Ap 31 : « C’est l’heure de l’apéro »
Ap 31 : « C’est l’heure de l’apéro »

Ap 31 : « C’est l’heure de l’apéro »

Le passage pour Astaroth venait à peine de disparaître que j’en ouvrais un autre. Je peinais à respirer. Je me sentais sur le point de tourner de l’œil. Il fallait que j’agisse, que j’extirpe de force cette boule qui gonflait et grimpait dans ma gorge.

Je fis un pas à travers la surface brillante pour plonger directement dans la fournaise du niveau cinq : le Tartare. J’allais retrouver mon père, le dieu des morts. Nous avions des choses à nous dire. Je débordais de questions, et cette fois, je n’accepterais rien d’autre que la stricte vérité. Mon enfance, mon don, tout n’avait été que mensonges. Si seulement j’avais su… Tout aurait été différent.

Je m’avançai sur le pont de pierres noires, l’immense porte en vue. Mes pouvoirs retrouvés, la chaleur ne me dérangeait plus. Je la sentais à peine. Les reflux de lave qui s’élevaient de chaque côté m’éclaboussèrent, trouant mes vêtements, brûlant ma peau. Mon corps rayonnait alors que je continuais ma route, implacable.

Les braseros s’embrasèrent dans un crépitement qui ressemblait à un avertissement. Sur la porte, les cadavres tordus de douleur et d’effroi se contorsionnèrent dans ma direction, leurs bras tendus, désespérés que quelqu’un leur vienne en aide.

Je m’avançai et me plaçai en face de la trappe. Je bloquai une respiration, prête à devoir affronter mon passé, mon présent et mon avenir en même temps, puis j’écrasai mon poing de deux coups contre le bois. La vibration retentit sur toute sa surface. L’onde de choc se propagea sur les visages effrayés, et ils s’entrelacèrent entre eux, se cachant les uns sous les autres.

« Mais qu’est-ce que c’est que tout ce raffut ? C’est qui ça encore ?

— Laisse-moi voir ! »

Les moires se battirent pour ouvrir la trappe. Je pouvais entendre le raclement de leurs ongles contre le bois.

« Ah ! » cria l’œil vitreux qui surgit en premier.

La trappe se referma d’un coup sec.

« C’est elle, entendis-je chuchoter.

Qui ça ?

— Perse Evans.

— Encore ? Mais ce n’est pas l’heure !

— Je sais bien, mais elle est là. 

— Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’elle veut ?

— Attends, attends, laisse-moi faire. »

La trappe coulissa lentement, et un œil aux cils lourds de mascara prit toute la place.

« C’est à quel sujet ? me demanda la femme en papillonnant des cils d’un air faussement innocent.

— Je viens voir Thanatos, le dieu des morts. Est-ce qu’il… il est là ? peinai-je à articuler, les larmes se mêlant à ma colère.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? »

La trappe se referma à nouveau.

« Elle veut savoir si son père est ici. »

Mon cœur s’arrêta un court instant. Astaroth n’avait pas menti. Je n’en avais pas douté, mais entendre confirmer par une moire que mon père était bien Thanatos donna une tout autre saveur à cette révélation. Je serrai les dents, retenant à grand peine les larmes qui me montaient aux yeux.

« Est-ce qu’on a le droit de lui dire ?

— Lachésis !

— Laisse-moi passer, Clotho. Je m’en occupe. »

La trappe se rouvrit sur un œil laiteux, presque aveugle. Elle plissa ses paupières et d’une voix particulièrement aiguë, demanda :

« Vous pouvez répéter la question ?

— Mon père ! éclatai-je, à bout de patience. Est-ce que mon père est ici!

Mmh, cracha-t-elle avec dédain. Peut-être. Probable. Sans en être tout à fait certain. Disons que… c’est une possibilité non négligeable », répondit-elle en reprenant une de mes expressions. 

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Mon père se trouvait derrière, prisonnier du tartare.

