuth. Le Roi ordonne le rassemblement du Conseil. »

Il tira sur sa veste, recoiffa ses cheveux puis me lança sans sourciller :

« J’aimerais que tu prennes le temps de réfléchir au fait que ton amie et ta famille se trouvent sur mon territoire. Les Enfers recèlent d’endroits plus monstrueux les uns que les autres, alors penses-y avant de donner une réponse au Conseil qui risquerait de me déplaire. Si je ne peux t’avoir en te torturant toi, je n’hésiterais pas à m’en prendre à ceux à qui tu tiens. Ta mère, les deux mortels et, si je ne m’abuse, une délicieuse rouquine… »

Quatre serra plus fort, m’empêchant d’écharper vif cet enfoiré. Belzebuth inclina la tête en souriant, puis tapota son front pour m’inciter à y réfléchir. Je serrai les dents, le foudroyant des yeux. Il ne perdait rien pour attendre.

« Quatre ? Ramène-la dans sa cage. Et plus de papotage, mmh ? » ajouta-t-il en éclatant de rire.

Quatre serra mon bras jusqu’à la clairière. Plus je me débattais, plus il serrait. Ses griffes se plantaient dans ma chair qui se mettait à briller. Il me poussa à l’intérieur sans ménagement. Je me jetai contre les barreaux au moment où il tourna la clé dans la serrure. Son visage était fermé, insondable, comme aux premiers jours. Son menton ruisselait encore de sang, dans une hémorragie qu’il peinait à contenir en gardant les lèvres serrées. Je tendis la main vers sa bouche dans l’espoir de le soigner, mais il attrapa mes doigts en vol.

« Il n’avait pas le droit, murmurai-je, les larmes au bord des yeux. Je suis désolée que tu aies dû endurer ça par ma faute. Je… Je ne pouvais pas accepter. Pardon. J’espère que tu comprends. »

Ses pupilles émeraudes me fixaient sans ciller, mais sa main me relâcha. Au moment où je touchai sa joue, il ferma les yeux. Puis, comme s’il se rendait compte qu’il faisait quelque chose de mal, il s’écarta subitement et s’envola.

Mes jambes se dérobèrent et je m’affalai sur le sol froid. J’avais tout misé sur le vote du Conseil. Et si je faisais fausse route ? Je risquais bien plus que de me retrouver enchaînée à cette maudite porte. Ma mère, John, Matt, et Élise subiraient les répercussions de mon audace. Sans compter Amon… Je me recroquevillai et me laissai aller à pleurer.