J’avais attendu que Lucifer se retourne dans son sommeil pour lui fausser compagnie. Ses plaies s’étaient refermées, sa respiration était régulière, il n’avait plus besoin que je le veille. Mais surtout, je n’avais pas voulu risquer qu’il se réveille en me découvrant à ses côtés.
Dans ma chambre, il n’y avait plus aucune trace de l’incident avec Amon. Le lit avait été refait, et le sol, lavé. À croire qu’on avait fait appel à un service de nettoyage express. Il y avait même une odeur de…
« Bonjour.
— AH ! sursautai-je. Putain !
— Langage, mademoiselle Evans. »
Une main sur la poitrine, mon cœur battait des records de vitesse.
« Bonjour, Maître Astaroth, pantelai-je.
— Voyons, nous sommes tous deux membres du Conseil à présent. Appelez-moi simplement Astaroth, voulez-vous ? »
Simplement Astaroth. Alors qu’il se confondait en mademoiselle Evans par ci, mademoiselle Evans par là…
« Que me vaut cette visite ? » demandai-je en faisant attention à me montrer aussi polie et courtoise qu’un dandy pouvait espérer d’une jeune femme.
Les coins de sa moustache se relevèrent sur son rictus ravi.
« Stolas est connu pour organiser des bals princiers, très “ classiques ” si je puis dire, bien éloignés des conventions de votre époque contemporaine. Ainsi, je me permets de vous proposer mon aide afin que vous ne vous sentiez pas trop… dépaysée. Savez-vous danser la valse ?
— Oui. Mon père m’a appris. J’étais jeune, c’était il y a longtemps, mais je me souviens des pas.
— Très bien. Alors, concentrons-nous sur votre tenue. »
Il ouvrit l’armoire puis abaissa deux poignées dissimulées sous les jupons. Il rabattit les portes qui se clipsèrent dans une enfilade de tringles de chaque côté des murs. Ma mâchoire se décrocha.
L’armoire cachait une pièce remplie de vêtements, de frous-frous, de corsets, de chaussures, chapeaux et accessoires de toutes les époques. Astaroth enjamba la marche et s’engouffra dans ce dressing digne des plus grands théâtres.
Je lui emboîtai le pas, les yeux brillants. J’avançai en caressant les multiples soieries, les velours, les cuirs et les fourrures. Astaroth sortit une longue robe rouge en satin, trop décolletée, et fendue jusqu’à l’os de la hanche. Le genre de robe que l’on trouve dans les films d’espionnage. Elle était magnifique, mais jamais je n’oserais porter un truc pareil.
« Mmmh, non, pas celle-là. Et puis je suppose que tout le monde s’attend à me voir arriver en rouge.
— Effectivement. Le rouge est la couleur de la puissance, de la force et de la passion. Que pensez-vous d’un bleu royal alors ? dit-il en tirant une robe avec une traîne et de la dentelle sur le buste. Symbole de loyauté et de sagesse. »
J’avais l’embarras du choix. Je passai devant des myriades de robes aux couleurs et aux styles plus extravagants les uns que les autres.
« Le bleu est aussi la couleur de prédilection de Lucifer, ajouta-t-il d’un ton un peu trop léger, bourré de sous-entendus.
— Non, je crois que je vais plutôt prendre…
— Vous seriez assortis.
— … celle-là. »
Je tirai un cintre, attirée par sa couleur éclatante. La robe était brodée de perles de verre et de cristaux monochromes. Je n’avais jamais vu quelque chose de pareil. Sa couleur m’appâtait comme un insecte devant une lampe. C’était elle.
Astaroth s’empara du cintre et l’observa avec un sourcil relevé. Le corsage ne tenait que sur une épaule. Ceinturée à la taille par un ruban fin, la jupe formait une cascade de tulle embelli de quartz, de cristal et de paillettes. Ils coulaient sur le tissu, et devenaient plus épars à partir des genoux. Le résultat était féerique.
« Un choix peu orthodoxe, dit Astaroth. La couleur de l’équilibre et de la renaissance. Quoi que, à y bien penser, cela me semble un excellent choix. Bien. Passez-la que je m’occupe des retouches. »
Des épingles plein la bouche, il cousait l’ourlet à la main, quand je lui demandais à quoi je devais m’attendre.