« Je veux le voir, grondai-je.

— Non ! trancha-t-elle sans appel. C’est trop tôt ! Le temps n’est pas encore venu. Bientôt. Mais pas maintenant. Impossible. Hors de question. Il y a des règles. Pas de visite ! 

— PAPA ! hurlai-je, les poings plaqués contre la porte, à frapper le bois comme une forcenée. Ouvrez-moi !

— Non, mais et puis quoi encore ?

— Elle ose nous donner des ordres ? »

Leurs yeux apparurent les uns après les autres, dans un canon de récriminations.

« Pour qui vous prenez-vous ?

— Une célébrité ?

— Une demi-déesse ?

— Vous devez d’abord choisir à quel monde vous appartenez, jeune fille. Êtes-vous de ce monde ou de l’autre ?

— Tout à fait ! Choisissez !

— Décidez !

— On ne peut pas avoir le fil et la fileuse. »

La moire éclata de rire à s’en étouffer. Elle toussa un long moment, et se racla la gorge avant de cracher.

« Sur ce !

— Nous avons des choses à faire !

— Exactement ! Des choses importantes à faire !

— C’est l’heure de l’apéro ! » ricana l’une d’elles.

Puis la trappe se referma sur leurs rires, et le son s’éloigna sans diminuer. Mes mains s’embrasèrent, et leur chaleur s’entendit sur mon corps jusqu’à mes yeux. Ma vision devint floue, mouvante, et voilée d’une lumière rouge funeste. Je ne pouvais en rester là.

« PAPA ! » tonnai-je en cognant des poings sur la porte.

Elle encaissait mes coups sans bouger, mais la lave qui recouvrait mes poings noircissait les décors de bois. Ils s’effritaient. Les personnages gravés se mouvèrent, fuyant pour leurs vies devant mon brasier mortel. Coincés dans le bois, ils ne purent que gigoter tandis que je les réduisais inéluctablement en cendres.

J’avais conscience que je m’échinais en vain, mais je n’arrivais pas à m’arrêter. Je persistais à cogner le bois dans ma plus belle forme, jusqu’à ce que les symboles sur les bras s’affadissent, et disparaissent. Ma colère, elle, n’avait pas disparu. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Encore une fois, j’étais impuissante. Ma voix relâcha la frustration qui enserrait les entrailles dans un interminable hurlement. À bout de force, je m’affalai sur le sol.

Nue, assise devant une porte qui ne s’ouvrirait jamais, la douleur l’emporta sur la frustration. Je sentis mon visage se crisper et se déformer pour laisser enfin échapper des larmes salvatrices pour un court instant. La chaleur autour les faisait s’évaporer au moment où elles emplissaient mes yeux. Je sanglotai de la vapeur.

Une main se posa sur mon épaule. Une paume large et chaude d’homme. Je baissai la tête quand j’entendis Samaël prononcer ces mots :

« Je suis sincèrement désolé. »

Le Roi s’agenouilla devant moi et me tendit la chemise qu’il venait d’ôter. Je la pris et enfilai les manches en reniflant.

« Merci… parrain. »

Il se figea, et je n’eus pas besoin de le regarder pour ressentir son malaise.

« Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ? chuchotai-je d’une voix tremblante.

— J’ai pensé que ce n’était pas à moi de te l’annoncer. Ou tout du moins, pas au beau milieu d’une réunion du Conseil. Et… j’ai eu peur de ta réaction. J’aurais aimé avoir plus de temps avec toi, pour tout t’expliquer, pour te raconter…

— D’autres mensonges ? le coupai-je, amère. J’en ai assez entendu. Vous, mes parents… Quatre. Pourquoi ?

— Nous n’avons pensé qu’à te protéger.

— Non. Non… Vous n’avez fait que couvrir vos arrières. Au moins, sur ce point, Quatre a été honnête, réalisai-je. Il est le seul. Faut que je parle à ma mère », dis-je en me relevant.

