Ap 27 : « L’amicale des chasseurs d’onanistes »
Ap 27 : « L’amicale des chasseurs d’onanistes »

Ap 27 : « L’amicale des chasseurs d’onanistes »

Le regard perdu par la fenêtre, accoudée sur le dossier du canapé, je boudais. Les infernaux ne supportaient pas Quatre, message reçu. Cependant, j’attendais de celui que je considérais comme mon ami d’être capable de passer outre. Pour moi. J’attendais qu’il respecte ma décision à défaut de la comprendre.

Sasha me rejoignit, son téléphone en main.

« J’ai des nouvelles de Max et Jade, dit-elle avec un sourire encourageant. Elles ont les fioles d’antidote et ont réussi à prendre une place sur le premier vol pour Vancouver depuis Montréal. Elles embarquent à dix heures. »

Je lui lançai un regard confus. Montréal ? C’était à l’autre bout du pays. Pourquoi étaient-elles parties si loin ? Et depuis quand ?

« Ce n’est que six heures de vol, tenta-t-elle de me rassurer. Elles arriveront ce soir.

— Avec la sécurité renforcée aux contrôles ? Ça m’étonnerait qu’elles sortent de l’aéroport avant le couvre-feu, répliqua Azazel avec un ton dédaigneux qui ne fit qu’accentuer mon agacement. Elles devront prendre la route demain. Pas sûr que la brindille survive d’ici là. Oh, non, quel dommage », chantonna-t-il d’une voix aiguë empreinte d’un sarcasme puant.

Mes doigts se refermèrent comme une fleur de lotus, et une lueur brûlante illumina ma paume. Je soufflai pour contenir cette envie soudaine de lui imprimer mon poing sur la joue. Il n’avait pas tort, et finalement, c’était ce qui m’énervait le plus.

« Il faut changer de plan, on ne peut pas attendre deux jours. Il ne peut pas attendre, rectifiai-je. Tu as encore le numéro d’Adam Selpaghen ? »

Sasha détourna la tête.

« Sasha ? insistai-je.

— On ne peut pas l’appeler. On ne peut pas demander de l’aide aux Secwepemc.

— Pourquoi ?

— Lors du dernier été que tu as passé ici, commença-t-elle en choisissant soigneusement ses mots, tu te rappelles que les dépouilles de deux cents enfants avaient été découvertes près de l’ancien pensionnat ?

— Comment oublier, soufflai-je.

— Ce n’était que le début. Il y a eu des recherches après ça, et les chiffres n’ont fait que grimper. En Alberta, au Québec, les bilans n’ont cessé de s’alourdir. » 

Je me décomposai sur place.

« On en est à plus de six mille dépouilles détectées à présent, à travers tout le pays. Le pape est venu en personne présenter ses excuses au nom de l’Église. Certains y ont vu le début d’une réconciliation, d’autres un moyen de les faire taire. L’ambiance était étrange, surtout ici. La tribu, avec d’autres peuples voisins, a participé à une manifestation silencieuse, une marche du souvenir pour tous ces enfants qui ne sont jamais rentrés chez eux. Et… les choses ont dérapé en affrontement avec la police. L’herboriste, Randy Sam, a été tué. Et… heu… Il n’est pas le seul. Il y a eu plusieurs morts.

— Quoi ? Mais… comment ça a pu arriver ? »

Elle pouffa.

« Sérieusement, Perse, ça t’étonne ? J’ai été élevée par un flic. Deux ! Mon père est blanc, donc ça compte pas pareil, mais les injustices et le racisme, je m’en bouffe deux tartines tous les matins. Et même si je fais partie de la police à mon tour aujourd’hui, je ne suis pas aveugle. Je sais qu’elle peut être un vivier de fascistes en tout genre. Il ne leur a fallu qu’un signe de protestation un poil moins pacifique à leur goût pour tirer. Ici, si on n’est pas blanc, on risque gros à tousser trop fort. Et c’est de pire en pire. »

Elle avait murmuré ça entre ses dents, rongée par une amertume que je ne pouvais pas comprendre. Je savais, mais je n’étais pas à sa place. Je baissai la tête. 

