Ap 3 : “Est-ce que je ressemble à une olive?”
Ap 3 : “Est-ce que je ressemble à une olive?”

Ap 3 : “Est-ce que je ressemble à une olive?”

« Aloooors, comment va notre nouveau portier, bien dormi ? »

Quatre s’inclina au passage de Belzebuth et referma la porte derrière lui. Le Commandant des Enfers s’avança, mais resta dans la pénombre, en retrait et à bonne distance de moi. Ses cheveux ébouriffés luisaient sous la faible lumière, et ses mèches désordonnées retombaient sur le haut de son front en un amas de reflets roux. Cela lui donnait une allure négligée, qu’il compensait par un costume noir taillé sur mesure qu’il portait sur un tee-shirt sans pli, avec des mocassins en cuir de belle facture.

Les mains dans les poches, il tanguait sur ses pieds comme s’il hésitait à s’approcher plus. À raison : sa simple présence activa mon pouvoir. Les menottes se mirent à siffler, et je sentis de la chaleur irradier sur mes poignets.

« Visiblement je te fais de l’effet », tenta-t-il de plaisanter.

En réponse, je forçai sur mes pouvoirs, mais les menottes les restreignaient. Les sifflements de douleurs des iconographies emplirent la pièce de façon lugubre.

« Tu pourras t’escrimer autant que tu veux, ça ne t’avancera à rien, m’avertit Belzebuth. Au cas où tu n’aurais pas encore compris, ces menottes ont été spécialement conçues pour brider tes pouvoirs. »

Son sourire narquois brillait dans l’obscurité. Je me redressai en exagérant ma posture, et levai le menton en serrant les poings. Je voulais lui montrer qu’il ne m’impressionnait pas. M’imitant, il croisa les bras sur son torse.

« Je te les retirerai lorsque tu te montreras coopérative. Pas avant. Vois-tu, je garde un souvenir assez désagréable de notre rencontre au niveau quatre », fit-il en tapotant sa joue du bout du doigt.

Sur ces mots, il pénétra dans le carré de lumière. Son visage portait les marques brûlantes de mes mains. L’empreinte de mon pouce d’un côté agrandissait son sourire, tandis que celle de mes doigts sur l’autre joue lui donnait un air idiot. On pouvait discerner la trace de mon petit doigt déborder sur son cou. Ces cicatrices ne ressemblaient à rien d’autre qu’une main. La mienne. Et de ça, j’en étais fière. Je ne pus retenir un rictus : j’étais capable de le blesser.

« Bon, c’est pas tout ça, mais comme dirait un ami commun, on n’est pas là pour enfiler des perles. Commençons ! »

Il s’avança d’un pas franc. Je sursautai en agrippant l’aiguille à chapeau.

« Oh non, n’aie crainte. Je n’ai aucune mauvaise intention. Nous n’en sommes plus là désormais. »

Sans cesser de parler, il passa devant moi, et continua en direction de la porte au fond de la pièce.

« Ton entrée en fanfare devant le Conseil au grand complet a foutu à l’eau tout projet d’assassinat. Tu es la nouvelle ! Tout le monde a hâte de faire ta connaissance ! C’était brillant. Tu ne pouvais pas trouver de meilleure protection », avoua-t-il de mauvaise grâce.

Il avança jusqu’à la salle de bain, tourna dans le renfoncement à droite puis ouvrit la porte. Il s’arrêta et, voyant que je n’avais pas bougé d’un pouce, fit un signe à Quatre qui se posta juste derrière moi. Je sursautai. Il était si proche que je pouvais sentir la chaleur de sa peau irradier contre mon dos nu. Ne voulant pas découvrir ce que je risquais à lui désobéir, je me mis en marche. Belzebuth attendit que nous soyons à sa hauteur pour continuer.

« Pour mon plus grand plaisir, on m’a chaleureusement invité à te faire faire le tour du propriétaire. Comme si je n’avais que ça à foutre… Bref ! Bienvenue dans la tour de l’Hadès, où les membres du Conseil ont leurs appartements. Tu vas vite constater qu’il n’y a pas que la chambre qui soit confortable. Suis-moi. »

Nous entrâmes dans une pièce circulaire, éclairée par un grand chandelier de bougies qui flottait à mi-hauteur. Les pampilles en cristal réverbéraient leur lumière en millions de losanges étincelants. Je ne pus m’empêcher de lever la tête pour l’admirer. C’était à vous donner le vertige. Le chandelier large de plusieurs mètres occupait un tiers de l’espace. Au moins.

Au centre de la pièce, trois canapés recouverts de brocart bleu canard et doré entouraient un tapis persan dans un camaïeu de vert d’une élégance indéniable. Ce décor me sembla étrangement familier.