Samaël voulut m’aider, mais je dégageai son bras d’un revers.

« Arrêtez de me couver. Je n’en ai plus besoin à présent.

— Tu es en colère, et je le comprends. Mais ne va pas t’en prendre à ta mère. Ce n’est pas de sa faute. Connaissant Thanatos, il lui a sûrement demandé de garder le secret, pour ton bien. Aucun enfant ne peut profiter sereinement de la vie en sachant qu’il est l’enfant du dieu des morts.

— Sereinement ? SEREINEMENT ? Pendant toutes ses années, j’ai cru que j’avais causé l’accident de mon père. Qu’il était mort par ma faute ! Alors que… alors qu’il voyait les fantômes. Il a vu ma nounou avec moi ce jour-là alors que je traversais la route.

— Oui. Ce qu’il n’a pas vu, Perse, c’est la voiture. »

Ma jauge de pouvoir n’était pas encore pleine, mais j’avais regagné assez de puissance pour transformer mes cheveux en une coulée de lave qui irradiait, bouillonnante de rage. Samaël me servit un sourire contrit.

« Je n’aurais pas dû dire ça. Excuse ma maladresse. Ce que tu dois comprendre, c’est que ça n’a jamais été de ta faute. C’était un accident. Tout ce qu’il y a de plus banal dans le monde des mortels.

— Mais c’était un dieu, protestai-je, les lèvres tremblantes, incapable de me retenir de pleurer.

— Oui, c’était. Il a choisi d’abandonner son immortalité pour être avec ta mère. Parce qu’il était tombé amoureux. Tu ne peux pas lui reprocher cela. » 

Une mèche blanche retomba devant mon visage. Samaël ouvrit les bras, et je m’y enfouis comme une enfant perdue.

« Arrêtez, tous, de tomber amoureux. Ça n’apporte que des problèmes », boudai-je.

Il éclata de rire.

« Je ne peux pas te contredire là-dessus. Pourtant, c’est grâce à cet amour que tu es là. Je sais que Thanatos, même si sa vie mortelle a été plus courte que prévu, n’en regrette pas un seul instant passé auprès de vous deux. »

Il dégagea ma mèche et prit mon visage entre ses larges paumes. Le regard qu’il posa sur moi était d’une tendresse presque insoutenable. 

« Tu lui ressembles tellement, Perse. Je suis heureux que la fille de mon ami le plus proche, ma bien-aimée filleule, soit à mes côtés aujourd’hui. Nous trouverons un moyen de le faire sortir du Tartare. Son sang coule dans tes veines. S’il existe quelqu’un capable de réussir cet exploit, c’est toi. Tu es amenée à faire de grandes choses.

— En parlant de grandes choses, Astaroth a une idée qui permettrait de destituer Belzebuth, de placer Lucifer au poste de commandant, et de peut-être vous réconcilier avec Sion. »

Samaël m’écouta avec attention.

« Vous ne semblez pas surpris.

— Astaroth est l’un de mes meilleurs éléments. Son esprit d’analyse est fin et son impartialité à toute épreuve. On peut dire que c’est grâce à lui si les Enfers sont toujours debout malgré les dissensions. Il a étouffé bon nombre de révoltes dans les bas-fonds. C’est notamment lui qui a promu Pruflas au poste de maire de la ville.

— Selon lui, je dois épouser Lucifer.

— Aucun plan conçu pour le bien commun ne vient sans contrepartie. À ton expression, j’en déduis que tu n’as pas très envie de l’épouser.

— Je… Heu… Non, pas vraiment, non, avouai-je. Je n’ai surtout pas envie que ma vie ne soit plus qu’une longue succession d’obligations.

— Alors, accède à ma place dès à présent, sourit-il. Accélérons le processus qui est déjà en marche. Tu seras libre de prendre toutes les décisions, pour le peuple, ainsi que pour toi. »

Je poussai un interminable soupir en levant les yeux au ciel.