« La tribu est en deuil, et… si on tapait à leur porte pour leur demander de l’aide, je ne suis pas sûre qu’on soit bien reçues. Toi pour ta couleur de peau, moi pour mon métier. Il vaut mieux les laisser tranquilles, et respecter leur deuil.

— Adam m’avait dit qu’ils seraient là pour moi… » ronchonnai-je avant de me figer. 

« Décidément, tu n’as pas changé, grinça une voix dans ma tête, tout droit sortie d’un souvenir. Tu es la même petite geignarde égoïste qu’autrefois. Tu cherches encore à t’appuyer sur les autres pour t’aider, même si ça les met en danger. Tu te fiches de ce qui peut leur arriver. »

Mon estomac se tordit, et je me mordis l’intérieur de la lèvre. Lucifer avait raison.

« Mets-toi à leur place, me rabroua gentiment Sasha.

— Oui ! Oui, je comprends, me repris-je. Tu as raison. Je ne vais pas les mêler à mes emmerdes alors qu’ils ont leurs propres problèmes à gérer. Et, puis, c’est pas comme si nous n’avions pas une autre solution à portée de main. Max et Jade sont en chemin. Elles arriveront demain dans la matinée avec l’antidote. Quatre tiendra le coup… Je ferais en sorte qu’il tienne le coup.

— Sinon il claque, et on pourra passer à autre chose, répliqua mollement Azazel, adossé dans le couloir, sans lever les yeux de son téléphone.

— Il ne va pas mourir », insista Sasha en posant une main compatissante sur mon bras.

Elle lança un regard noir à Aza qui se contenta de hausser les épaules.

« Et si on allait prendre l’air, mmh ? Rien que toutes les deux. Tu en as besoin… et moi aussi. »

Mon regard se dirigea à l’étage.

« On fera vite, promis. Juste quelques courses à l’épicerie au coin de la rue. On sera revenues avant qu’il se réveille. »

J’acquiesçai, puis allai vérifier l’état de santé de Quatre avant de partir. Il dormait profondément. J’en profitai pour me changer. Mes vêtements avaient été en partie rangés dans des cartons. Je trouvai un jean, un tee-shirt noir et un pull à capuche assorti. Mes chaussures étaient encore dans le placard de l’entrée.

J’enfilai mes vieilles bottines et allai passer mes bras dans une parka noire qui traînait sur un cintre, quand Sasha me tendit un autre manteau en insistant. La vieille veste de ma mère, en laine rose, avec des fleurs brodées et une rangée de franges rouges le long des manches. Ma mère avait des goûts discutables en matière de mode, un mélange de New Age et de fripes des années quatre-vingt-dix.

« Privilégie les couleurs. Pour ta sécurité. T’as pas un énorme patch POLICE scratché dans le dos, toi », montra-t-elle en souriant.

La clochette de l’épicerie tinta à notre entrée. Je n’y avais pas mis les pieds depuis que je m’étais fracturé les côtes en tombant dans le sous-sol. Je frissonnai. C’était étrange de me retrouver ici. À l’époque, ma grand-mère avait été attaquée par une main démoniaque, puis j’étais morte, les veines tranchées par mégarde, avant de découvrir que l’au-delà existait, Lucifer, le cerbère, la porte des Enfers…

Mes yeux roulèrent d’eux-mêmes. Dingue. Un bordel digne d’un roman fantastique.

Sasha prit un panier et en fourra un dans mes bras en récitant une liste de courses. Je la suivis docilement, mes lunettes de soleil enfoncées sur le nez.

