Ap 29 : « Un soupir un peu fort »
Ap 29 : « Un soupir un peu fort »

Ap 29 : « Un soupir un peu fort »

« Et nous revoilà rien que tous les deux, comme aux premiers jours. Pyjama party ? » demanda Azazel avec un sourire éclatant. 

Je lui lançai un regard lourd de sens, avant de tourner les talons.

« Je passe mon tour. Je préfère retourner surveiller l’es-pi-on, l’imitai-je en appuyant sur chaque syllabe.

— Attends, attends, t’en va pas comme ça. »

Il me retint par le bras, puis se gratta l’arrière du crâne.

« Écoute, j’ai rien contre votre espèce de petite amourette aux allures de dark romance écrite en plein épisode psychotique. Franchement, gamine, si t’as envie de te frotter le bas-ventre contre ce machin tout sec, c’est toi que ça regarde. Mais ! Garde en tête qu’on héberge un… truc ailé… qui pourrait, potentiellement, aller baver auprès de Bel. Il est une menace pour toi. Et par extension, pour nous. »

Sasha avait raison : Azazel ne démordait pas de son idée. Je devais contourner son délire pour qu’il comprenne à quel point c’était ridicule.

« OK ! fis-je en levant les mains. Admettons que tu aies raison et qu’il soit un espion.

— Ah ! Merci !

Comment Quatre va donner ces informations ultra secrètes sur la décoration de ma chambre à son maître ? Mmh ? »

Il ouvrit la bouche, prêt à protester, mais se figea, le doigt en l’air. Quatre n’avait pas quitté ma chambre, à part pour se faire plonger dans une baignoire glacée. Il ne savait rien de ce qu’il se passait en dehors de ces murs au papier peint rose pâle.

« La porte des Enfers est et restera fermée tant que je le déciderai, ajoutai-je. Plus personne ne sort, plus personne n’entre. »

Aza fronça les sourcils, en proie à une intense réflexion.

« Et jusqu’à preuve du contraire, il ne pratique pas la télépathie. Alors ? Comment ? insistai-je.

— … par téléphone ? 

— Tu le fais exprès, dis-je en croisant les bras. Il n’est pas en état de descendre les escaliers. Donc ? »

 Aza tordit sa bouche, de cet air mauvais quand il avait tort, mais ne voulait pas l’admettre.

« Tu es pénible et obtuse.

— C’est ta façon de reconnaître que j’ai raison ?

— … Surtout pénible, en fait, marmonna-t-il. Raison ou pas, je ne veux pas prendre le moindre risque. J’ai peur pour toi, gamine.

— Tu ne devrais pas. Je suis immortelle à présent, lui rappelai-je.

— Comme l’était Sërb, et comme l’est Quatre. Pour quelqu’un d’immortel, il ne m’a pas l’air super frais, ajouta-t-il, à moitié amusé. Voilà. Doooonc, maintenant que Bel a trouvé un moyen de vous tuer, on ne doit se relâcher notre vigilance. OK, la porte est verrouillée, mais ça ne pourra pas durer, tu l’as dit toi-même. Tu devras être sur tes gardes jusqu’à la fin des temps.

— Ou… jusqu’à ce que je me débarrasse de lui pour de bon.

— Ou… eh ! On a déjà causé de ça. Un ange, ça ne se tue pas comme ça. Ça ne se tue pas tout court, en fait. Ni ceux du Conseil ni même ceux des bas-fonds. Oublie ça. Les démons, par contre, c’est de la vraie chair à canon, ça pète comme un rien. T’auras qu’à les cramer, eux. Enfin, ça dépend le type de démon. Amon est doué pour en créer des vicieux quasi indestructibles. Évite ceux à fourrure, ça pue quand on les brûle. Et ceux à base de poisson, aussi. L’odeur reste. De quoi te filer la gerbe pendant une semaine. Ah, je déteste quand il fait dans les tentacules, comme dans vos mangas bien, bien tordus. 

— Pourquoi ça ne m’étonne pas que tu lises des hentai[1]?

— Ne me juge pas. Ça fait trois ans que je suis bloqué ici. Il est normal que je m’intéresse plus en profondeur à la culture humaine.

— … la culture du cul.

— Du cul, oui. Tant qu’à faire, autant approfondir un sujet qui me plaît », sourit-il.

C’est alors qu’une forme blanchâtre apparut à la fenêtre au-dessus du canapé, me faisant sursauter. Les mains sur la vitre, il cherchait à voir à l’intérieur. Je sortis sur le perron pour le chasser, mais n’en eus pas le temps. Quand il me vit, il baissa la tête en signe de respect, recula, et descendit de lui-même retrouver les autres.

