Ap 30 : « Je me damnerais pour une bonne tasse de thé »
Ap 30 : « Je me damnerais pour une bonne tasse de thé »

Ap 30 : « Je me damnerais pour une bonne tasse de thé »

« Bonjour Astaroth, répliquai-je en empruntant son ton poli, dans une tentative de dissimuler ma surprise. Comment m’avez-vous trouvée ?

— Simple déduction. La clairière était sur mon chemin. Un cercle d’herbe brûlée au milieu d’un bain de sang sur la neige est quelque chose qui ne passe pas inaperçu. Aussi, vous avez oublié sur place une de vos menottes. Difficile de faire plus évident. Et selon les registres, ceci est votre dernière adresse enregistrée. »

Il souriait avec une amabilité qui, curieusement, ne semblait pas être feinte. Belzebuth aurait profité de ma surprise pour se jeter sur moi et m’étrangler. Son lieutenant, lui, repliait son parapluie et attendait sur le pas de ma porte que je l’invite à entrer.

« Que nous vaut cette visite, Sherlock ? demanda Azazel, sur la défensive.

— Peut-être pouvons discuter de cela à l’intérieur ? Je me damnerais pour une bonne tasse de thé. »

Je lui fis un signe de la main, et il entra en me remerciant.

Azazel était sidéré devant cet homme à moustache poli, censé être un de mes adversaires les plus redoutables. Pendant qu’il posait son parapluie dans le seau et accrochait sa veste au porte-manteau, je mis de l’eau à chauffer.

« C’est pas la saison des pluies, lui fit remarquer Aza.

— L’habitude de voyager en Angleterre », répondit le lieutenant en haussant nonchalamment les épaules.

J’inspectai les cartons du placard avant de trouver un thé anglais. Ce serait parfait pour lui. Quand je revins au salon avec le plateau, Astaroth s’était déjà installé sur le canapé en croisant les jambes. Aza se tenait les bras croisés, en face de lui, à le fixer. Astaroth se servit une tasse, aspira la vapeur avec délice et but une gorgée.

« Orange Pekoe ? Très bon choix. Bien, dit-il en reposant sa tasse. Avant toute chose, soyez assurés que je n’ai aucune mauvaise intention, bien au contraire. Et je suis navré de débarquer ainsi à l’improviste. Pour m’excuser, je ne suis pas venu les mains vides. »

Il sortit de sa veste un paquet qu’il tendit à Azazel. Celui-ci le prit sans le lâcher des yeux. Il déballa un carré de fourrure, un sourire jusqu’aux oreilles. Je n’eus pas le temps de voir ce que c’était qu’il courait déjà vers les chambres.

« Je reviens. »

Je pris place sur l’autre canapé. Une longue minute s’écoula dans le silence. Je me mis à entortiller mes doigts, puis tendre les jambes, et abaisser mes épaules. La minute s’étira, toujours sans un mot. Je me servis une tasse de thé. Astaroth esquissa un sourire qui souleva les coins de sa moustache, puis tourna la tête vers l’étage.

En haut des marches se tenait un maine coon au long pelage gris. Il tendit une patte et déploya les coussinets sur le bois avec une élégance qui n’avait rien à voir avec le chat pelé que j’avais rencontré.

« Tu connais, le diable s’habille en peau de chat ? ronronna-t-il en descendant les escaliers tout en dandinant des hanches. Putain que ça fait du bien de retrouver cette apparence ! »

Il grimpa sur mon accoudoir et cligna des yeux. Ses prunelles avaient retrouvé leur vert de sauge originel. Il gloussa en déployant ses griffes. Elles étaient en acier.

« Le résultat te convient-il ?

— C’est parfait », jubila-t-il en les admirant.

L’instant était parfait pour lui dire de les tenir loin de mes canapés, mais je n’eus pas le temps de placer la moindre blague sur sa nouvelle peau. Astaroth s’éclaircit la voix.

« Si je suis venu en personne aujourd’hui, c’est pour vous faire une proposition qui pourrait bien mettre un point final à tous nos problèmes.

Nos ?