Quatre se rapprocha, m’incitant à continuer d’avancer.

« Cet appartement a été entièrement rénové et agencé pour toi, reprit Belzebuth en marchant devant nous. Ici, nous avons le salon, espace de détente et de loisirs, avec table de billard, réfrigérateur, canapés moelleux et télévision cent vingt pouces en Ultra HD. On t’a installé toutes les chaînes câblées, et tu as bien sûr accès à tout le catalogue cinématographique existant. Les Enfers sont à la pointe de la technologie, même si nous avons encore quelques difficultés avec la fibre. Mais le bureau de Recherche et Développement étudie le sujet. Tu pourras bientôt retrouver internet. En attendant, cet ordinateur est assez puissant pour supporter tous les derniers jeux vidéo. »

Mes paupières papillonnaient d’elles-mêmes. Ce coup à la tempe avait dû me court-circuiter les neurones. Je ne pouvais pas croire ce que Belzebuth était en train de débiter ni cette comédie qu’il interprétait. C’était surréaliste.

Avait-il oublié qu’il y avait quelques heures à peine, il avait ordonné à Quatre de me tuer en me traitant de garce, et cinq semaines plus tôt, il avait décimé l’intégralité de ma famille ? J’avais dû sauter un passage dans la chronologie, ça n’était pas possible autrement. Comment en était-on arrivés au moment où il me faisait la visite à la manière d’un agent immobilier ?

Je secouai la tête, puis interrompis sa présentation.

« À quoi ça rime tout ça ?

— Ravi que tu poses la question, répondit-il avec entrain. Je préfère aussi aller droit au but : notre bon Roi désire que tu te sentes ici chez toi et que tu sois parfaitement reposée afin de reprendre au plus vite les fonctions de Sërberus.

— C’est hors de question », tranchai-je.

Belzebuth s’arrêta et inspira lentement. Quand il se tourna vers moi, il arborait un large sourire forcé.

« Le Roi l’ordonne, insista-t-il. Ce n’est pas un sujet à débat. Tu vas prendre la garde de la porte. Tu vas permettre aux gradés de passer dans ton monde selon un planning préétabli par Astaroth. D’ailleurs, vous travaillerez de concert tous les deux. Un bureau t’attend à son étage, il est en train de le décorer. Astaroth a insisté pour que tu aies un environnement accueillant.

— Ben voyons, pouffai-je. Je ne veux pas…

— Aucun de nous n’a eu ce qu’il voulait, me coupa-t-il, exaspéré. Tu ne voulais pas finir dans les Enfers, et je ne voulais pas de nouveau portier. Je suis autant à plaindre que toi je te signale, alors montre-toi un peu plus coopérative. Allez, poursuivons. »

Il tira sur les pans de sa veste et recoiffa ses cheveux. Ses talons claquaient sur le carrelage. Je restai sur place tandis que mon esprit, lui, partait dans tous les sens.

Je ne voulais pas finir ici, à la place de Sërb. J’avais décidé de ne pas prendre le poison, pour pouvoir guider les âmes, mais dans mon monde. Pas ici ! Et certainement pas auprès de cet enfoiré.

Mon cœur s’accéléra en comprenant que cette idée était irréalisable à présent. Je me frottai les yeux. C’était un cauchemar. Je voulais rentrer chez moi, retrouver mon lit, me rendormir, et oublier cette histoire de merde. Ça ne pouvait être qu’un cauchemar.

Belzebuth leva un doigt. La main de Quatre attrapa doucement mon biceps pour m’inviter à avancer, mais je plantai mes pieds au sol. Je n’avais pas oublié que malgré son apparente fragilité, il possédait une force impressionnante. Je ne résistai que par mauvaise foi. Mes pieds glissaient pendant qu’il m’entraînait au fond de la pièce de son pas lent.

Devant la double porte aux encadrements dorés, je m’agitai, bataillant pour qu’il me lâche. Belzebuth se retourna en soufflant, à bout de patience.

« Nous n’avons pas terminé la visite, grinça-t-il entre ses dents serrées dans un effort évident de rester aimable.

Moi j’en ai terminé. Je veux rentrer chez moi ! Et pour ta gouverne, j’ai tout entendu : ton Roi veut que je prenne cette place de mon plein gré. »

Le visage du Commandant se tordit d’exaspération. Il était évident qu’il retenait sa colère.

« Ma réponse est non, et elle est définitive,tranchai-je, inflexible. Alors laisse tomber cette mascarade. Ce n’est pas comme ça que tu me feras changer d’avis. »

Contre toute attente, il se mit à sourire. Je déglutis. Il avait visiblement quelque chose en tête.