« À une présentation officielle plus qu’autre chose, et à beaucoup de danse. Comme vous êtes la seule femme du Conseil, ainsi que l’invitée d’honneur, nombreux seront ceux qui voudront danser en votre compagnie. Il y aura un orchestre, un buffet, et des spectacles en tout genre. Voilà, j’en ai terminé. Faites un tour pour que je voie. »
La robe brillait de mille feux en tournoyant. Je souris. C’était peut-être idiot, mais ce genre de robe était un rêve de Haute Couture. J’attachai mes cheveux en une demie-queue tressée, et Astaroth l’agrémenta d’un peigne d’argent décoré de fleurs. Il trouva également dans la commode des boucles d’oreilles pendantes en argent.
« Cela me semble on ne peut plus parfait. Maintenant, dit-il en me tendant son bras, permettez-moi de vous accompagner, chère membre du Conseil.
— Avec plaisir », répondis-je en inclinant la tête dans une révérence.
La tour céleste abritait, au même étage que la salle du Conseil, une immense salle de bal, reproduction impressionnante du château de Versailles en France. Les pampilles des chandeliers étincelaient, de concert avec les flammes des myriades de bougies. Le bal n’avait pas encore commencé, pourtant la salle était déjà pleine à craquer.
Nous avancions en direction du Roi qui se tenait au fond de la salle. Dès qu’il m’aperçut, il ouvrit les bras tel un patriarche. Les hôtes se décalèrent pour nous ouvrir un passage. Je soufflai en marchant au milieu de cette haie d’honneur constituée d’hommes et des créatures masculines en habits de cérémonie. Ils s’inclinèrent, dans une rangée de révérence.
Je lissai le côté de ma robe, puis vérifiai mon chignon. Astaroth voulut me rassurer en me répétant que j’étais parfaite, cependant je n’arrivais pas à dompter ma nervosité. Il relâcha mon bras devant le Roi, fit une révérence, et partit se placer avec les autres. Le Roi portait un costume noir avec une cravate rouge assortie à la couleur de sa peau. Sa forme démoniaque était plus imposante que sa forme humaine, plus large, plus musculeuse, et digne du plus grand des respects. Il m’invita à le rejoindre sur l’estrade, devant son trône.
« Te voilà. Tu es superbe. Cette robe vert émeraude te sied à merveille. »
Les infernaux s’amassèrent devant nous, chuchotants et murmurants. Le Roi leva la main pour réclamer le silence.
« Peuple des Enfers ! fit-il d’une voix grave qui emplit la salle. Membres du Conseil et Babyloniens. Sërberus est mort, laissant la porte figée. Nous avons été coupés du Royaume des Humains, et eux, de nous. Mais rassurez-vous ! Un nouveau gardien est apparu pour reprendre son poste. »
Il me plaça devant lui, et posa ses mains sur mes épaules tel un père fier de présenter sa fille au monde. Face à cette centaine d’êtres qui m’observaient avec curiosité, je n’étais pas à l’aise.
« Ce soir, nous célébrons l’avènement de Perse Evans, notre nouveau Passeur. Dès demain, elle reprendra la main sur la porte. En tant que nouveau membre du Conseil, sa première action fut d’ordonner la fin de la restriction sur Babylone. Accueillez-là comme il se doit. Elle est l’une des nôtres, l’une des vôtres ! Montrez votre allégeance. »
La foule s’abaissa par vague. Tous posèrent un genou à terre devant moi. J’en eus des frissons.
« Que le bal commence ! »
Ce fut le coup d’envoi pour une belle crise de panique. Les infernaux se précipitèrent tous dans ma direction pour m’inviter à danser. Mon cœur s’accéléra. Heureusement, le Roi me prit par le bras et m’emmena sur la piste, fendant la foule.
« Vous accorderez bien votre première danse à votre Roi ? »
Je souris pour toute réponse. Dès la première note, je suivis le diable au regard chaleureux dans une valse. Je réussis à ne pas lui écraser les pieds, et me laissai mener presque à la perfection. D’autres danseurs nous rejoignirent, et la salle se mit en branle. Lorsque la musique arriva à sa fin, il se sépara de moi avec une révérence. Sans me lâcher, il gronda :
« Que l’héritier s’avance ! »
Les applaudissements emplirent la pièce. Le Roi posa ma main dans celle de Lucifer, et je souris. Il portait une longue veste de kimono brodée de feuilles de bambou sur une chemise à boutonnière diagonale, qui descendait en deux pans sur un pantalon en coton flambant neuf. Tout vêtu de noir, seuls les boutons en nœuds et les broderies bleu électrique contrastaient avec le reste. Les cheveux peignés en arrière, il avait l’allure d’un roi du japon de l’époque médiévale.