— Oui. J’ai utilisé l’ordinateur de Baël afin de vérifier les possibles conséquences de cette idée, et aucun impact négatif n’est ressorti dans les données. Je n’irais pas jusqu’à dire que ce plan est infaillible, néanmoins… »

Nous étions pendus à sa moustache quand on frappa à la porte. Aucun de nous ne bougea. Rien ne pouvait être plus important que ce qu’il se jouait à ce moment précis dans le salon. Astaroth, la bouche encore ouverte, finit par objecter lorsque l’on frappa à nouveau.

« Il serait plus poli d’aller ouvrir. »

Les trois femmes de l’Ordre de la Sainte Révélation, avec leurs croix et leurs badges nominatifs, se tenaient sur le pas, serrant leurs bibles sur leurs poitrines.

« Toujours pas intéressée », grommelai-je en allant pour refermer la porte.

Cette fois, la plus vieille la bloqua de son pied. Elle portait des rangers. On était loin des chaussettes-sandales des religieuses. 

« Un voisin dit avoir aperçu des choses étranges par chez vous, avertit-elle d’une voix menaçante, en poussant sur la porte pour la maintenir ouverte.

— De celles qui vont à l’encontre du Seigneur, ajouta férocement celle de droite. Des choses impies.

— Je suis certaine que vous n’aurez rien contre une visite de courtoisie afin de défaire ce, je vous le souhaite, simple malentendu. »

Celle de gauche, malhabile et tremblante de froid, ouvrit sa bible : 

« Puis je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu. Sept trompettes leur furent données….

Le premier sonna de la trompette, les coupa Astaroth en récitant la suite du verset d’une voix aussi implacable que monocorde, et du feu mêlé de sang s’abattit sur la terre. Le tiers de la terre fut brûlé, le tiers des arbres fut brûlé et toute herbe verte fut brûlée. Apocalypse selon Saint-Jean, chapitre 8, verset 7. Mais ce n’est pas mon verset préféré. Savez-vous… Madeline, lut-il sur son badge, quel est mon préféré ?

— N… non, bredouilla-t-elle, pétrifiée devant l’incroyable stature de cet ange.

— Je suis un homme qui sait apprécier l’ironie, voyez-vous. »

D’un geste gracieux, il prit son pendentif entre ses doigts. Sur la croix d’or, de petits rubis décoraient les clous de cette représentation de Jésus-Christ en souffrance. Les coins de sa moustache se relevèrent sur un rictus amusé, puis Astaroth psalmodia, avec un calme hypnotisant :

« Vous ne vous ferez point d’idoles, vous ne vous élèverez ni image taillée ni statue, et vous ne placerez dans votre pays aucune pierre ornée de figures, pour vous prosterner devant elle. Lévitique, chapitre 26, verset 1. Je suppose que vous avez, depuis, trouvé une traduction qui vous permet de vous présenter ici en bafouant son commandement sans vous sentir inquiétées. »

La femme s’étrangla à moitié avec sa propre salive.

« Soyez assurés que cette maison, ainsi que ses habitants, est sous la protection des anges du Créateur. Merci de votre visite, mesdames. Passez une agréable journée », conclut-il sans se détacher de son sourire.

Elles repartirent en reculant, incapables de détourner leurs yeux de lui. Des spasmes parcouraient leurs visages hébétés. Au comble de la politesse, le lieutenant attendit qu’elles aient passé le portail pour refermer la porte.

« Je crains que cette interruption ne soit pas sans suite. »

Il se rassit, mais n’eut pas le temps de finir son thé. Cette fois, on frappa deux coups. Une touffe sombre de cheveux bouclés apparut en transparence du verre. J’ouvris la porte à Sasha qui entra comme une furie. Concentrée sur moi, elle ne vit pas Astaroth, assis sur ma gauche.

« Tout va bien ? demanda-t-elle à bout de souffle. J’ai vu les sœurs de l’Ordre de la Sainte Révélation devant la porte. Elles n’étaient pas venues seules. Des gardes attendaient dans la rue, armés et prêts à intervenir.

