Ap 19 : « Un nouvel espoir »
Ap 19 : « Un nouvel espoir »

Ap 19 : « Un nouvel espoir »

À mon réveil, les ailes rassurantes de Quatre avaient disparu. Je me redressai dans ce lit inconnu, aux draps rouges comme le sang. Le baldaquin ressemblait au mien, sauf qu’il était dépourvu de rideaux. Je me penchai d’un bord et de l’autre, à la recherche d’une silhouette tapie dans l’ombre. Personne. J’étais seule.

Dès que je posai le pied à terre, les bougies de chandeliers s’embrasèrent, illuminant la pièce. Agencée en rouge et noir, avec un sol en obsidienne et des murs en lambris bruns, elle évoquait un décor de cinéma pour film de vampire. Je réprimai un frisson et serrai le drap contre moi.

La configuration était sensiblement la même que ma chambre, avec un grand lit rehaussé par une estrade, une armoire à doubles portes sur ma gauche et une commode en face. Une couche de poussière recouvrait les meubles. Personne ne vivait ici. Je m’aventurai un peu plus loin, à la recherche de la salle de bain. J’écartai les lourds rideaux de velours rouge, et restai sans voix. Un immense bassin en mosaïque, entouré de colonnes et de fontaines dont s’écoulait une eau laiteuse, prenait toute la place.

Je voulais prendre une douche, frotter ma peau jusqu’à l’os pour retirer le souvenir des mains d’Amon. Cet enfoiré m’avait piégée en utilisant l’apparence de Quil. Une vague de frissons parcourut mon corps, la nausée monta dans ma gorge, et je m’accroupis en petite boule pour contenir mes tremblements. Je serrai le drap contre moi et me mis à me griffer les bras. Si Quatre n’était pas arrivé à temps, je…

« ENFOIRÉ ! » criai-je en me redressant.

Ce n’était pas juste ! J’avais passé toutes les épreuves ! J’avais réussi, mais même malgré ça, je restais à leur merci. Samaël m’avait pourtant dit que je ne craignais plus rien…

Je marchai en cercles devant la commode, puis m’arrêtai en découvrant mon reflet. Mes yeux étaient gonflés d’avoir trop pleuré, et mon rouge à lèvres avait filé. Je me frottai la bouche d’une main, de l’autre, et de plus en plus fort. Mon esprit se remémora la scène, ces baisers que j’avais cru être ceux de Quil, ses mains sur moi, et son… Je brisai le miroir d’un coup de poing, puis balayai tout ce qui se trouvait sur le dessus de la commode. Ce n’était pas juste !

Les bouts de verre se répandirent sur le sol. Mes phalanges brillèrent pour se soigner, et bientôt il n’eut plus de traces de mon geste. Se battre. Perdre. Recommencer. Je n’avais pas envie de perpétuer ce cycle pour l’éternité. Je devais partir, m’enfuir. Rentrer à la maison, pour retrouver Azazel, Sasha, et Seth.

Il était hors de question que je reste une minute de plus dans les Enfers. 

Je fonçai vers l’armoire. J’y trouvai des pantalons en toile et des chemises à col mao noirs. Je m’habillai à la va-vite, puis fouillai les tiroirs à la recherche de quelque chose de tranchant pour me débarrasser des menottes. Jackpot dans la table basse : des couteaux, des lames de rasoir, une dague, et un fouet aux lanières de cuir recouvertes de pointes en métal. Je ne savais pas qui habitait ici, mais au vu de ses objets personnels, il valait mieux que je ne m’attarde pas de trop.

Je déchirai un morceau de tissu pour former des boules que j’enfonçai dans mes oreilles, puis attaquai mes menottes à coup de lames de rasoir. Les menottes sifflèrent, les figures incrustées hurlèrent, mais je n’abandonnai pas. J’avais besoin de mes pouvoirs pour quitter cet endroit de malheur. Trois lames se brisèrent entre mes doigts, qui se mirent instantanément à briller. Je m’aidai d’un couteau pour faire levier. Puis d’un autre. Même la dague plia. Bientôt, je n’eus plus rien à ma disposition, alors que l’entaille demeurait intacte.