Lucifer se plia dans une référence et se rapprocha de moi. En gentleman, il attendit que je mette mon bras sur son épaule pour oser poser sa main sur ma taille. Je ne savais pas si c’était l’effet du bal ou autre chose, mais il paraissait plus détendu. Son habituel rictus pincé avait fait place à un léger sourire.
Nous entamâmes le premier tour. Lucifer prit toute la place sur la piste. Assis sur son trône, Samaël nous observait en souriant. Lucifer me fit virevolter avec grâce devant les regards admiratifs. Entre ses mains, je me sentis voler. Plus la musique montait en puissance, plus il tournait, me soulevait dans les airs, et donnait tout pour épater la galerie. Je savais que le but était de montrer mon meilleur profil, mais je commençais à sincèrement apprécier ça. Lorsqu’il me porta à nouveau au-dessus de lui, je gloussai. Puis la musique arriva à son terme, et nous dûmes nous séparer. Lucifer me fit un baise-main qui relança un gloussement idiot de ma part.
Stolas applaudissait plus fort que les autres. J’avais le cœur qui battait à toute allure, le souffle court, mais une sensation de bien-être qui me réchauffait de l’intérieur. La roue avait enfin tourné, et cette célébration officialisait ma position. Lucifer me prit le bras et me ramena auprès du Roi.
« À présent, que la prochaine danse soit dédiée à nos gardiens. Que Bastien s’avance. »
Astaroth se glissa près du Roi tandis que la foule s’écartait et se plaçait de chaque côté de la salle. Ils murmuraient, et cherchaient des yeux l’homme de petite taille.
« Mon Roi, Bastien a dû retourner à son niveau. Affaire urgente.
— Quel dommage. J’aurais tant aimé que tous voient deux gardiens danser ensemble.
— Donc Bastien est bien un gardien, chuchotai-je.
— Il est notre architecte, mais il préfère le terme de designer d’intérieur. Sur les plans de redécoration d’Astaroth, c’est lui qui a façonné les nouveaux Enfers. Il est plus agréable d’être entouré de verdure que de flammes. Sa neutralité est un autre de ses atouts. Il est un des piliers de ce royaume, et le gérant du niveau six.
— Qu’est-ce qu’il y a au niveau six ?
— C’est… Nous aborderons ce sujet une autre fois, veux-tu ? Profitons du bal, et de ma déception de ne pas pouvoir te voir danser avec un autre gardien. Je suppose que Quatre n’est pas venu, comme d’habitude.
— Non. Il est ici, mon Roi. »
Samaël releva la tête à la recherche de la chauve-souris géante, et je fis de même.
« Quatre ? l’appela-t-il. Avance, je te prie. »
Sur la gauche, un jeune homme émergea de la foule. Il portait un costume cravate noir, et même des chaussures. Il avait fait disparaître ses ailes ainsi que ses cornes. Ses cheveux étaient coiffés en arrière. J’eus du mal à reconnaître ma brindille maléfique.
« Et bien, et bien, ça pour une surprise », souffla Samaël, aussi confus que moi.
Lorsque Quatre s’avança et tendit la main pour m’inviter à danser, ce n’était pas une rangée de griffes noires qu’il m’offrait, mais une main de garçon, blanche aux ongles bleutés, humaine. Mon cœur s’accéléra. Je pris sa main et me laissai entraîner au milieu de la piste sans arriver à décrocher mes yeux de son visage. J’eus l’impression de le voir pour la première fois.
Je retins mon souffle quand sa main se posa sur ma taille. Il me ramena contre lui et ma nuque craqua. Je glissai mon bras jusqu’à son épaule. Qu’est-ce qu’il était grand. Nous fîmes un pas sur la gauche, puis un autre, et sans y penser, je me laissai porter par la musique. Un pas à droite, et bientôt, je n’y pensai plus. Il resserra sa prise autour de moi, et un battement furieux prit possession de mon cœur. Mes doigts remontèrent pour se placer sur sa nuque. À mesure que nous tournions sur cette musique lointaine, ma tête se redressa à son niveau.