— J’ai peur que le voisin m’ait vu effectuer mon petit tour de passe-passe. Je n’avais pas réfléchi à ça…

— Tu ne pourrais pas remettre ton dôme d’invisibilité ? s’éleva la voix d’Aza, dissimulée dans mon dos. La dernière fois, ça a avait bien marché.

— Oui, bonne idée.

— Non, mais change de fringues, avant ! Tu ne dois pas t’habiller tout en noir comme ça. Avec tes cheveux, il ne manque qu’un trait d’eyeliner un peu trop épais pour qu’ils t’embarquent dans leur fourgonnette. Ah ! souffla-t-elle. Comment as-tu réussi à les chasser sans que ça dérape ? Ils avaient tout un arsenal avec eux, et ce n’était pas des nerfs chargés à l’eau bénite.

— Avec un soupçon de charme angélique, disons, intervint Astaroth en se levant pour la saluer. Bonjour, je suis Astaroth, intendant du Royaume des Enfers et lieutenant de Belze…buth. »

À la deuxième syllabe de ce nom, Sasha l’avait mis en joue. Son flingue n’était qu’à un centimètre de son front, et parfaitement centré. D’un mouvement du pouce, elle abaissa le cran de sûreté. Je cessai de respirer. Astaroth ne semblait pas inquiet le moins du monde. Il ne leva les mains que par courtoisie.

« Moi je suis Sasha Belanger, police fédérale. Et ça, c’est chargé à l’eau bénite.

Oh, oh, on se calme, Ripley[1], intervint Aza. Remballe ton joujou et respire un grand coup. Il est là pour causer. »

Elle pointa son canon vers la voix, et secoua la tête en découvrant Aza dans sa nouvelle forme. Il passa sa longue queue touffue devant son museau, à la manière d’un éventail de courtisane. Elle leva les yeux au ciel. 

« Voulez-vous vous joindre à nous, mademoiselle Belanger ? »

Sasha ne se fit pas prier. Elle posa son arme sur la table basse, et tourna le canon en direction d’Astaroth avant de s’asseoir en même temps que moi sur le canapé. Aza grimpa sur l’accoudoir à côté d’elle. D’un coup sec, elle tira une touffe de poil sur la queue.

« Eh !

— Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? lui chuchota-t-elle.

— Il nous a pris de court. »

Notre trio faisait face du lieutenant, qui s’assit en prenant une inspiration. Deux jeunes humaines et un membre du Conseil trop heureux de se trouver dans un corps de chat. Je n’osais imaginer ce qu’il devait penser. 

« Comme je le disais, avant que nous soyons interrompus, j’ai une proposition à vous soumettre. La situation actuelle, cet emprisonnement général suite à la querelle avec Sion, a trop duré. La réaction de Belzebuth est compréhensible, bien que répréhensible. Nous sommes tous dans l’expectative d’un changement. J’ai moi-même fait plusieurs demandes d’acquittement en notre faveur, mais mes requêtes n’ont pas abouties. Cette punition a perdu son sens, son équité et sa justice. Cependant, je ne suis pas d’accord avec les méthodes qu’il a employées. Sans compter qu’il a falsifié des autorisations de sortie à mon insu. Pour qui dois-je passer, à présent ? »

Il sirota lentement son thé.

« Et donc ? le pressa Azazel. Qu’est-ce que tu proposes ?

— Un putsch. Nous devons ériger l’héritier légitime, Lucifer, ajouta-t-il à l’intention de Sasha, à la place de Belzebuth. Cela mettrait de facto un terme à ses projets absurdes, car il perdrait la gestion des Enfers et tout le pouvoir qui y est associé.

— Ce serait en effet une solution… Plus réalisable que de le brûler vif, ajouta Azazel en me toisant sans chercher à être discret face à Astaroth.

— Laisse-moi en douter, murmurai-je entre mes dents.

— Je comprends vos réticences, mademoiselle Evans, surtout après le traitement que Belzebuth vous a infligé durant votre séjour. Mais ayez conscience qu’une fois Lucifer à la tête des Enfers, celui-ci possédera l’autorité légale de le juger et de l’emprisonner dans le labyrinthe pour haute trahison. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Cependant, dit-il en se redressant, ce ne sera pas une tâche aisée. Belzebuth refusera d’abandonner son poste sans se battre.