En passant devant le rayon frigorifique, je m’arrêtai, un pincement au cœur. Nous étions en février, pourtant, sur l’étagère, il restait une brique de lait de poule, de la marque que j’avais conseillée à Quil. J’avais discuté avec lui ici même. À cet endroit précis. Il avait payé pour mes courses ce jour-là. Ce souvenir était récent. Moins d’un mois, tout au plus. C’était il y a trois ans.

Je soupirai. Je n’arrivais pas à me faire à cette idée.

Que devenait Quil ? Où était-il à présent ? Il devait avoir fini ses études, peut-être même trouvé un travail. Il suivait une filière scientifique, option biologie. Quel métier pouvait-il exercer ? Peut-être que si je cherchais son nom sur internet, je pourrais… 

« Tu viens ? »

Sasha avait tenu à payer les courses, et elle avait prévu assez de nourriture pour un régiment. À nous trois, nous pouvions aisément tenir un siège. À la condition de ne pas mourir d’un empoisonnement alimentaire ou du botulisme. Entre les produits périmés, les dates de consommation limite, le manque de respect des normes d’hygiène, et le sol noir d’empreintes de pas, c’était étonnant que cette épicerie soit encore ouverte.

« Comment va Quatre ? demanda-t-elle en marchant, les bras chargés de paquets.

— Pas mieux. Si Max n’arrive pas à temps, il…

— Elle arrivera à temps, me coupa-t-elle. Et tu es là pour lui, avec ton nouveau super pouvoir. Il vivra, je n’en doute pas.

— Je ne peux pas le perdre… Pas après tout ce qu’il a fait pour moi. Il… »

Les mots se coincèrent dans ma gorge. Quatre m’était venu en aide six fois. Sept, avec le cloître, et huit, en comptant le guet-apens dans la forêt.

Je lui devais la vie, mais il y avait plus que ça. Après l’incident avec Amon, il était resté avec moi. Il aurait pu me poser dans le lit et s’envoler, mais il était resté jusqu’à ce que je m’endorme. Désormais, il faisait partie de ma vie, et je ne me voyais pas la continuer sans lui, caché dans un coin d’ombre à veiller sur moi.

Puis, je repensai à notre baiser sous la douche. Finalement, il avait été sincère. Sa déclaration me l’avait confirmé. Il ne l’avouerait jamais dans son état normal, mais qui sait, avec le temps, peut-être qu’il finirait par arriver à s’ouvrir, à sortir de sa coquille. Mon cœur accéléra en rythme avec mes pas, et je décalai un paquet pour atteindre un ongle à ronger.

Rien que durant ces trois jours dans les Enfers, j’avais observé du changement vis-à-vis de moi. Il était devenu plus patient, plus communicatif, plus présent et à l’écoute. Je souris en repensant au bal. Il était si beau dans ce costume noir.

Peu à peu, j’avais appris à lui faire confiance. Sa présence me rassurait. J’avais envie d’apprendre à le connaître, de passer du temps avec lui. Je voulais découvrir ce qu’il se cachait derrière cette attitude impassible qui s’envolait à la moindre poussée de fièvre.

« Je vois bien que tu tiens à lui, dit Sasha, me sortant de mes pensées. Mais est-ce que tu lui fais confiance ?

— Oui. Quoi qu’en pense Azazel, ajoutai-je d’un ton méprisant.

— Mets-toi à sa place, on l’a vu se jeter sur toi après que Bel lui ait hurlé de te tuer.

— Et toi ?

— Moi, je fais confiance en ton jugement. Si tu me dis qu’il est de notre côté, alors il l’est. Mais… Je me demande… Enfin, non, Aza se demande s’il ne t’aurait pas manipulé pour que tu t’attaches à lui. Façon syndrome de Stockholm, tu sais. Aza pense qu’il est un espion. Il n’en démord pas. »

Je pouffai, vexée. Je n’étais pas une gamine crédule et aisément manipulable comme il semblait le penser.