Les spectres s’étaient regroupés dans le jardin. Ils formaient une masse brumeuse qui flottait au-dessus du sol. Au premier pas dehors, ils plièrent le genou devant moi.

Max avait raison : je n’avais plus besoin de la protection du seau de Roberta.

Azazel siffla d’admiration en voyant les spectres à genoux. Selon lui, ils savaient que j’étais liée à la porte, et ils ne faisaient que me témoigner le respect dû à mon rang. Ils me suivraient où que j’aille, pour être près de moi au moment où je rouvrirais le passage vers les Enfers.

Je levai les yeux au ciel et m’assis sur les marches en soufflant. Aza me suivit en triturant son bracelet. C’était le ruban de satin que je lui avais confectionné avec mon sang afin qu’il puisse traverser la barrière magique lorsqu’il était encore un chat.

« Tu peux l’enlever, dis-je. Il ne sert plus à rien. Jade a détruit le sceau.

— Non, je le garde. Il a une valeur, disons… sentimentale. »

Il me donna un coup d’épaule affectueux.

Nous bâillâmes en même temps, et décidâmes qu’il était temps de laisser cette journée s’achever.

La main sur la poignée de la chambre de ma mère, j’hésitai. Azazel avait investi celle de Matt, et Quatre était toujours inconscient dans la mienne, au fond du couloir et en face de celle de Seth. J’aurais pu dormir là, pour être plus proche en cas de besoin, mais le lit du prêtre était minuscule et aussi dur qu’une planche de bois. Et puis, après ce matin, je voulais retourner auprès de lui. Pas uniquement pour le veiller et m’assurer qu’il était en voie de guérison. Pour me blottir à nouveau dans ses bras.

Mais ne valait-il pas mieux que je lui laisse du temps seul ? Il devait changer de forme pour que l’antidote agisse. Quatre n’avait pas besoin de moi et de mes pouvoirs pour l’instant.

Pourtant, je ne pus me résoudre à le laisser seul. J’ouvris lentement la porte, et étouffai un cri de surprise en découvrant son corps nu.

Il l’avait fait.

Ce n’était plus la brindille infernale qui était allongée sur mon lit.

Ses ailes gigantesques avaient disparu. Des pieds avaient remplacé ses serres, et ses jambes étaient devenues humaines, dépourvues de leur fourrure noire, tout comme ses bras. Ses fesses creusées épousaient la bosse des os de ses hanches. Étalé sur le ventre, son dos blanchâtre se levait et s’abaissait au gré de sa respiration. Il avait entièrement délaissé son apparence monstrueuse pour reprendre sa forme humaine.

J’avançai sur la pointe des pieds, impatiente de revoir le jeune homme du bal qui m’avait donné des sueurs dans son costume monochrome. Cependant, plus je m’approchai, plus je plissai le front d’incompréhension.

Quatre avait perdu trente bons centimètres. Ses cornes avaient disparu, mais ses longs cheveux noirs aussi. À la place, des cheveux brun chocolat, courts et ondulés, tombaient dans un fouillis de mèches sur l’oreiller, en camouflant ses yeux. Mon cœur s’emballait à mesure que mes pas me menaient à son chevet. Je m’accroupis devant lui. Son visage fin en forme de cœur était loin de m’être inconnu. Ses lèvres rose orangé aussi. La bouche entrouverte, j’aperçus une unique canine chevaucher ses dents en diagonale.

Mes yeux balayaient son visage de haut en bas, incrédule. Je fermai plusieurs fois les paupières. Ça ne se pouvait pas.

Ça ne pouvait pas être… lui.

Il se tourna sur le flanc. Ses cheveux glissèrent sur son front en sueur, découvrant le visage familier qui me faisait face. Lorsqu’il ouvrit ses yeux, et que je vis deux prunelles émeraude, de ce vert intense et perçant qui n’appartenait qu’à Quatre, le doute ne fut plus possible. Mes jambes se dérobèrent. Je tombai sur les fesses.

« Ah ! » laissai-je échapper.

Des pas arrivèrent en courant dans le couloir. D’instinct, je me relevai et remontai la couette sur son corps pour le cacher. Azazel déboula dans la chambre.

« J’ai entendu un cri suspect », fit-il en plissant les yeux. 

Mon cœur battait à toute allure. Je me sentais piégée.