« MERDE ! »

Je me mis à tirer sur les menottes dans tous les sens, griffant le cuir jusqu’à me retourner les ongles. Les pouvoirs de Sërb me soignaient, mais ne m’empêchaient pas de ressentir la douleur. Je m’aidai d’un foulard que je nouai en une boucle pour me donner plus d’allonge. Le pied dedans, je poussai pour faire glisser la menotte. L’os à la base de mon pouce se brisa, mais la menotte, elle, resta toujours fermement attachée autour de mon poignet. C’était peine perdue.

J’essayai alors d’utiliser mes pouvoirs retreints pour créer un portail. Une maigre bille chatoyante lévita entre mes mains contractées par l’effort. J’avais cessé de respirer, et elle éclata comme une bulle de savon quand je dus reprendre mon souffle. Je retentai l’expérience, et forçai derechef pour le même résultat. Rien à faire.

 Je m’allongeai sur le sol frais, haletante et en sueur. Comment quitter les Enfers sans mes pouvoirs ? Il y avait forcément une autre solution. Réfléchis, Perse, réfléchis. Asmodeus envoyait ses commandes dans mon monde par une trappe, une bouche de l’enfer qui n’avait pas été scellée, et…

« La cascade ! » m’écriai-je.

Lucifer m’avait montré le passage pour retourner chez moi, la fois où Belzebuth m’avait piégée et que je m’étais ouvert les veines. Nous avions traversé des buissons épineux pour rejoindre un escalier en pierre. Une fois arrivée au sommet de la montagne rouge, là où le fleuve calme se déverse en une cascade dans le Styx, je n’aurais plus qu’à me laisser tomber. C’était ma meilleure chance. Ma seule chance.

Je sortis de l’appartement en trombe et dévalai les marches. Je traversai la plaine enneigée en courant, en direction du grand portail. Sauf qu’une fois devant, je me retrouvai confrontée à un autre problème. Le chemin se trouvait derrière ces grilles fermées. Pour le rejoindre, j’étais obligée de les ouvrir. Que se passerait-il alors ?

« Te voilà… » murmura une voix dans ma tête.

Une liane gelée se détacha lentement des arabesques de métal, et ondula dans ma direction. Hypnotisée par sa danse, je tendis une main fébrile pour aller à sa rencontre. La porte m’appelait. Elle m’attendait. Je fixais avec dévotion la branche gonfler pour se débarrasser de la glace, verdir et s’étirer, impatiente d’établir une connexion avec moi.

« La descendante. Ma clé… »

Les épines de givre tombèrent tandis qu’elle regagnait de belles couleurs vertes. À son extrémité, une jeune pousse se forma dans une torsion, et fit éclore deux petites feuilles. Alors que je m’apprêtais à la toucher, la main noire de Quatre se posa sur la mienne. Je sursautai. Je ne l’avais pas entendu arriver.

Il secoua lentement la tête en un non. Mes épaules s’affaissèrent comme un enfant pris sur le fait, et l’espoir me quitta. La pousse mourut, puis la liane se rétracta et retourna se figer dans les arabesques de métal. C’était fini.

Quatre m’attira à lui. Je le laissai faire sans me rebiffer. Il me porta puis abattit ses ailes. Nous volâmes jusqu’en haut de la montagne rouge, où il décrit un large cercle avant de se poser au bord du lac qui retombait dans le Styx en une cascade assourdissante. Au-dessus de l’emplacement exact du passage vers mon monde. Pile là où je désirais me rendre. Je lui lançai un regard confus. D’un geste de la tête, il m’invita à jeter un œil en contrebas.