« Si c’est le cas, il s’y est pris de la pire des manières. Quatre n’a pas été tendre avec moi. Pas une fois. Il ne m’a jamais aidé comme un preux chevalier de conte de fées, loin de là. Il a attendu que je tombe avant de m’indiquer où placer mes pas. Il voulait que j’expérimente, que je comprenne comment fonctionnent les Enfers par moi-même. Chaque fois, il ne m’a aidé qu’en dernier recours.

— Je vois.

— Il m’a espionné par le passé, pour le compte de Belzebuth. Ça, je le sais. Mais c’est différent depuis que j’ai atterri là-bas. Aza se trompe. Quatre n’est pas un espion, et il ne m’a certainement pas manipulé pour que je m’attache à lui.

— Il te plaît pour ce qu’il est, donc.

Heu… oui, finis-je par admettre, mal à l’aise. 

— Et rien à voir avec le fait qu’il ressemble au maigrichon ? »

Je détournai la tête.

« Il n’est pas comme Quil. Il… »

Il était exactement comme Quil. Toujours là au bon moment, pour me tirer de l’embarras, pour veiller sur moi. Aussi peu causant, aussi peu démonstratif. Et comme mon maigrichon, il m’avait avoué son affection en me prenant par surprise.

« Peut-être. Mais cela n’a pas d’importance. Je ne peux plus être avec Quil, même si je le voulais. Il est ici, quelque part, et moi… je n’ai plus ma place dans ce monde.

— Ne dis pas n’importe quoi. C’est chez toi ici. Tu y auras toujours ta place. Il suffirait de te trouver un remplaçant, et tu retrouverais ta vie comme avant.

— Quelle vie comme avant ? Tout a changé en trois ans. Et je n’ai même pas le droit de m’en plaindre, c’est à cause de moi si tout ça est arrivé. Si j’avais accepté mon sort dès le début, il n’y aurait pas de démons terroristes en liberté, pas de spectres à tous les coins de rue, et tu ne serais pas la nouvelle Buffy Summers.

Eh ! Pourquoi tu dis ça comme si c’était une mauvaise chose ? Bon, la série est un peu old school, j’avoue, mais le délire d’une tueuse de monstres surpuissante, ça claque. Et pour être sincère, ça m’éclate. J’adore mon job. Par contre, c’est toi la blonde, alors appelle-moi Kendra », rigola-t-elle.

Je haussai les épaules en pouffant. Son enthousiasme sans failles m’avait manqué. Elle avait évolué, grandis, mais elle demeurait celle que j’avais connue durant deux ans. Elle était restée mon amie.

Arrivées à l’angle de la rue, nous attendîmes en silence que le feu passe au rouge et que les piétons autour nous dépassent pour reprendre notre conversation en toute discrétion.

« J’y ai pensé, tu sais, lui chuchotai-je. À trouver un remplaçant. Mais sans Sërb, il ne reste plus qu’une seule possibilité. 

— Thanatos ? Aza a dit que c’était impossible de le sortir du tartare.

Ouais, bah moi je dis que tant que je n’ai pas essayé, tout reste possible. Je pourrais soudoyer les moires avec de l’alcool. Une caisse du meilleur whisky, ou de liqueur d’érable. »

Sasha éclata de rire. Des passants se retournèrent et la considérèrent d’un œil mauvais.

« Ça, c’est un plan comme je les aime ! Corrompre les déesses du destin avec du moonshine !

— Ne te moque pas, j’y ai sérieusement réfléchi. Si je veux retrouver ma liberté, Thanatos est mon seul espoir. S’il accepte, aussi. Rien n’est certain.

— S’il acceptait, tu rentrerais ? En sachant que tu abandonnerais… Quatre ? »

Elle avait posé sa question avec le plus grand des tacts. Je ne savais pas tout à fait ce que je ressentais pour Quatre, et je n’avais pas envie d’y penser pour l’instant.