« Un cri ? dis-je en feignant l’étonnement, un ton trop haut. Y’avait pas de cri, non, pas de heu… cri. Un soupir un peu fort, peut-être ? »

Je bafouillais, et ma main moite s’accrochait au tissu de la couette comme si ma vie en dépendait.

« Un soupir ? répéta-t-il en arquant un sourcil. Un soupir de surprise ?

— Oui ! Voilà ! Un soupir de surprise… heu… le genre de Ah ! qu’on lance quand… heu

— Quand on… découvre quelque chose ? »

Il fit une pirouette pour me passer devant et souleva la couette.

« Aza, non !

— Ah ! J’en étais sûr ! Il… heu… Attends une minute… »

Il se pencha sur le corps étendu en dressant sa main entre nous pour m’empêcher d’approcher.

« Mais c’est le maigrichon de la ruelle ! gueula-t-il. Où est passé Quatre ? Merde. Ne me dis pas que c’est lui ?

— … Je ne savais pas, marmonnai-je plus à moi-même que pour me justifier.

— Quelle sale petite merde vicieuse. Tu vois ? Je te l’avais dit qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. C’est un espion ! Et ça, c’est la meilleure preuve possible. Tu ne peux plus dire le contraire.  

— Ce n’est pas… commençai-je, mais les mots me manquaient.

— Et ça c’est quoi, hein ? »

Azazel l’attrapa par le crâne et le souleva. La couette glissa, le dénudant entièrement. Je me détournai.

« C’est pas moi qui ai fourré ma langue dans ce truc, mais je le reconnais. Arrêtez tous de croire que j’ai été créé avec un seul neurone. C’est le même, insista-t-il. L’humain, petit, maigre, moche, et… »

Il lui tourna la tête pour l’examiner. Quatre grogna de douleur.

« … et avec un râtelier qui mériterait de prendre rendez-vous avec un orthodontiste, mais c’est le même », conclut-il sèchement.

Je me frottai les yeux. C’était un cauchemar. Azazel ouvrit ses doigts et Quatre retomba sur le lit. Mon corps réagit, et je me précipitai vers lui. Azazel plaqua sa main sur mon front, stoppant net mon élan. Il claqua sa langue, réprobateur. Puis, d’une voix dangereusement basse, il gronda :

« Il faut se débarrasser de lui.

— Quoi ?

— Renvoie-le dans les Enfers. Non. Merde. Il sait beaucoup trop de choses, il doit rester ici. On va l’attacher dans le sous-sol.

— On ne va pas…

— Je ne vais pas jouer au parfait petit hôte avec un espion ! C’est hors de question. On le fout au sous-sol, et on s’en débarrassera dès que possible.

— Aza ! Je ne l’ai pas soigné pour le séquestrer !

— Mais lui, il l’a fait, non ? Pourquoi ne pas lui rendre la pareille ? Faut vraiment que tu soignes ton syndrome de Stockholm, ça devient urgent.

— Je n’ai pas de syndrome de Stockholm ! 

— Je ne suis pas un espion, souffla la voix de Quatre dans un effort visible.

— Toi, la ferme. C’est pas à toi que je cause. Et toi, fustigea-t-il en se retournant vers moi, concerte-toi et prends une décision ! 

— Je ne vais pas l’enfermer dans le sous-sol humide et sale alors qu’il est dans cet état. »

Aza fronça les sourcils, jeta un coup d’œil à Quatre, nu et transpirant, incapable de se relever sur ses coudes, puis céda.

« OK. Alors, soigne-le. Mais dès que c’est fait, je l’enchaîne en bas. Finis la chambre tout confort. Et ne t’avise pas de me contredire. Je te l’ai dit, je refuse de prendre le moindre risque. »

Je m’apprêtai à protester, puis y renonçai. Je serrai les dents et hochai la tête. Azazel nous laissa seuls en me demandant de faire vite.

Je fis signe à Quil… non… à Quatre de se rallonger. Par obéissance ou par méfiance, il reposa sa tête sur l’oreiller et remonta la couette sur ses hanches. Je m’assis à ses côtés et apposai ma main sur ses blessures. Je sentis mon pouvoir passer en lui, et ses plaies se refermèrent. Bientôt, il ne resta que des lignes roses pour prouver qu’il avait pris un coup d’épée à ma place.