Des milliers de barques remplies d’âmes créaient un embouteillage sur le fleuve. Un vieil homme encapuchonné avançait entre elles à l’aide d’une perche, tandis que l’homme à tête de chien du cours de yoga se frayait un chemin dans l’eau qui lui montait jusqu’au torse.

Il y avait des hommes, des femmes, mais aussi des enfants. Tous coincés sur le Styx, à attendre. L’homme à tête de chien portait les âmes dans ses bras pour les amener sur la rive surpeuplée, tandis que le vieil homme vociférait des instructions. Je tendis l’oreille, essayant d’occulter le bruit de la cascade. Sa voix me parvint comme s’il se tenait à quelques mètres de moi.

« Que ceux qui veulent errer parmi les vivants et les hanter déplacent leurs canots au fond. Non, au fond ! indiqua-t-il avec sa perche. Je viendrais vous voir individuellement. Que ceux qui veulent rejoindre la rive pour faire juger leur âme et atteindre l’au-delà fassent signe à Anubis ! Il va venir vous chercher. Gardez votre calme ! La porte va bientôt s’ouvrir. Ayez confiance.

— Quand ? s’insurgea une âme qui se leva, faisant tanguer l’embarcation. Cela fait des jours qu’on attend ! »

Un crocodile géant sortit sa tête de l’eau et se tint derrière l’âme, prêt à la croquer si elle s’aventurait hors de la barque.

« Bientôt ! Je vous rappelle qu’avant, sans obole, vous deviez poireauter sur cette rive pendant mille ans. Alors, prenez votre mal en patience. Asseyez-vous, conseilla Charon, à moins que vous ne vouliez qu’Âmmouth vous dévore et vous emporte dans le labyrinthe des châtiments sans avoir pesé votre âme. »

L’âme se retourna, et vit la mâchoire du crocodile s’ouvrir. Son visage se décomposa, et elle se rassit sagement dans la barque. Le nocher des Enfers fit reculer la barque du bout de sa perche et amena une autre à ses côtés. Il les triait et créait un passage pour Anubis.

L’angoisse se lisait sur chaque visage. Les femmes berçaient les plus jeunes pour les rassurer, et certains poussaient des cris déchirants lorsqu’Anubis les séparait de leurs familles. Mon cœur se serra.

Je reculai et rencontrai le torse de Quatre. Il rabattit ses bras autour de moi et prit un nouvel envol. Nous désertâmes la montagne rouge, passâmes au-dessus de la plaine, et contournâmes la tour Céleste. Puis Quatre replia ses ailes pour plonger à travers une brèche dans la terre. Je fermai les yeux.

Ça sentait comme une forêt après la pluie, un jour d’automne. Humide, boisé, avec quelques relents acides de champignons et de mousse. Puis nous quittâmes ce tunnel, et l’odeur s’estompa pour laisser place à un parfum de minerai, fait de soufre et de fer. Quatre effectua une légère vrille, et se posa dans une crevasse au plafond du quartier général.

Je rampai jusqu’au bord. Le personnel s’était rassemblé devant l’écran des entrées qui clignotait toujours de rouge. Un compte à rebours s’était affiché en dessous. Certains le fixaient en se tenant les mains. Leurs visages étaient froncés par l’impatience et l’angoisse.

Samaël était juché sur le balcon de son bureau. Il fixait lui aussi le tableau d’affichage. Une femme noire vint lui apporter une tasse de café. Elle était d’une beauté à couper le souffle. Ses longs cheveux étaient tressés d’or, et elle portait une robe de satin doré échancrée dans le dos. Il prit la tasse, la posa sur le rebord, et enlaça la femme.

« C’est bientôt fini, dit-elle d’une voix douce. Elle va régler tout ça. Ne t’inquiète pas, mon amour. Elle est là, à présent.