Une femme devant son portail nous suivit du regard et fit un signe de croix avant de le fermer avec sa clé. Mes épaules remontèrent, et j’enfonçai mes lunettes pour cacher mes yeux. Je pouvais sentir sa méfiance et celles des autres passants à notre égard.

« Il faut en premier que je règle les problèmes que j’ai créés, repris-je en chuchotant. Quand j’aurai pris ma place devant la porte, dégagé Belzebuth de son poste et brisé les rêves anarchiques de l’ange du dessus, j’espère obtenir l’autorisation de revenir de temps en temps. J’espère.

— Tu pourrais tout aussi bien te passer de leur permission, avec un petit coup de… heu… ta porte des étoiles infernale, dit-elle en mimant mes portails avec un mouvement rotatif.

— Ça reste à voir, mais oui. Maintenant que j’y pense, je pourrais effectivement revenir par mes propres moyens. Avec Samaël, nous ne sommes que deux à détenir ce genre de pouvoir. 

— Ce serait trop cool ! On irait au festival de musique ensemble, tu retrouverais Quil, et… attend. T’aurais un mec dans chaque monde ? Madame ne se refuse rien. »

Elle me donna un coup de coude entendu, et je me sentis rougir.

Les trois jours dans les Enfers avaient détruit ma joie de vivre, mais Sasha faisait de son mieux pour la reconstruire. L’espoir ne l’avait jamais quittée. Elle était restée la même et finalement, c’était ce qui me rassurait le plus.

« En parlant de mec, est-ce que Jackson et toi… ?

— C’est de l’histoire ancienne, répondit-elle en haussant les épaules. Je l’ai quitté.

— Tu l’as quitté ? Mais… tu en étais raide dingue !

— Je sais. Ça n’a pas été une décision facile à prendre, mais je ne pouvais pas t’abandonner à ton sort. Avec Aza et Seth, on a monté un plan pour te libérer des Enfers et on est partis la semaine qui a suivi. Je l’ai quitté pour son bien. Tant qu’il ignorait tout de ce qu’il se passait, et de ce que je m’apprêtais à faire, il restait en sécurité. Je le connais, si je lui avais tout raconté, il aurait fait ses bagages en courant, pouffa-t-elle avec un sourire sans joie.

— Comment il l’a pris ?

— Pas bien. Mais c’était la meilleure chose à faire. Je l’aimais… je l’aime encore, à vrai dire, mais le savoir loin de tout ça me rassure. D’ailleurs, continua-t-elle avec une lenteur étudiée, ça m’a permis de comprendre pourquoi tu nous avais tenues à l’écart au début. Je ne vais pas te mentir, je pensais que tu ne nous faisais pas confiance ou que tu nous croyais incapables de t’aider. Je n’avais pas imaginé que tu t’inquiétais à ce point pour nous. Tu avais raison de dire que ce n’était pas une balade en forêt et qu’on risquait nos vies. Je suis désolé de ne pas l’avoir compris. À l’époque je trouvais ça juste extraordinaire. Je ne me rendais pas compte. »

Je la poussai d’un coup d’épaule affectueux, qu’elle me rendit.

« Maintenant, je sais, continua-t-elle. Maintenant, je comprends. Et ce n’est pas à cause de la mort d’Élise, parce qu’il se pourrait bien que ça n’ait rien à voir avec toi, et qu’elle n’ait juste eue… pas de chance, comme ça arrive à beaucoup de femmes. C’est surtout après, quand je me suis retrouvée seule avec Aza et Seth, que j’ai pu mesurer l’étendue du danger.

— Vous êtes partis à l’aventure… tous les trois ? Ensemble ?