« Ne sois pas aussi sûre de toi. J’ai vu un film au plan infaillible. Viens, c’est le grand moment  ! »

Il ouvrit les deux portes d’un même mouvement et nous entrâmes dans une pièce plongée dans le noir. L’écho de nos pas m’apprit qu’elle était immense. Quatre relâcha mon bras et s’éloigna. Un affreux bruit de raclement métallique suivit. Il ouvrait des rideaux. Une vague de lumière inonda la pièce.

Nous étions dans une bibliothèque aux proportions démesurées. Il y avait deux étages, des étagères pleines à ras bord de livres, deux escaliers en colimaçon de chaque côté de l’entrée et plusieurs échelles sur rails pour accéder aux rangements supérieurs. Cette pièce recensait plus de livres qu’on pouvait en lire en une vie. Plus encore que toutes les bibliothèques nationales réunies. C’était dément.

Je tournai sur moi-même, la mâchoire béante d’admiration. L’architecture était impressionnante. Sur le mur à ma droite se trouvait une cheminée médiévale large de plusieurs mètres. Elle était encadrée par deux lions en pierre qui faisaient ma taille. Au-dessus du foyer trônait un bouclier posé sur deux épées croisées, à la manière des armoiries moyenâgeuses. Leurs lames tranchantes brillaient.

« Alors ? Que dis-tu de ça ? La pièce de résistance ! Une bibliothèque avec autant de livres que tu le désires, un fauteuil au confort imparable, ainsi qu’une cheminée. En attendant que tu retrouves tes pouvoirs, je pense que tu apprécieras un bon feu. »

Mes yeux ne savaient plus où regarder tant le décor était à couper le souffle. La voûte, peinte et moulurée à foison, représentait une version infernale des fresques de la chapelle Sixtine. En son centre, des diablotins soufflaient dans de longues trompettes.

Belzebuth me fixait en souriant, guettant mes réactions. Il était fier de son effet.

Il me fallut quelques instants avant de comprendre de quoi il s’agissait. Cette fois-ci, plus de doute. Je sus pourquoi cet endroit me semblait si familier, et surtout, de quel film il avait tiré son idée de merde.

Je me pinçai l’arête du nez. Tout ceci était d’un ridicule sans nom. J’avais du mal à croire que cet imbécile était le Commandant suprême des Enfers. Belzebuth ne cessait de me fixer avec un air béat, et ce sourire beaucoup trop large pour des dents aussi petites, dans l’attente de ma réponse.

Abruti.

« Alors, qu’en dis-tu ? Trop impressionnée pour parler ? Je m’en doutais, c’est vraiment une merveille de…

— Est-ce que j’ai l’air d’un rat de bibliothèque ? le coupai-je froidement.

Comment ? demanda-t-il, décontenancé.

— C’est quoi la suite ? La bataille de boules de neige dans le jardin, la robe de bal jaune ? Tu comptes prendre ta forme de bouc pour qu’on danse au son d’un piano au clair de lune ? C’est pas comme ça que ça marche.

— Pourtant dans le film, ça marche à merveille.

— Je ne suis pas Belle.

— Et moi je ne suis pas le méchant de l’histoire. Pour toi, peut-être, mais c’est passager. Je suis certain que tu finiras par m’apprécier si tu te donnais la peine d’apprendre à me connaître. »

Ma mâchoire termina de se décrocher. « L’apprécier » ? Je me frottai les yeux. Comment ? Pourquoi ? Que… ? Je devais halluciner.

« Mais t’es complètement débile ou tu le fais exprès ? m’emportai-je.

— … Ah ! Te voilà aussi grossière que ta mère.

— Je t’interdis de parler de ma mère ! » hurlai-je.

Perdant tout sang-froid, je plongeai ma main dans le pli du sari, attrapai le pic à chapeau, et me jetai sur lui en visant le cœur. S’il devait n’avoir qu’un seul point faible, ça devait être celui-là. Il fallait que ce soit celui-là. Interloqué, il ne réagit pas, et resta sur place. Une cible parfaite.

Mon bras s’abattit aussi vite qu’il s’était dressé, et le pic s’enfonça droit dans sa poitrine. Je sentis une vibration dans ma main lorsque la tige ricocha sur une côte. Belzebuth recula en titubant. Il regarda son torse perforé, et leva une tête intriguée vers moi. 

« C’est quoi, ça, un cure-dent ? dit-il en retirant l’épingle. Est-ce que je ressemble à une olive ? »

Il la laissa tomber et s’approcha de moi. Son sourire s’étira alors que je prenais conscience de mon erreur. Comment avais-je pu croire une seule seconde que ça le blesserait ? Paniquée, je reculai. Mes pieds se prirent dans le tissu, et je manquai de trébucher, ce qui renforça son sourire.