— J’ai peur, Lilith, souffla-t-il, la tête enfouie dans le cou de sa femme. Elle est si jeune, tant de choses reposent sur ses épaules. Je me demande si j’ai bien fait de lui montrer le quartier général. Et si elle avait pris peur ? Et si elle profitait de la cérémonie d’ouverture pour s’enfuir ? Je ne pourrais que la comprendre, mais…

— Sam, je suis sûre qu’elle comprend parfaitement ce que son rôle implique. Certes, c’est beaucoup de responsabilités pour une jeune femme de son âge, mais elle ne peut pas fermer les yeux sur la détresse dans laquelle nous nous trouvons. Elle ne se dérobera pas.

— Oui, mais…

— Elle ressemble à son père, tu l’as dit toi-même. Aie confiance en elle.

— Oui, tu as raison, dit-il en caressant sa joue. Je dois lui faire confiance. »

Je reculai et me laissai tomber contre Quatre. Samaël et sa femme connaissaient mon père. Comment… ? Il était mort, donc il se trouvait forcément dans les Enfers, mais le Roi prenait-il le temps de rencontrer chaque âme qui y vivait ? Cela semblait improbable.

J’étais encore plongée dans mes réflexions quand Quatre tira sur mon bras pour m’inviter à le suivre. Il y avait un escalier creusé dans la roche noire, pas plus large qu’un homme. J’avançai avec difficulté, et mes fesses parvenaient à peine à se frayer un chemin. Au moindre écart, je pouvais me retrouver coincée. Il suffisait d’un caillou mal taillé, d’un centimètre en trop. Pas plus. Quatre tirait sur mon bras tandis que je rentrais le ventre en priant pour que ça passe. Le tunnel se termina dans la grotte de la cité de Babylone.

Quatre sauta à terre d’un bond, et tendit ses bras pour m’aider à descendre de la plateforme. Je me laissai porter comme une enfant, les yeux éblouis par les lumières de la ville. Les néons et les tubes fluorescents rendaient l’obscurité autour plus noire encore. Nous marchâmes dans les dunes vers le mur qui entourait Babylone. Je craignais de devoir passer par le complexe sport et détente, mais Quatre m’indiqua une trappe un peu plus loin. Je continuai de le suivre dans une ruelle sordide et dépourvue du moindre éclairage, jusqu’à une sorte de place où s’étaient attroupés tous les habitants.

Sur une estrade, Pruflas le vieux levait les mains pour tenter de dompter une foule hystérique. Les gens se perdaient en grandes embrassades et en cris de joie. C’est alors que Paimon bondit au-dessus de la foule, jetée dans les airs par un colosse. Asmodeus. Je voulus les rejoindre, mais Quatre me retint et me fit signe d’écouter.

« Calmez-vous, je vous prie, s’époumonait Pruflas. Rien de tout ceci n’a encore obtenu de conclusions structurées valides. Nous n’en sommes qu’aux prémices d’une recherche qualitative sur la disparition des barrières limitatives !

— Demain ! hurla quelqu’un. Demain, nous serons libres ! Gloire à la princesse des Enfers ! »

Asmodeus posa Paimon sur ses épaules et donna un coup de coude à une créature à pull rouge, qui trébucha en jurant. Vassago.

« Je te l’avais dit ! s’exclama Asmodeus, le sourire jusqu’aux oreilles et quelques agrafes en moins. Cette petite est tout ce dont on pouvait rêver ! Grâce à elle, nous sommes libres ! C’est quoi cette tête d’enterrement ? 

Peuh ! cracha Vassago avec dédain. Vous vous réjouissez d’une simple annonce. Il n’y a rien de concret pour l’instant. Si t’as oublié les nombreuses promesses en l’air de Belzebuth, tant mieux pour toi. Moi je n’ai pas oublié. Qui nous dit qu’il ne va pas y avoir un événement fâcheux entre temps, qui fait que cela ne prendra effet que dans cent, mille, dix mille ans ?

— Mais ils l’ont annoncé, le Conseil l’a voté.

— J’emmerde le Conseil.

