Ap 22 : « C’est moi, c’est moi! »
Ap 22 : « C’est moi, c’est moi! »

Ap 22 : « C’est moi, c’est moi! »

Je voulus essuyer le sang sur mon front, mais la blessure s’était déjà soignée d’elle-même, ne me laissant qu’une trace sèche et craquelée. Je tentai de me redresser en jouant des coudes pour remonter dans le lit et pour m’extirper du poids mort qui me maintenait couchée. Un poids mort sous la forme du corps fin, mais imposant, de Quatre, que j’avais emmené avec moi.

Allongé de tout son long sur moi, en travers de mon ancien lit, il paraissait mort. Sa respiration était lourde et sifflante, mais il était toujours en vie. Je sentais son ventre se gonfler contre mes cuisses. Ses ailes retombaient de chaque côté du lit à la manière d’une couverture trop grande. J’en soulevai une, la déplaçai et entrepris de le retourner. Heureusement pour mes maigres muscles, même inerte, Quatre demeurait excessivement léger.

Je repliai ses ailes et le fit pivoter sur le flanc. Son épaule avait été transpercée, et son torse portait la marque du coup d’épée qu’il avait pris à ma place. Une marque profonde qui inondait les draps et gouttait déjà sur le plancher. Il fallait que j’arrête cette hémorragie au plus vite.

Relevant ma jupe, je fonçai dans la salle de bain pour prendre la trousse de secours. La lumière ne s’alluma pas. Je fouillai à l’aveuglette dans les placards, puis fis passer le voile blanc sur mes yeux. Ce pouvoir-là était le plus utile de tous. La trousse en main, je ramassai dans les panières toutes les compresses de gaze, les bandages et les bouteilles de désinfectant que je pus trouver et retournai au chevet de Quatre.

Matt et ses vidéos de cours de médecine qu’il m’avait forcée à regarder pour me dégoûter se révélèrent utiles en fin de compte. Je savais ce qu’il fallait faire pour arrêter l’hémorragie. Je devais comprimer la plaie… sans lui briser la cage thoracique. Ce qui, au vu de sa corpulence, était un défi supplémentaire. Les gazes s’imbibèrent de sang, mes mains étaient rouges. J’avais beau appuyer, il continuait de saigner, et son visage devenait plus blanc à chaque seconde qui passait.

« Je t’interdis de mourir », le menaçai-je.

Quatre ne bougeait toujours pas. Sous mes doigts, je sentais les battements de son cœur décroître.

« Si tu meurs, je te tue, tu m’entends ? C’est à mon tour de te sauver alors t’as intérêt de rester en vie. »

J’avais des crampes, mais ne cessais de comprimer la plaie. Il était hors de question que je l’abandonne. Pas après tout ce qu’il avait fait pour moi. Pas après tout ce que j’avais traversé. Je refusais de perdre ne serait-ce qu’une personne de plus. Même lui. Surtout lui.

La blessure était profonde. Elle s’ouvrait sur une ligne droite de son plexus à son épaule. Avec le trou de flèche juste au-dessus, cela formait un point d’exclamation. Quatre avait besoin de points de suture, ce que j’étais incapable de faire. En revanche, Sërb m’avait transmis son don. Son pouvoir de régénération était passé en moi, à sa mort. En théorie, je possédais la faculté de le soigner.

En théorie.

Je rassemblai alors mes esprits et me concentrai sur la plaie, en m’imaginant la soigner. Rien ne se produisit.

Sërb m’avait prévenue : « Quand ils apparaissent, nos pouvoirs sont un peu compliqués à maîtriser. Avec le temps, ça s’améliore ». Je me souvenais encore de ce jour, de notre première rencontre dans la forêt de l’Érèbe. C’était le jour où j’avais découvert que je faisais partie d’une tout autre espèce. J’étais un gardien, un être humain doté de capacités incroyables. Mais pour le moment, l’être au don extraordinaire galérait à soigner une chauve-souris géante qui menaçait de lui claquer dans les pattes si je toussais trop fort.

Je me levai et fis plusieurs fois le tour du lit en secouant les mains. Il saignait toujours abondamment. Je devais faire vite. Et réussir cette fois. Je n’avais pas d’autre choix. Je ne savais pas combien de litres de sang pouvait contenir un corps humain normalement constitué, mais il était clair que Quatre était plus limité. Je soufflai un grand coup et rassemblai mon courage. Puis je grimpai sur le lit, m’assis à côté de lui et, après avoir récité une prière intérieure pour invoquer la sagesse et la confiance qu’avait Sërb en moi, j’apposai délicatement ma main sur son bandage.