— D’où le putsch, loua Sasha, un coup d’État armé radical. Certains ont échoué, bien sûr. Mais ils sont minoritaires, ce qui est encourageant. Il faudra poser nos pions en amont sans qu’il le découvre. Trahison et surprise sont les clés de la réussite d’un bon putsch. »

Aza lui fouetta la joue d’un coup de queue duveteuse.

« Quoi ? J’ai étudié en sciences politiques, je te rappelle.

— Mademoiselle Belanger a raison. Nous allons devoir rassembler tous les partisans de Lucifer prêts à affronter ceux de Belzebuth. Plus nous serons nombreux, plus nous aurons de chance de l’emporter.

— C’est là qu’il y a un hic. Lucifer n’a pas un fan club très étendu depuis la chute.

— J’en ai bien conscience. Mais elle, dit-il en me pointant du doigt, oui. Durant son séjour, elle s’est forgé une belle réputation. Le Conseil lui est acquis, et elle possède des alliés précieux à tous les niveaux des Enfers. Je peux affirmer sans crainte de me tromper que les Babyloniens la suivront. Avec elle à ses côtés, Lucifer pourra unifier les Enfers. »

Azazel siffla, impressionné, avant de se reprendre :

« J’apprécie ton optimisme, et je ne dis pas que l’idée est mauvaise, hein, mais personne ne suivra deux personnages aussi différents face à Bel. Il y aura forcément une préférence et donc, des dissensions. Ça résout peut-être notre problème par rapport à Bel, mais ça va en créer d’autres.

— À moins que l’on ne fasse d’eux une seule et même entité unie. Les Enfers ont toujours eu une appétence particulière pour les couples royaux, comme Hadès et Perséphone, ou Samaël et Lilith.

— … couple ?

— Énonce clairement ton idée.

— Un mariage. »

Je recrachai ma gorgée de thé.

« … pardon, quoi ?

— Ce serait une étape importante dans l’unification des Enfers, mais pas seulement. Je vous parle d’une possible réconciliation avec Sion.

— Le mariage de qui ? demandai-je à Sasha qui haussa les épaules, aussi perdue que moi.

— Tous les mariages sont bénis par Elohim. Il ne pourra faire d’exception, même pour Lucifer. Ce sera pour nous l’occasion de faire un pas vers la paix, et de, je l’espère, retrouver enfin notre liberté.

— Et de récupérer nos attributs au passage, maugréa Aza. On s’est fait équeuter comme des cerises sans sommation ! Y’a que les corps d’emprunts animaliers qui en sont encore dotés, et j’en ai ras les coussinets de fourrer des vieilles chattes défraîchies entre deux poubelles.

— Pour la première fois en des milliers d’années, nous avons une opportunité. Nous ne pouvons pas la gâcher.

— C’est un plan audacieux, et un peu casse-gueule si tu veux mon avis. Mais si ça fonctionne…

Pause, mimai-je avec mes mains. De quoi on parle, là ? Quel couple, et quel mariage ?

— Toi et Lulu. Souris, ça pourrait être pire. »

Pendant une seconde, je fixai ce chat de malheur, la bouche ouverte, incertaine d’avoir bien entendu. Il pressa ses babines et émit un son censé ressembler à celui d’un baiser. Je le dégageai du canapé d’un revers de la main et offris mon plus beau regard noir au lieutenant bonnes idées.

« Et à Lucifer, vous lui en avez parlé ? 

— Oui. Je lui ai offert mon vote en votre faveur contre cette proposition de putsch. Vous vous en doutez, il a refusé, prétextant qu’il n’avait pas les épaules d’un chef et que personne ne le suivrait dans cette entreprise. Plus tard, après votre exceptionnelle gestion de votre temps, je suis retourné le voir. Je lui ai alors suggéré qu’avec vous à ses côtés, il retrouverait la place qui lui est due, ainsi que son honneur. Vous êtes suivie par ceux qui le méprisent. Ce mariage satisferait l’ensemble des habitants des Enfers. Enfin, excepté Belzebuth. Lucifer ne m’a pas encore donné de réponse favorable, mais je suis certain qu’il finira par se soumettre à cette idée. D’ailleurs, je compte sur vous pour le faire changer d’avis.