D’aussi près, il semblait différent. Ses sourcils épais formaient une barre au-dessus de ses yeux assortis à ma robe. Il avait un grain de beauté sur la joue. Ses lèvres closes me rappelèrent qu’il avait accepté de se couper la langue pour me protéger. Ses yeux étaient plongés dans les miens. Il ne regardait rien d’autre que moi. Il pressa ma main, et je ne fis plus attention à mes pas ni aux personnes autour. Une étrange boule grimpa dans ma gorge. L’air se fit lourd.
C’était perturbant de voir ses yeux ainsi, sans cette lumière surnaturelle pour percer l’obscurité. Ils étaient d’un vert hypnotique. Deux iris verts plongés dans les miens. Aussi clairs qu’une émeraude montée sur une bague d’or blanc. Habillé, humanisé, ce Quatre-là était troublant. Son visage inexpressif dégageait pour la première fois une douceur qui me comprimait la poitrine. Ses lèvres bombées par ses canines me rappelèrent celle de Quil, et alors que j’observais son visage sous toutes ses coutures, je compris pourquoi Azazel l’avait confondu avec mon maigrichon. Il…
Un raclement de gorge me ramena à la réalité. La musique s’était tue, remplacée par les applaudissements. Je flottais dans les airs. Quatre se pencha pour me reposer au sol. Il s’abaissa en signe de respect puis retourna parmi la foule qui ne le voyait même pas. Je reculai d’un pas malhabile pour me placer entre Stolas et Astaroth, au premier rang, près de l’estrade. La musique reprit, et les danseurs revinrent au centre.
« Ainsi donc l’attirance est réciproque, murmura Stolas.
— Non ! m’écriai-je. Pas du tout, me repris-je avant de murmurer en retour : vous vous trompez. Je ne suis pas… attirée… »
Mes yeux repartirent à sa recherche.
« … par… Quatre.
— Si vous le dites », sourit Stolas.
Quatre avait disparu. Je secouai la tête. Stolas se trompait. Son apparence m’avait surprise, voilà tout. Jamais il n’avait eu l’air aussi humain qu’à ce bal, entouré des plus beaux et des plus incroyables des anges. On me demanda de danser à de nombreuses reprises, que je refusai poliment en prétextant la fatigue.
J’avais besoin de souffler, de faire ralentir mon cœur. Les danseurs virevoltaient en rythme, et je cherchai des visages familiers parmi eux. Samaël avait invité tous les Enfers, pourtant je ne vis ni Asmodeus ni Vassago. À la fin de cette valse, une musique différente commença. Les danseurs retournèrent à leur place, et plusieurs êtres à la peau brune, habillés de blanc et couverts de bijoux en or prirent le relai.
« C’est au tour des anciens dieux », m’indiqua Astaroth.
Je reconnus l’homme à tête de chien du cours de yoga. Anubis. Il entama une danse en ligne avec à ses côtés, une femme à tête de crocodile, une sorte de pharaon, et un homme à tête de faucon. Ils étaient tous à demi nus. J’admirais leur chorégraphie avec beaucoup d’intérêt, quand quelqu’un me mit une main aux fesses. Je me retournai, furieuse, pour faire face à Amon. Mon sang se glaça dans mes veines, et en une fraction de seconde, ma colère se mua en panique.
« Salut chérie, je t’ai manqué ? » fit-il en se penchant pour m’embrasser.
Stolas plaqua sa main sur son visage et le balança sur la piste avec les autres dieux égyptiens.
« Tu es en retard », le gronda mon sauveur.
Amon rejoignit les autres en souriant. Je vis Anubis relever les babines à son arrivée, et la femme crocodile à ses côtés fit de même.
Amon était là. Aussi vivant qu’on peut l’être. Mon corps se mit à trembler et une larme furtive coula sur ma joue.
« Tout va bien ? me demanda Stolas.
— Oui, oui, mentis-je. Une poussière. Rien qu’une… poussière. »
Je me rapprochai de lui et regardai mes pieds en attendant que la musique s’arrête. Comment cet enfoiré pouvait-il être encore en vie après ce que Quatre lui avait infligé ? Saleté de dieu immortel…
À la fin de la musique, les anciens dieux s’inclinèrent devant le Roi et sortirent de la salle sous des tonnerres d’applaudissements. Anubis tenait fermement Amon par le bras, suivi de près par la femme crocodile qui faisait craquer ses phalanges en vue de – je l’espérais – lui casser la figure loin des regards.