La chaleur excessive de sa peau et sa respiration hachée par la douleur durent m’envoyer un signal, car ma paume s’illumina légèrement en jaune. Sur les gazes, le sang rouge devint brun. Je soulevai la bande de coton. Le trou fait par la flèche était presque rebouché. La respiration de Quatre se calma. J’essuyai mon front en sueur avec le sourire. Sërb aurait été fier de moi. J’y étais arrivée, et presque aupremier essai !

Je fis de mon mieux pour nettoyer le sang, désinfecter et rapprocher la peau avant de lui faire un bandage digne d’une momie. Je n’avais pas la technique de Matt… ou de Quil, mais cela tiendrait. Du moins, je l’espérais. J’installai Quatre plus confortablement, déposai sa tête sur les oreillers et remontai la couette sur son ventre.

Au moment de descendre du lit, je me demandai si je ne pouvais pas faire plus. Je retournai près de Quatre, et entrouvris sa bouche. Mes doigts caressèrent à peine ses lèvres que mes mains brillaient déjà de mille feux. Une masse se forma au fond de sa gorge, puis gonfla et ondula jusqu’à ses dents. Des papilles perlèrent sur sa langue rose qui vint mouiller ses lèvres, effleurant le bout de mes doigts. J’en perdis ma concentration.

Je me rassis, puis frottai mes joues incandescentes. Depuis le bal, ma perception de Quatre avait changé, je devais le reconnaître. Et même alors qu’il eût retrouvé son apparence démoniaque, je ne pouvais me retenir de le regarder avec une curiosité inédite. Il déglutit avec difficulté puis reprit une respiration normale. Je remontai la couette sous son cou, et quittai la chambre. Il avait besoin de repos et moi, d’une bonne tasse de thé. Ou d’alcool.

Je sortis sur la pointe des pieds. Les gonds grincèrent et le loquet cliqueta malgré mes précautions. Adossée à la porte, je soufflai. La pluie se mit à tomber au-dehors. Les gouttes résonnaient sur la toiture. Mes nerfs se relâchèrent, et je me laissai aller à pleurer.

Quatre était vivant. J’étais en sécurité. Le portail m’avait ramenée chez moi, dans mon monde. J’avais réussi à m’évader des Enfers. J’avais retrouvé ma liberté. Je m’affaissai en position assise le long de la porte. Avec tout ce qu’il s’était passé dans les Enfers, je n’avais plus osé imaginer revenir ici. Cela avait le goût semi-amer d’un vieux rêve qui se réalise alors que l’on avait fini par le mettre de côté par dépit. Je reposai ma tête en arrière. J’étais soulagée dans un sens, mais je n’arrivais pas à dire si je me sentais réellement heureuse. Les Enfers avaient besoin de moi. J’avais des responsabilités désormais. Je ne pouvais pas les laisser tomber.

J’étirai mes jambes en soufflant. Si je ne pouvais pas m’attarder ici, je me devais quand même de profiter de cette pause en terrain familier pour reprendre des forces et revoir mes amies. Un peu comme une permission militaire. Bientôt, je retournerais à mon régiment, mais en attendant…

Je me relevai avec grâce en attrapant les barreaux de l’escalier pour me hisser, puis défroissai ma robe. Mon poignet droit était lourd. La menotte restante retenait en otage la moitié de mes pouvoirs. Je devais m’en débarrasser. Avec un peu de chance, les clés étaient rangées avec les artefacts dans le sous-sol. J’avais rendu le trancheur, mais pas les autres objets que j’avais trouvés dans la salle des archives. Aza s’était moqué en les qualifiant de décoration, mais la fiche d’emprunt d’Astaroth m’avait informée qu’elles ouvraient ces menottes conçues spécialement pour limiter les capacités des gardiens.

Avant de descendre, je vérifiai que Quatre respirait toujours. Son torse monta et s’abaissa deux fois avant que je ne me décide à le laisser seul. Il devait se reposer pour récupérer, mais j’angoissais à l’idée que son état s’aggrave et que je ne sois pas à ses côtés.

Au rez-de-chaussée, les interrupteurs ne fonctionnaient pas non plus. Toute la maison était plongée dans le noir. Ce n’était pas gênant pour moi, néanmoins c’était étrange. Le frigo était vide, il n’y avait pas d’eau au robinet, et le contenu des placards avait été rangé dans des cartons. Peut-être Seth avait-il pensé que je ne reviendrais pas. Je ne pouvais lui en vouloir, étant donné que j’étais rentrée uniquement grâce à un concours de circonstances funeste.