Il s’assit sur le bord du lit et chercha à croiser mon regard, mais je détournai la tête. Je n’arrivais pas à le regarder en face. Cela me coûtait de l’admettre, mais cette révélation venait de me briser le cœur. Je n’étais pas sûre de mes sentiments pour Quatre, mais mon cœur avait battu pour Quil. Savoir qu’ils étaient une seule et même personne pourrissait mes souvenirs avec Quil.

« J’ai vraiment cru que… commençai-je avant de me reprendre. Non, laisse tomber. Ça n’a pas d’importance en fait. Azazel avait raison sur ton compte, et moi… je me suis fait avoir comme une idiote. Tu t’es bien moqué de moi.

— Je n’ai rien fait de tel.

— Ah non ? pouffai-je, amère. Alors pourquoi m’as-tu embrassé dans cette ruelle ?

— Je n’avais pas l’intention de dépasser cette limite sans ton consentement. Malheureusement, je n’avais pas d’autre choix. La possibilité que Cinq me mette à jour était trop conséquente. Je devais détourner son attention de moi. »

J’étais soufflée par son aveu. Et un peu vexée aussi.

« Et pour la douche ? C’est quoi ton excuse ?

— … la douche ? » demanda-t-il, confus.

C’en était trop. Je ne pouvais plus savoir ce qui était vrai de ce qui ne l’était pas, entre ses baisers, ses déclarations fiévreuses ou pires encore, ce câlin au réveil, mais cela n’avait pas d’importance. Il m’avait menti. Il m’avait trompée. Il avait abusé de la confiance que je lui avais accordée, même contre ses recommandations. Au moins maintenant, je comprenais pourquoi.

Je me frottai le visage avec force, comme si cela allait effacer par miracle toutes les pensées contradictoires qui s’emmêlaient entre mon cerveau et mon cœur.

« J’en ai fini avec toi », murmurai-je en secouant la tête.

Et je le pensais. Cependant, mes yeux se remplirent de larmes, prouvant que je ne pourrais pas faire comme si ça ne m’affectait pas. Ça m’affectait. Je n’aurais pas dû espérer ni croire un seul des mots qui sortaient de sa bouche. Ni ses actions. Ni sa façon de se comporter avec moi. Ni…

Une larme déborda sur ma joue. Quatre voulut la retirer, mais je reculai en serrant les dents.

« Je ne suis pas un espion, répéta-t-il.

— Ça m’est égal que tu le sois ou pas. Tu m’as menti.

— Je ne t’ai pas…

— Tu m’as caché la vérité, alors que tu avais toutes les occasions du monde de me dire que tu étais Quil. Ici ou dans les Enfers. Tu m’as parlé sous cette forme, tu m’as aidé, tu… Putain, Amon a pris ton apparence pour m’atteindre ! m’étranglai-je en y repensant. Je crois que je comprends pourquoi tu semblais hors de toi. Ce n’était pas par rapport moi en fait. » 

Mes épaules devinrent lourdes. Je soufflai, et relevai la tête pour qu’il voie, dans chaque trait de mon visage, la douleur de la déception. Il plissa à peine les sourcils.

Aza revint avec une pile de vêtements, ainsi que les menottes que j’avais ramenées des Enfers. De mon expérience, je savais qu’elles restreignaient les pouvoirs des gardiens. Quatre se redressa nerveusement en les voyant. Lui aussi savait.

« Alors ? T’as pris une décision ? » demanda Aza.

Quatre roula ses pupilles vers moi.

« Fais ce que tu veux », tranchai-je dans un souffle.

Azazel lui balança les vêtements à la figure, lui ordonna de les passer, puis lui enfila les menottes. Quatre se laissa faire, la tête haute, le visage inexpressif. Quand Aza le prit par le bras pour l’emmener, ses yeux s’illuminèrent brièvement. 

Je n’eus pas la force de les suivre. Je traînai des pieds jusqu’au salon, et m’affalai sur le canapé en soupirant. Dire que j’avais été si heureuse ce matin, dans ses bras. Il avait posé son menton sur mon front, comme il l’avait fait après m’avoir sauvée d’Amon. J’avais alors cru que…

Finalement, j’étais peut-être une gamine crédule et aisément manipulable.

Je luttai pour ne pas pleurer. Quand Azazel remonta du sous-sol et verrouilla la porte, je me retournai vers la fenêtre. La blancheur des spectres illuminait le jardin plongé dans les ténèbres. Le quartier était éteint, comme toutes les nuits. Ce soir, la lune se cachait derrière les nuages. Le monde avait basculé dans l’obscurité. Je ne me sentais plus à la hauteur de ma tâche. Pas sans lui pour veiller sur moi.