— Oui. Une sorte de road-trip à la recherche des bouches de l’Enfer, avec un prêtre et un ange déchu coincé dans la même voiture. Oui, ça a été aussi drôle que tu l’imagines, ajouta-t-elle en voyant mon regard inquiet. En y repensant, je me demande vraiment pour lequel des deux cette cohabitation a été la plus pénible. Aza a un catalogue de vannes foireuses long comme le bras, et si Seth peut faire preuve d’une patience quasi infinie, il psalmodie en chuchotant quand il arrive au bout. Il a beaucoup psalmodié, ajouta-t-elle en insistant lourdement sur ce mot. Non, en fait, c’est moi qui suis à plaindre, rit-elle. Coincée entre le marteau et l’enclume. On a fait le tour de la Grèce, avant de partir pour la Turquie, et même si c’était une aventure incroyable, j’ai été soulagée qu’on se sépare en débarquant à l’aéroport d’Atatürk. Mes mains me démangeaient. Je crois que j’avais développé une sorte de syndrome de la gifle fantôme, comme le membre, mais là c’était vraiment symptomatique de la gifle perdue, tu vois ? Ils sont passés près de s’en prendre une, l’un autant que l’autre. Et plusieurs fois.

— Tu sais où est Seth, maintenant?  

— Aucune idée. Ça ne s’est pas bien passé en Grèce. On a cherché les anciens dieux en vacances, mais ça n’a rien donné, à part une longue et pénible épopée qui a tourné au tourisme scabreux.

— Aza, soufflai-je en levant les yeux au ciel.

— On ne le changera pas. Mais bref. Seth en a eu assez et a pris l’avion pour Rome.

— Rome ?

— Oui. Il s’est dit qu’avec toutes les infos d’Azazel, c’était de son devoir d’avertir le Vatican. Je ne crois pas qu’il ait été reçu par le pape, par contre, je sais qu’il est entré à l’université pontificale Regina Apostolorum. La formation ayant été raccourcie pour faire face à la demande, et il a obtenu son statut officiel d’exorciste en à peine dix-huit mois. Il m’a appelé en rentrant, mais je venais d’intégrer l’armée, puis j’ai dû partir pour Vancouver. Aza m’a suivi, et Seth est retourné à Abbotsford rejoindre une congrégation d’exorcistes. Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis. 

— J’arrive pas à y croire. Il y est arrivé. Il est devenu exorciste, un vrai comme dans les films d’horreur.

— Oh tu sais, la pratique c’est un peu démocratisée depuis l’apparition des démons, pouffa-t-elle. Être exorciste, ce n’est plus vraiment un statut de privilégié.

— Comment ça ?

— Les formations dans les diocèses se sont décentralisées et sont désormais dispensées dans toutes les universités d’état. N’importe qui peut devenir exorciste, plus besoin d’être prêtre. Y’a même une association, qu’Aza appelle l’amicale des chasseurs d’onanistes. Tiens, regarde ça. »

Elle sortit de sa poche plusieurs coupures de journaux. L’une d’elles provenait de Courrier International et titrait « Rassemblement inédit au congrès des exorcistes à Rome[1] ». Je lus à voix haute :

Pour la première fois, les représentants des courants majeurs de la chrétienté se retrouvent ensemble pour discuter des différentes manières de chasser les démons et combattre l’influence de Satan. Ainsi, les catholiques ouvrent désormais leurs portes à des mouvances qu’ils considéraient comme hérétiques il y a encore quelques centaines d’années. Tous les courants de la chrétienté sont conviés à suivre cette formation contre Satan. La pratique de l’exorcisme a, elle, été légitimée en 2014 lorsque le pape François a reconnu officiellement le statut juridique de l’Association internationale des exorcistes.

« C’est dingue, soufflai-je, abasourdie.

— Bienvenue dans cette nouvelle ère de dark chrétienté, où tu peux prendre rendez-vous avec un exorciste comme avec un médecin de famille », se moqua-t-elle.

[1] « Religion. Rassemblement inédit au congrès des exorcistes à Rome », Courrier International, (2019, 7 mai). URL: https://www.courrierinternational.com/article/religion-rassemblement-inedit-au-congres-des-exorcistes-rome