Je secouai la tête et me dirigeai vers le sous-sol. Des planches consolidaient la porte et un cadenas sur une lame de métal maintenait l’ensemble verrouillé. Du bout du doigt, je le fis fondre et descendis. J’en profitai pour vérifier le panneau électrique. Tout avait été éteint. Je relevai les barrettes des fusibles, remis l’eau en marche, et trouvai une lourde cantine militaire verrouillée par un autre cadenas. Bingo.

Tout avait été rangé avec soin : l’annuaire, le bouclier romain et son épée assortie, ainsi que le deuxième jeu de menottes restrictives. Dans un mouchoir en tissu, je retrouvai le projecteur que j’avais volé à une âme tourmentée du labyrinthe des châtiments. Et au fond de la malle, enroulée dans une épaisse serviette de bain, l’épée spectrale de Thanatos. Sa beauté était aussi hypnotique que dans mes souvenirs.

D’un tour de clé, je retirai la menotte et me massai le poignet. Cette liberté recouvrée était on ne peut plus agréable.

Dans la cuisine, je bus et me passai un peu d’eau sur le visage. Dehors, la pluie s’intensifiait. Les trottoirs étaient inondés, et l’avaloir d’évacuation débordait. C’est là que je me rendis compte qu’il n’y avait pas non plus d’éclairage à l’extérieur. Je tirai le rideau du bout du doigt. Les lampadaires étaient tous éteints. Je sortis sur le perron. Les rues étaient désertes. La ville n’avait jamais été aussi silencieuse. Pas un grillon, pas de moteur au loin ni de voisin qui écoute la télévision un peu fort. Un silence de mort.

Je refermai la porte et pris le temps d’inspecter le décor. Les meubles avaient été drapés pour les protéger de la poussière. Je passai le doigt sur le drap du buffet. Il était recouvert d’une épaisse couche de poussière. Ce n’était pas possible. Je n’étais partie que quelques jours. Comment se pouvait-il qu’il y ait déjà autant de poussière ?

Putain d’Enfers et leur temporalité. Le temps ne s’écoulait pas de la même façon qu’ici. Je me ruai sur le téléphone, et appelai Sasha. Je mordillai mon ongle d’impatience. Pour eux, j’avais peut-être disparu durant des mois ! Cela sonna dans le vide jusqu’à ce que le répondeur se déclenche. Je retentai. Même résultat. On était en pleine nuit, peut-être qu’elle dormait, tout simplement… Le téléphone en main, mes yeux se perdirent dans le néant. Il s’était passé quelque chose de grave, je pouvais le sentir.

Soudain, la sonnerie du vieux téléphone filaire perça le silence.  

« Sasha ?

— … Perse ? Perse, c’est toi ? demanda-t-elle d’une voix incertaine.

— Oui ! Je suis à la maison et…

— C’est vraiment toi ? » insista-t-elle.

Sa voix tremblante se brisa sur le dernier mot. Elle semblait proche de pleurer. 

« Oui, Sasha, c’est vraiment moi. J’ai réussi à m’enfuir des…

— Tais-toi ! s’écria-t-elle. Ne dis rien et écoute-moi : ne bouge pas. J’arrive dès que possible. Je me mets en route dès l’aube et je te retrouve chez toi. Demain. En attendant, ne sort pas de la maison, n’appelle personne d’autre, et éteint les lumières. C’est compris ?

Heu… Oui, mais…

— Je fais au plus vite. »

Et sur ces mots, elle raccrocha. Je ne m’attendais pas à ça. Elle était surprise, mais je n’aurais su dire si elle était contente de m’entendre. Jamais elle ne m’avait parlé aussi sèchement. Je reposai le combiné avec un pincement au cœur et remonter pour veiller Quatre.

En entrant dans la chambre, je constatai avec horreur que son état avait rechuté. Il gigotait, tendait les jambes, étirait ses ailes. Son torse brillait de transpiration. Il était en sueur, et respirait avec difficulté. Quelque chose n’allait pas. Je découvris son torse pour vérifier sa blessure. L’intérieur de la couette était imbibé de sang.

Je retirai son pansement. La plaie avait changé de couleur. Un réseau de veines violettes s’étendait autour, et un liquide noir s’écoulait. Ses blessures s’infectaient. À cause de ce maudit poison, le pouvoir de guérison de Sërb n’avait pas suffi. J’aurais dû m’en douter.