Le coussin s’enfonça sous le poids d’Aza. Il s’éclaircit la gorge, et je reniflai.

« S’il te plaît, chuchotai-je, ne me balance pas un je te l’avais dit.

— Je crois que c’est la première fois où ça ne me ravit pas d’avoir raison, gamine. »

Je fondis en larmes et me retournai pour enfouir mon visage couvert de honte contre lui. Il referma les bras autour de moi et tapota le haut de mon crâne.

« Ah, les mecs… » souffla-t-il.

Le lendemain matin, mes yeux gonflés, mes cernes violets et ma touffe de cheveux emmêlés que je n’avais aucune intention de brosser, tirèrent un sifflement à Azazel. Il reprit la tasse qu’il me tendait et rajouta une dose de café pour la remplir à ras bord. Un sourire malaisé s’étira sur son visage.

À bout de force morale, je refusai la tasse et retournai m’affaler sur le canapé, puis tirai sur le plaid pour m’ensevelir complètement. 

« Allez, gamine. Tu ne vas pas broyer du noir pour un mec ?

Mmmmh, grognai-je dans le coussin.

— Écoute, j’ai bien réfléchi cette nuit et… »

Le téléphone sonna. Je ne relevai pas la tête. Azazel tenta de reprendre le fil de ses pensées, mais la sonnerie reprit. À la troisième, il souffla et décrocha.

« Je ne suis pas intéressé ! beugla-t-il dans le combiné. … Hein ? Heu, oui. Bien sûr. Tout de suite. Perse ? »

Sa voix était passée de foudroyante à perplexe. Le téléphone toujours en main, il me demanda d’ouvrir un portail depuis les Enfers. Je sortis la tête du plaid.

« Pardon ?

— Astaroth attend dans ta chambre. Il souhaite s’entretenir avec nous et requiert que tu lui constitues un passage jusqu’ici. Ce sont ces mots », ajouta-t-il en haussant les épaules. 

Je me relevai, la mâchoire décrochée par la surprise. Azazel secoua la tête, aussi perdu que moi. Comment Astaroth avait-il pu savoir que je me trouvais ici, avec Azazel, et ce, aussi vite ? Je ne savais pas comment calculer le décalage horaire avec les Enfers, mais il me semblait que le bal ne devait pas être encore terminé.

« Mais… pourquoi ? Et… comment ? bafouillai-je en me débarrassant du plaid.

— J’en sais pas plus que toi, gamine.

— … Je fais quoi ? chuchotai-je.

— Ouvre-lui, on verra bien ce qu’il en est », conclut Aza avec un sourire gêné.

Je m’apprêtais à former le portail quand je pris conscience de ma tenue. Mon bas de pyjama avait été rongé par les mites en mon absence, et le tee-shirt de l’équipe universitaire de Matt m’allait trois fois trop grand. Je ne pouvais pas me permettre de me présenter ainsi devant lui.

Astaroth m’avait vue moins habillée encore, mais cette fois, il venait sur mon territoire. Je devais lui faire une forte impression. Essayer, du moins. Il pouvait bien attendre une milliseconde que je prenne une douche.

Vingt minutes plus tard, vêtue de noir, coiffée, maquillée et apprêtée jusqu’au bout des ongles, je sortis sur le porche, le cœur battant. En me préparant, j’avais réfléchi à un moyen de lui faire croire que je maîtrisais la situation. À commencer par lui ouvrir le passage en bas des marches, alors que je l’attendrais en haut, en position de supériorité. Je misais tout sur l’art du faux-semblant, priant qu’il y croit.

Je formai un cercle chatoyant entre mes doigts en visualisant ma chambre dans la tour de l’Hadès. Je le projetai dans le jardin, et écartai légèrement les mains pour créer un portail assez large pour ne faire passer qu’un seul homme. Je ne voulais pas prendre le risque de me faire tromper une seconde fois. Si Belzebuth se trouvait derrière lui, je le couperais en deux. 

La surface miroitante ondula, et un homme la traversa d’un pas, puis s’arrêta. Il portait un costume trois-pièces gris sous un immense parapluie de golfeur. Azazel et moi retînmes notre souffle. Puis l’homme souleva son parapluie et je reconnus sa moustache. Astaroth inclina la tête en remerciement, et je fis disparaître le passage.

« Bonjour, mademoiselle Evans. »

[1] Hentai : abréviation du mot japonais hentai seiyoku utilisée en Occident pour désigner des mangas et des anime à caractère pornographique.