Il s’avança de plus en plus, implacable. Je ne savais pas quoi faire. Je me sentais coincée. Puis, je me souvins des deux épées croisées sous le bouclier. Attrapant mon sari à bras le corps, je courus vers la cheminée. Je sautai pour atteindre la poignée, et réussis du premier coup. Le bouclier tomba lourdement au sol, dans un vacarme de tous les diables. Mais l’épée resta bloquée dans son fourreau.  Belzebuth éclata de rire.

Je la secouai dans tous les sens, à gauche, à droite, remuant la lame de toutes mes forces pour la déloger de son entrave. Le pied en appui sur le bouclier, je tirai dessus comme une forcenée. Belzebuth était hilare. Enfin, je sentis le métal glisser et venir à moi. Je réussis à l’extraire d’un coup sec. Seulement… l’épée était si lourde que j’en perdis l’équilibre. Deux pas en arrière, les pieds enrubannés dans ce drap à la con, je manquai à nouveau de tomber.

Quand je cessai de tanguer comme une ivrogne, je levai l’épée au-dessus de ma tête et me mis à courir, ma cible en vue. Belzebuth cessa de rire. Il ouvrit les bras en esquissant un sourire de défi, ce qui renforça ma détermination à trancher sa sale gueule en deux dans le sens de la longueur. 

Mais au moment de l’abattre sur lui, il fit un pas de côté. Le poids de l’épée m’empêcha de changer de trajectoire. Projetée en avant par l’élan, la lame se planta en explosant le carrelage à quelques centimètres de ma cible. Je tombai et me relevai en panique. Agrippant le manche, je tirai par à-coups pour l’extirper du sol. Cette saleté d’épée était encore plus enfoncée que dans le bouclier !

C’est alors qu’un bruissement métallique retentit. Une seconde plus tard, une lame glacée se pressait contre ma gorge.

« C’est bien beau d’avoir une épée, aussi faut-il savoir s’en servir, fillette. »

Le métal piqua ma gorge. Je déglutis. Une goutte de sang chaud coula dans mon cou. Belzebuth releva son arme, m’obligeant à me redresser en suivant son mouvement. Une fois à sa hauteur, il me sourit. Je me sentais tellement idiote.

Lorsqu’il rapprocha son visage du mien, une ombre traversa mon champ de vision. Quatre s’était faufilé derrière lui sans un bruit. Ses yeux fixaient la lame. Je lui lançai un regard d’appel au secours. Sa pupille glissa furtivement vers moi, avant de retourner sur Belzebuth. Il semblait prêt à intervenir au cas où. Mais allait-il le faire ? Allait-il se dresser contre son maître ? Pour… moi ?

« Alors, très chère, murmura Belzebuth au creux de mon oreille, vas-tu accepter de garder cette porte, oui ou…

Merde. Tu n’es qu’un monstre, grinçai-je en me coupant un peu plus profondément sur la lame.

Monstre, moi ? Ah ! Non, mais tu t’es regardée ? »

Il me saisit par les cheveux et me traîna tout du long jusqu’à la chambre. Quatre nous emboîta le pas. Mes jambes glissaient sur le sol. J’attrapai cette poigne en hurlant et en donnant des coups, me débattant comme une forcenée, mais il ne desserra pas sa prise. Il était en train de m’arracher les cheveux, et il n’y avait rien que je pouvais faire pour l’en empêcher. Je n’étais qu’une poupée de chiffon entre ses mains.

Il releva ma tête devant la commode et l’avança au plus près du miroir. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait me faire voir. Mon visage était intact, les ecchymoses avaient disparu et l’arête de mon nez s’était reformée. Cela ne faisait pas de moi un monstre. Ce n’était que les pouvoirs de Sërb qui m’avaient soignée.

Il demanda alors à Quatre de fermer les rideaux. La chambre fut plongée dans le noir, et dans le miroir, je vis un voile infuser mes globes oculaires. Mes yeux marrons, légèrement mordorés autour de ma pupille, se parèrent d’un linceul blanchâtre. Mes iris prirent une couleur dorée, pâle et laiteuse comme une pierre de citrine. Une mèche blanche retomba sur mon visage, confirmant ce tableau morbide. Comme Quatre, j’avais l’allure d’un mort.

« Non… soufflai-je

— Allez, ça suffit ! Tu m’as gonflé. Ils ne pourront pas dire que je n’ai pas essayé ! Tu t’obstines, passons à ma méthode ! »