Tout à coup, Quatre se remit à gigoter et me donna un coup d’aile. Je la lui coinçai pour pouvoir poser ma main sur son front et vérifier sa température. Il était brûlant. Ma paume brilla et ce contact l’apaisa instantanément. La plaie réagit et cessa de suinter. En la retirant, Quatre eut un spasme de douleur et gémit. Je me concentrai pour invoquer le don de Sërb. Il ne tarda pas à venir, et les veines se rétractèrent. Seulement, dès que je le lâchais, le poison recommençait son œuvre. Quoi que je fasse, aussi loin que je force, sa fièvre ne diminuait pas. Pire, elle s’accentuait. Je devais trouver un autre moyen de la faire tomber.

Quatre remua de plus belle et marmonna des mots inintelligibles avant de s’évanouir. Il fallait agir vite. J’avais besoin d’eau froide. Beaucoup d’eau froide.

Je l’attrapai sous les aisselles et le tirai jusqu’au grand bac de douche. Jamais je ne remercierais assez John d’avoir préféré une douche à l’italienne plutôt qu’une baignoire classique comme ils avaient dans leur chambre. J’avais l’espace suffisant pour traîner ce cadavre qui retomba mollement au sol.

Je l’enjambai, l’adossai au carrelage puis ouvris l’eau. Elle coula doucement. Il n’eut aucun mouvement. J’ouvris alors l’eau au maximum, quitte à me faire tremper au passage, mais Quatre ne bougeait toujours pas. Je sentis mon cœur accélérer, et dans la panique qui montait, je lui assenai une gifle, puis une autre.

« Quatre ! Ouvre les yeux ! Quatre ! » criai-je entre deux salves.

Il tomba en avant, direct dans mes bras. Je mis un genou à terre et le relevai pour le maintenir contre le mur, sous le jet d’eau glacée.

« Je ne peux pas te laisser mourir, pas après tout ce que tu as fait pour moi. Ouvre les yeux, je t’en prie. Ne meurs pas. Je t’interdis de mourir. Pas comme ça, pas maintenant. Ne me laisse pas tomber. »

Il bougea enfin. Sa tête dodelina un instant, puis se redressa sur son cou. Il s’efforçait d’ouvrir les paupières. C’est alors que ses deux mains s’écrasèrent sur mes joues avec une délicatesse de mec bourré. Je manquai de perdre un œil dans l’opération. Complètement délirant et inconscient de mon effort pour le garder en vie, il tendit les bras dans une vaine tentative de me repousser. Son état fiévreux lui ôtait toute force, mais sa résistance était encore tenace. J’avais l’impression de revivre une fin de soirée avec une version ivre morte de Sasha.

« C’est moi, c’est moi ! répétai-je en essayant d’enlever ses mains. Laisse-toi faire ! Il faut que ta fièvre tombe ! »

Je n’arrivais à rien. Il était raide comme une planche et peu coopératif dans ses mouvements. J’attrapai ses bras et les basculai d’un côté, mais il les releva et me repoussa de nouveau.

Il ouvrit enfin un œil, et me vit.

« Perse ?

— Oui, soufflai-je, heureuse de l’entendre enfin prononcer mon nom. C’est moi. Je suis là. » 

Puis, d’une force dont je le croyais complètement dénué, il plaqua ses mains sur mon visage et m’attira à lui. Mon corps tout entier se figea lorsque sa bouche s’empara de la mienne. J’étais pétrifiée, les yeux grands ouverts. Pourtant, au fond de moi, mon cœur s’embrasa autant qu’il se brisa.

Et juste comme ça, sous ce jet d’eau glacée, mes épaules se relâchèrent. Fermant les yeux, je lâchai prise et me laissai aller à l’embrasser en retour. Mon monde disparut sur ses lèvres, sur cette langue qui cherchait la mienne, et dans ces bras qui m’enlaçaient. Plus rien n’avait de sens, plus rien n’importait.

Ses mains glissèrent lentement sur ma nuque et dans mon dos tandis que sa langue s’engouffrait avec passion dans ma bouche. La griffe de son pouce se rétracta pour caresser ma joue avec douceur. J’en perdis le souffle. Jamais je n’aurais pensé que Quatre puisse être aussi tendre. C’était comme s’il avait décidé de retirer ce masque d’indifférence qu’il portait sans cesse pour se révéler, enfin. Cette nouvelle version de mon protecteur enflamma mon cœur sans délai.