— … Pardon ? Excusez-moi, mais à quel moment est-ce que j’ai donné mon accord pour un mariage forcé ?

— De convenance, rectifia Astaroth.

— Peu importe. Il en est hors de question. Même si j’apprécie énormément Lucifer, hein, ce n’est pas le sujet. Mais, non. En fait, juste non.

— Perse… commença Azazel en dilatant ses pupilles pour m’amadouer.

— Non ! Merde à la fin ! Est-ce qu’à un moment, je pourrais décider moi-même de ce que je fais de ma vie ?

— Langage, mademoiselle Evans.

— Oh, vous, la paix avec ça. J’aimerais, pendant un court instant, que l’un de vous deux se mette à ma place. Juste une minute.

— Je comprends vos réticences, mais c’est malheureusement notre meilleure option. Et la seule que nous ayons actuellement.

— Il faut en trouver une autre.

— On pourrait demander à Stolas de prendre le Commandement, tenta Azazel.

— Il a des qualités indéniables. Cependant, sa phobie du conflit ne nous aiderait pas en ces temps incertains.

— Sinon, je peux le faire, moi. Prendre la place de Bel », précisa-t-il devant notre silence.

Sasha éclata d’un rire gras et incontrôlable.

Azazel se renfrogna, puis lui donna un coup de patte.

« Bien ! s’exclama Astaroth en se levant. Si tout se déroule comme prévu, nous allons résoudre les tensions millénaires de nos deux royaumes, et les problèmes récents de celui-ci. Je n’ai pas eu le temps de me pencher sur la question, mais cela semble être la conséquence de l’absence de gestion de la porte, non ? »

Je me tassai dans le sofa.

« Je me charge de parler aux membres du Conseil pour préparer la suite. Ramenez Lucifer ici. Profitez de la distorsion temporelle et trouvez les mots justes pour le convaincre.

— De participer à un putsch pour prendre la place de commandant, d’accord », ajoutai-je d’une traite.

Astaroth s’arrêta, le bras tendu vers sa veste. Il plissa les paupières.

« … ainsi que le mariage », insista-t-il.

Je détournai la tête en croisant les bras.

Lucifer était le plus bel homme que je n’avais jamais vu, mais il avait un caractère changeant, parfois désagréable, souvent morose, ainsi que des traumatismes psychologiques non résolus. Nous ne pourrons jamais être « une seule et même entité unie » comme l’espérait Astaroth. Nous étions trop différents.

« Mademoiselle Evans. Au risque de me répéter, ce ne sont pas deux propositions distinctes. Séparées, elles sont vouées à l’échec. Ensemble, elles deviennent irrécusables.

— On pourrait former une équipe sans pour autant se marier, non ?

— Vous seriez prête à devenir commandante des Enfers ainsi qu’à tenir la porte tout en travaillant avec le quartier général et moi-même ? Notre Roi en serait bien incapable. Mais vous, vous vous sentiriez à la hauteur d’une tâche pareille ? Parce que c’est ce qu’il va arriver si les infernaux vous préfèrent à l’héritier. Voilà pourquoi vous devez être indivisibles.

— … j’ai travaillé comme assistante administrative dans un coffee shop en Ontario pendant la période des fêtes, maugréai-je, de mauvaise foi.

— Mademoiselle Evans….

— D’accord, d’accord ! Laissez-moi le temps d’y réfléchir.

— De vous faire à cette idée.

— Et si j’en trouvais une meilleure ?

— Je serais tout ouïe et disposé à vous aider.

— J’ai besoin de temps.

— Vous n’en manquez pas. Profitez-en.

— Et pour les Babyloniens ? Comment on les contacte ? demanda Sasha qui n’avait pas perdu le fil de la conversation.