La foule se tut et Belzebuth s’avança. Il s’agenouilla devant Samaël pour montrer son respect. Il serrait les poings, ses jointures en devinrent blanches. Lorsqu’il se redressa, il arborait ce sourire pincé d’exaspération arrivée à sa limite. Il fit un pas vers moi et tendit la main pour m’inviter à danser. Je reculai.
« À présent, le commandant va nous faire l’honneur de danser avec notre nouveau Passeur. Que cette danse soit gravée dans vos esprits comme l’alliance irrévocable des infernaux et des gardiens ! s’écria Samaël en levant les bras. Musique !
— QUOI ?! m’étranglai-je.
— Fillette, c’est à nous », grinça Belzebuth.
Je serrai les dents. Il fallait que je danse avec cet enfoiré ? Devant tout le monde en plus ? Je jetai un regard désespéré à Samaël, qui balaya la piste de la main comme pour m’inciter à prendre place de la façon la plus grandiose qu’il soit. Super.
Je pris la main de Belzebuth et le laissai me mener au centre. Tous les regards étaient rivés sur nous. Sa mâchoire grinça en se mettant en position. Quant à moi, je dus réprimer une envie de vomir quand il posa sa main sur ma taille. Cette situation lui déplaisait autant qu’à moi, mais nous étions coincés, dans l’impossibilité de refuser sans nous attirer les foudres du Roi. Il voulait sûrement faire taire les mauvaises langues en nous présentant ensemble, cordiaux.
La musique de la seconde valse de Strauss commença en douceur. Au premier pas à gauche, j’enfonçai mon talon dans son pied. Belzebuth étouffa un gémissement.
« Désolé », dis-je avec mon plus beau sourire forcé.
Tel un chat, il déplia des griffes et les planta dans mon dos au deuxième pas. À mon tour, j’étouffai un cri de douleur.
« Désolé », m’imita-t-il.
La flûte fit place aux violons, et mon partenaire tira un coup sec sur mes cheveux à la première pirouette. Je lui rendis la politesse en arrachant une touffe sur sa nuque. Ses yeux lançaient des éclairs aussi foudroyants que devaient être les miens.
Au premier frémissement des cuivres, il me porta dans les airs en écrasant mes côtes. J’en eus le souffle coupé. Je le remerciai d’un coup de genou savamment placé quand il me reposa. Il grogna et nous reprîmes notre danse, plus contractés que jamais. Il écrasa mes doigts dans sa main, alors je plantai à nouveau mon talon dans son pied.
Belzebuth me fit basculer en arrière. J’évitai de justesse son crachat en me décalant dans un mouvement digne d’un tango. Le volume de la musique augmenta de plus belle. Les autres danseurs furent impressionnés par notre performance, et se joignirent à nous, enchaînant pirouettes et pas de danses incroyables. Le bal prit des tournures de concours de danse de salon.
Relâchant son épaule, je profitai d’un demi-tour pour effectuer une sortie gracieuse, mais Belzebuth tira sur mon bras d’un coup sec. Mon épaule se disloqua. Il me ramena à lui dans une toupie maîtrisée, et me colla contre son torse. Ses doigts s’enfoncèrent dans mon dos alors qu’il pressait sa joue contre la mienne.
« Profite bien de ton moment de gloire, fillette, dit-il entre ses dents serrées, car il ne va pas durer. Tu seras morte avant de toucher à cette porte, et un gardien bien plus conciliant que toi s’éveillera. J’ai fini de jouer.
— Tu n’oseras pas. Je suis sous la protection du Roi. »
Son rire sans joie me fit froid dans le dos.
« Comme s’il pouvait m’en empêcher.
— Il t’enverra au Tartare si tu oses…
— Il n’est rien sans moi, me coupa-t-il. Je lui suis indispensable. On ne peut pas en dire autant de toi. »
Quand les danseurs changèrent de sens, j’en profitai pour lui asséner un coup de tête en passant. Il grogna et me poussa sans lâcher mes doigts broyés dans sa main, et effectua une pirouette qui permit un subtil échange de gifles. Un point partout.
Sur le bord de la piste, Astaroth se décomposait, alors que Stolas était hilare. Lucifer, lui, cachait son visage derrière sa main.
Lorsque la musique arriva enfin à son terme, nous étions tous deux à bout de souffle, en nage, et couverts d’hématomes. La rage illuminait ses pupilles et je sentis un voile passer devant mes yeux alors que les applaudissements emplissaient la salle de bal. Il se tordit dans une révérence et se retira en boitant.