— Ce sera effectif après la cérémonie d’ouverture de la porte. Demain.

— Et bien je le fêterais demain alors, dit Vassago en feignant un rictus.

— Rabat-joie. Je comprends que tu te méfies du Conseil, mais aie confiance en elle. »

Les larmes me montèrent aux yeux en observant le visage rayonnant d’Asmodeus, le sourire de Paimon, et l’air soucieux de Vassago. Malgré ses mots acides, il croisa les doigts et marmonna, les yeux fermés, comme une prière.

Soudain, une musique forte éclata, et toute la place se mit en branle pour fêter la nouvelle. Je reculai, retournant me cacher dans l’obscurité de la ruelle, et me laissai tomber sur une caisse en bois.

Qu’est-ce que j’avais failli faire ?

J’avais voulu m’enfuir, quitter ce monde qui abritait cet enfoiré d’Amon, sans avoir songé aux conséquences. Je poussai un soupir consterné. Je ne m’étais pas rendu compte de l’importance de mon rôle, de ce que cela impliquait, pour les Enfers et ses habitants. J’y avais des amis à présent. Des amis qui comptaient sur moi. C’était une chose de me rabâcher les oreilles avec « les responsabilités du gardien de la porte », c’en était une autre que de voir, de toucher du doigt les répercussions de celles-ci. Pour le Royaume, pour ses gestionnaires, et pour son peuple qui m’avait érigée en tant que princesse.

Quatre vint se placer devant moi. Un concert de cris de joie et de sifflets s’élevait au-dessus de la musique.

« Je ne m’étais pas rendu compte… » murmurai-je, honteuse.

Il glissa une griffe sous mon menton pour me faire lever la tête. Ses yeux s’illuminèrent un bref instant, puis il tendit la main, comme une proposition. Je soupirai et la pris, consciente de sa signification sous-jacente : jamais je ne quitterais les Enfers.

Quatre me ramena à mon point de départ, devant le portail gelé, avant de s’envoler. Je mis une seconde à comprendre pourquoi il m’avait déposée là et pas au pied de la tour de l’Hadès.

J’avais un choix à faire. Une décision à prendre.

Sauf que je ne pouvais plus partir. Ma vie serait ici à présent. Et en attendant le jour où je régnerais sur les Enfers, où je pourrais enfin dégager cet enfoiré de son siège confortable au Conseil, je devrais serrer les dents. Parce que, pour ces êtres qui chantaient en chœur dans les entrailles de Babylone, je représentais un nouvel espoir. Et je ne voulais pas les décevoir.

Je fis demi-tour et retournai dans la tour. Je montai les marches, le cœur lourd, jusqu’à la chambre rouge. Je rangeai les couteaux, la dague et les morceaux de lame de rasoir dans leur tiroir, puis ramassai les éclats de verre du miroir. Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais besoin de le faire. De ranger, de nettoyer, pour m’éclaircir les idées autant que pour réparer mon erreur. Peu importait à qui était cette chambre, elle n’avait pas mérité d’être profanée de la sorte.

Quand tout fut à peu près rentré dans l’ordre, je m’étalai sur le lit, la tête dans les coussins. Ce voyage dans les Enfers tournait dans mon esprit. Ça, ainsi que ces visages qui m’espéraient comme un putain de messie. Je soufflai dans le satin, épanchant une auréole de bave. J’aurais aimé pleurer, mais les larmes ne venaient pas. Je n’étais même pas triste, seulement abattue.

J’aurais aimé que Sërb soit encore là. Il aurait su quoi me dire pour me remonter le moral. Je me redressai. Je pouvais aller voir Élise ! Cette pensée me revigora, et je me levai d’un pas décidé, quand la fenêtre s’ouvra brusquement. Je retombai sur le matelas.