— Je vous laisse cette tâche. Appelez Stolas, me dit-il. Paimon n’a pas de ligne directe, mais il lui passera le message et elle fera de même auprès de Pruflas et d’Asmodeus. Armez-vous de patience, mais ne doutez pas de leur loyauté envers vous. Elle vous est toute acquise. Ils viendront vous aider. Restez près de votre téléphone. En tant que onzième membre du Conseil, votre numéro est inscrit dans l’annuaire. Cette maison, vos appartements dans la tour, ainsi que votre bureau à mon étage, sont tous reliés par un même numéro. 

— Et le numéro de Stolas ? demanda Sasha.

— T’inquiètes pas pour ça, la gamine a eu l’étonnante bonne idée de ramener le bottin des Enfers de sa première escapade au labyrinthe. On a tout ce qu’il nous faut. 

— Pendant que nous en sommes à parler de préparatifs, ce ne serait pas une mauvaise chose que vous appreniez à combattre. Si vous prouvez votre valeur au combat, vous élargirez les rangs de vos partisans et assurerez votre victoire. Je vais en parler à Baël, afin qu’il vous concocte un programme spécial. »

Il pouffa.

« Qui aurait cru que votre entêtement à propos de la porte tournerait finalement en notre faveur ? »

À l’évocation du mot combat, Sasha agrippa mon poignet. Elle souriait jusqu’aux oreilles, une étincelle brûlante au fond des yeux.

« Je t’enseignerai le tir. Je vais chercher des munitions chez ma mère, et lui demander de réserver le stand dès que possible. Oh, Perse, tu vas adorer ça ! Je file ! Je reviens avant le couvre-feu.

— OK, fais ça, approuva Aza. Moi je vais chercher le bottin et appeler Stolas. » 

Ils partirent chacun de leur côté, me laissant seule avec Astaroth. Je me frottai les mains, prête à former un portail de retour… quelques mètres supplémentaires au-dessus du sol. Je fis apparaître le passage en bas des escaliers. Astaroth s’apprêtait à le passer, mais il s’arrêta devant une de mes photos de famille.

On y voyait mon père, avec moi sur ses épaules, riant aux éclats. J’adorais cette photo. C’était la dernière que nous avions prise ensemble, avant l’accident. Je n’avais pas pu la laisser dans un carton. Il prit le cadre et fronça les sourcils.

« J’ignorais que vous aviez de telles relations, s’étonna-t-il. Haut placées, plus encore que les membres du Conseil. Vous ne cesserez donc jamais de me surprendre.

— De quoi est-ce que vous parlez ? C’est mon père sur la photo. »

Les yeux d’Astaroth s’arrondirent. Il toussa, fit craquer sa nuque, et reposa la photo. Quand il se retourna vers moi, son malaise était palpable.

« Dans ce cas, veuillez accepter mes sincères condoléances. »

Ce fut à mon tour de froncer les sourcils.

« Je n’ai jamais dit qu’il était mort.

— … En effet.

— Vous connaissez mon père.

— Tous ceux qui travaillent en lien étroit avec le quartier général connaissent Thanatos. »

Mon esprit se vida comme un siphon. Non. Impossi…

Je me souvins alors du souvenir de ma mère, encapsulé dans le carnet familial, que Quatre avait insisté pour me montrer. Sa première rencontre avec mon père. Elle l’avait trouvé dans le jardin, nu, allongé dans l’herbe détrempé à côté d’un arbre foudroyé. Dans ses yeux aux globes entièrement blancs s’étaient déployées deux prunelles noires.

Des yeux blancs, comme les miens aujourd’hui.

Des cheveux blancs, comme les miens aujourd’hui.

Si c’était vrai, alors tout ce que j’avais connu jusqu’à présent n’avait été qu’un mensonge. La peur emplissait mes poumons, menaçant de me faire suffoquer. Astaroth redoubla de délicatesse, mais par la vérité seule, il acheva de me transpercer le cœur.

« Je suis navré que vous l’appreniez ainsi. Je suppose qu’il ne le souhaitait pas vous mettre au courant. Mais cela est fait, à présent. Je comprends mieux pourquoi le Roi vous a tant couvé. Vous êtes sa filleule. »

[1] Héroïne de la saga Alien