« Vous ne pouviez pas vous en empêcher, n’est-ce pas ? s’amusa Stolas.
— Si je n’avais pas eu ces saloperies de menottes, je lui aurais fumé la gueule.
— Langage, mademoiselle Evans, souffla Astaroth.
— Désolé. »
Le bal continua jusqu’à épuisement. Le mien. Je dus danser avec une bonne dizaine d’anges monstrueux, ainsi que l’ensemble des membres du Conseil avant d’avoir enfin le droit de souffler. Les anges dansaient en changeant de forme, et buvaient en douce des fioles que je soupçonnais provenir du commerce illicite d’Asmodeus.
C’était une agréable soirée, si on laissait de côté l’apparition d’Amon et la danse avec l’autre enfoiré de commandant. Au moment où le buffet fut mis en place, la soirée se divisa entre les danseurs et les essoufflés comme moi qui vinrent recharger leur énergie en avalant quelques petits-fours. J’avais un muffin dans la bouche quand Stolas arriva avec une surprise à son bras. J’avalai ma bouchée et enlaçai Élise. Elle portait une longue robe rose à fleurs, et son sourire était un réconfort à lui seul.
« Je t’ai vue danser, tu étais merveilleuse, me complimenta-t-elle. Un vrai joyau des Enfers ! Et cette robe est sublime.
— Merci, mais tu t’es regardée ? Tu ressembles à un ange.
— N’est-ce pas ? » sourit Stolas.
Élise lui envoya une petite tape affectueuse.
« Je voulais te faire une surprise en invitant Matt, mais…
— Matt est ici ? m’écriai-je. Il va bien ?
— Il va très bien, me rassura-t-elle. Malheureusement, les gardes n’ont autorisé qu’une seule âme par accompagnant. Il a dû retourner à la plaine des Asphodèles. Tu pourras le voir plus tard. »
Élise me servit son plus beau sourire auquel je répondis par des larmes de joie. J’allais retrouver mon grand frère d’adoption, Matt. Il était là. Il ne m’avait pas oubliée, et surtout : il allait bien. Mon cœur se serra.
Stolas l’invita à danser et je les suivis des yeux en soupirant. La musique entama un classique de Beethoven. Élise embrasa la salle. Âme humaine ou pas, elle restait incandescente de beauté. Stolas et elle formaient un couple charmant.
« Ah, te voilà princesse, s’écria une voix familière dans mon dos.
— Asmodeus ! Vassago ! Où étiez-vous ? Je vous ai cherché toute la soirée.
— Au fond de la salle, avec les rebuts, pesta Vassago.
— La salle est grande, répliqua Asmodeus.
— On nous a quand même placés au fond.
— L’important est que vous soyez là, dis-je. Est-ce que la punition a été levée ?
— Demain. Après la cérémonie d’ouverture de la porte.
— Ça en fait des cérémonies pompeuses au pays des pédants.
— Ne fais pas attention à Vassago, il a perdu l’habitude des conventions sociales.
— Peuh !
— Merci, princesse. Tu as la reconnaissance éternelle de tous les Babyloniens. »
Il s’abaissa en une révérence.
« Non, non, le retins-je. Pas de ça entre nous, s’il te plaît. »
Asmodeus sourit et entraîna Vassago vers le buffet pour lui faire ravaler sa mauvaise humeur à grand renfort de hors-d’œuvre. Je terminai mon muffin en observant la salle.
Lucifer était assis aux côtés du Roi qui riait à gorge déployée, trop enjoué de profiter de la présence de son héritier et favori. Lucifer prenait part à la conversation avec un plaisir évident. Il souriait et cachait son rire derrière sa main. Mais il riait. C’était réconfortant de le voir ainsi, en sachant dans quel état je l’avais quitté ce matin. Il méritait d’être heureux.
Astaroth vint m’informer que je pouvais déserter la soirée pour aller me reposer si je le désirais.
« Je ne demande pas mieux, soupirai-je.
— Demain sera une journée importante pour vous. Pour nous tous. Reposez-vous. Nous viendrons vous chercher quand le temps sera venu. Quatre ? »
La silhouette sombre perça la foule et vint à mes côtés.
« Raccompagne-la dans ses appartements, je te prie. Je vous souhaite une bonne nuit, mademoiselle Evans.
— Bonne nuit, Astaroth. »