Un ange aux gigantesques ailes noires se posa dans l’embrasure et se hissa à l’intérieur. Sur les pierres, ses mains laissèrent une traînée ensanglantée. Poussant sur le cadre, il mit un pied à terre. Ses longs cheveux noirs camouflaient son visage, et ses ailes pendaient mollement derrière lui. La tête basse, il avança sans se rendre compte de ma présence. Quand il dépassa le lit, je vis son dos recouvert de plaies béantes.

Lucifer.

Du sang coulait sur son passage. Je restai sur le lit, horrifiée. C’était son appartement. D’un pas lourd, il descendit les marches pour plonger dans le bassin, et s’enfonça en entier dans l’eau laiteuse. Ses ailes noires infusèrent l’eau, et retrouvèrent leur allure angélique, faite de plumes blanches aux pointes noires. Sa tête disparut, et j’eus un instant d’hésitation : les anges respiraient-ils comme les humains ? Une montée de bulles d’air me le confirma, mais quelques secondes plus tard, il n’y avait plus de bulles.

Le cœur battant, je courus jusqu’au bassin, sautai dans l’eau et me précipitai pour le rejoindre.

« Lucifer ! »

Ses ailes étaient étendues à la surface, mais lui flottait à peine, la tête enfoncée dans l’eau rougie par son propre sang. Je pris son visage entre mes mains et le maintins hors de l’eau.

« Reste avec moi. »

Il ouvrit furtivement les yeux avant de les refermer et de s’écrouler dans mes bras. Emportée par son poids, je plongeai et bus la tasse.

« Lucifer, reviens à toi. Je n’ai pas la force de te porter, bordel ! »

Passant son bras par-dessus mon épaule, je le tirai hors de bassin. Il était épuisé, mais à demi conscient. Assez, du moins, pour se laisser traîner jusqu’au lit. Il grogna de douleur, puis se tourna sur le ventre. Ses ailes se rétractèrent, puis s’enfoncèrent sous sa chair et disparurent, laissant deux longues cicatrices qui se perdaient dans la masse.

Je dégageai ses longs cheveux pour mettre sa peau à nu. Il était impossible de compter de nombre de coups qu’il s’était donnés. Les traces s’entremêlaient tant et si bien que son dos n’était plus qu’une plaie géante. Je retournai à la commode. En rangeant, j’avais aperçu une boîte d’onguent comme celle de Quil. Sur le lit, il lâcha une expiration de douleur. L’onguent en main, je revins auprès de lui. Lucifer grogna et grimaça, mais se laissa faire. Les plaies étaient profondes. La chair se détachait par lambeaux. Il n’y était pas allé de main morte.

« Pourquoi tu t’infliges ça ? » demandai-je dans un murmure.

Il ne répondit pas, et je choisis de respecter son silence. Quand j’eus terminé, je me penchai pour lui demander en quoi je pouvais l’aider, mais au son régulier de sa respiration, je compris qu’il s’était assoupi corps et bien. Je remontai le drap jusqu’en bas de son dos, et m’allongeai à côté de lui pour le veiller. Je ne pouvais pas le laisser seul, pas dans cet état. Il se tourna sur le flanc et nos visages se firent face. Mon cœur accéléra et mes joues virèrent au rouge.

Il était tellement beau. Le plus bel ange que Dieu ait jamais créé.

Mes joues devinrent écarlates lorsque, sans s’en rendre compte, il leva le bras et le fit retomber sur moi de toute sa lourdeur d’homme endormi. Le souvenir du jour où j’avais découvert sa caverne secrète aux mille et une lucioles me revint en mémoire.

Ce jour-là, alors qu’il s’était endormi à mes côtés, son bras avait failli retomber sur moi. J’avais réussi à m’enfuir juste avant qu’il ne me touche, pour me retrouver chez moi, dans mon lit. Cette fois, j’étais dans le sien, et en chair et en os. Je n’avais pas d’autre monde dans lequel m’éclipser.

Lorsqu’il crocheta son bras autour de moi et me ramena contre son torse à la manière d’un oreiller, mon cœur s’emballa pour de bon.