Les jambes en coton, je me laissai glisser le long de ses cuisses jusqu’à lui et l’entourai de mes bras, dans une étreinte improbable. Au moment où mon pubis sur posa sur le sien, il se tendit. Il s’éloigna un instant de mes lèvres pour souffler, tremblant. Je ne le laissai pas s’éloigner de trop. Attrapant sa nuque, je le ramenai à sa place. Auprès de moi. Son baiser redoubla de passion et je perdis le sens des réalités. Ses bras se contractèrent, me ramenant plus près de lui, pour annihiler la moindre parcelle de vide entre nous. Nous fûmes bientôt qu’un seul amas de corps, unis dans un des meilleurs baisers de ma vie.

Je caressais sa nuque à mesure que ma langue se repaissait de la sienne. Mes doigts s’emmêlèrent dans ses cheveux trempés. L’eau glacée coulait sur nous, mais je ne la sentais plus. Je ne sentais plus rien en dehors de lui. De nous. Sa peau contre la mienne suffisait à me réchauffer, et son baiser, à noyer mes pensées.

Sa peau ruisselante d’eau amplifiait la sensualité qui étouffait dans cette pièce exiguë. Sa main descendit en bas de mon dos pour m’étreindre plus fort encore, et je me consumai. Je sentis mon bas-ventre pulser de désir. Je le voulais. Je le voulais comme jamais je n’avais voulu un mec. Je pressai mon ventre contre le sien, collai ma poitrine sur son torse et, dans un gémissement étouffé, fermai le poing en emprisonnant ses cheveux.

C’est là que sa tête bascula en arrière et que ses bras retombèrent. Il s’était évanoui.

Assise à califourchon sur lui, à bout de souffle, la réalité me rattrapa. Je venais d’embrasser Quatre et je ne l’avais pas fait contre mon gré. Loin de là. S’il avait été pourvu par la nature, nous ne serions jamais ressortis de cette douche.

Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ?

J’arrêtai l’eau sans le quitter des yeux. La bouche encore ouverte, il respirait fort. J’avais du mal à réaliser ce que je venais de faire. Sa tête pencha sur le côté. D’un geste tendre, je dégageai les cheveux sur son front. Il se mit à trembler. 

Glissant un bras sous ses jambes et l’autre dans son dos, je le portai jusqu’au lit. Sa fourrure était trempée, sa peau était glacée, mais sa fièvre était tombée. Je remontai la couette pour qu’il n’attrape pas froid et m’allongeai à ses côtés. Ses blessures recommençaient à se strier de veines sombres. Installée sur l’oreiller voisin, j’étendis mon bras sur son torse et laissai agir mon pouvoir. J’arrivais à peine à repousser les effets du poison, mais c’était déjà ça de gagné en attendant de trouver une solution.

Ma chambre était telle que je l’avais laissée en partant. Les draps lavande tranchaient avec les meubles peints en noir et le papier peint rose pâle. Les rideaux étaient tirés, plongeant la pièce dans une obscurité plus dense que la nuit dehors. Le tapis rond blanc cassé, sur lequel j’avais allègrement gerbé une fois, se faisait l’effet d’une pleine lune sur les lattes de parquet en bois foncé. Ma chambre m’avait manquée.

Les paupières de Quatre se mirent à cligner. Il se réveillait. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il fronça les sourcils en me découvrant à ses côtés. Il tourna la tête, et prit une seconde pour analyser son environnement.

« Que fais-tu, femme ? » demanda-t-il en retrouvant son flegme habituel.

Il referma aussitôt la bouche, tourna sa langue et la claqua plusieurs fois contre son palais comme pour vérifier qu’il ne rêvait pas.

« Je suis en train de te soigner.

— Non-sens. Pourquoi ferais-tu une pareille chose ? » pesta-t-il mollement, une pointe de répugnance dans sa voix.

Je soufflai. La fièvre tombée, il était redevenu lui-même. Je repensai à notre baiser passionné dans la douche. Il n’avait pas eu conscience de ce qu’il faisait. Il n’avait agi que sous l’effet de la fièvre. C’était clair.

« Ferme-la, et laisse-toi soigner, grinçai-je, vexée. 

— Idiote, siffla-t-il. Tu aurais dû me laisser pour mort. Tu as fait une erreur en m’emmenant avec toi. »

Je me redressai d’un bond, abandonnai sa satanée plaie et quittai la chambre en cognant les talons. Qu’il se démerde avec ses blessures. Je dormirais dans la chambre de Matt, et tant pis s’il meurt durant la nuit.

Juste avant de claquer la porte, je lâchai, non sans une hargne évidente :

« Je te préférais muet. »