Comment faisait-il pour ne pas se rendre compte que c’était, de loin, la pire idée possible ? Me donner toutes les responsabilités de ce monde me mènerait au burn-out en moins de temps qu’il ne faudrait pour le dire. Baël n’avait qu’un étage à gérer, et il m’avait dit arriver à la limite de ce qu’il pouvait endurer.

Astaroth s’était moqué de mon excès de confiance, mais c’était superflu. Je ne lui avais tenu tête que par mauvaise foi.

J’étais consciente d’avoir un rôle important auprès de la porte, et d’une certaine manière, je l’avais accepté. J’étais prête à revêtir cette fonction dès que Belzebuth aurait disparu du paysage. Me demander d’en faire plus était ridicule. Je n’avais ni les connaissances ni les compétences. Mes dons étaient peut-être innés, mais pas en ce qui concernait la gestion d’un royaume immortel. Enfant de dieu ou non.

« Si on suit le plan d’Astaroth, Lucifer et moi allons prendre la place de Belzebuth. Niveau élévation sociale, c’est déjà un cran au-dessus que la porte. On va commencer par ça. J’ai besoin de temps pour ne serait-ce qu’envisager la suite.

— Et tu en auras, mais ne te voiles pas la face en imaginant pouvoir y échapper. C’est inéluctable. Au moment où Elohim montrera un signe de faiblesse, un gardien s’éveillera et vous serez tous deux amenés à nous remplacer à la tête des cités célestes. Ce sera la fin pour nous, et le commencement pour vous.

— Qu’on le veuille ou non, ajoutai-je sombrement.

— Oui, admit-il. Ce n’est pas un choix qui vous appartient. Ni à nous d’ailleurs. Ça a été décidé ainsi.

— Par qui ?

— Par le destin, le temps, une puissance supérieure, je n’en ai aucune idée. Je suis désolé. J’imagine que ça ne doit pas être facile à ton âge de devoir assumer autant de responsabilités. Mais ne te décourage pas. Tu seras bien entourée et conseillée. Et puis Lucifer sera à tes côtés pour te guider. 

— Le mariage, soufflai-je en levant les yeux au ciel. Jusqu’à ce que la mort nous sépare, je trouvais ce concept romantique. Mais maintenant que je suis immortelle…

— Un bon mariage se construit sur l’amitié, le soutien, et l’écoute. Et cela, vous l’avez déjà, il me semble. Et puis, Lucifer n’a aucune idée de ce qu’est un mariage dans ton monde, dit-il en haussant les épaules. Tu peux donc le définir à ta guise et poser tes limites. Donnez-vous du temps.

— En parlant de temps… je dois rentrer. »

J’avais emmagasiné juste assez de puissance pour reformer un maigre portail vers mon monde. Cependant, après m’être baissée pour passer au travers, je découvris qu’il ne s’était pas ouvert là où je l’avais désiré. Il se referma et mes symboles disparurent, me laissant seule dans le parc Shuswap plongé dans le noir.

Avais-je pensé à Quatre en formant le passage ? Ce n’était pas impossible. Mon esprit était embrumé par autant d’informations et de révélations. J’étais en train de perdre pied.

Le vent fit tourner un jeu pour enfant. Le grincement me ramena au jour où Amon avait lâché un golem de sable sur moi. Quatre était intervenu pour me sauver. Ça avait été la première fois que je le voyais en chair et en os. Surtout en os. Il m’avait sauvée, et je lui avais rendu la politesse quelques instants plus tard.

Je pouffai. À présent que je savais que lui et Quil n’étaient qu’une seule et même personne, notre tête-à-tête à l’infirmerie le lendemain semblait absurde. Je m’étais empalée sur ses griffes en le poussant à terre, et il m’avait soignée avec l’onguent vendu à Babylone. Décidément, je ne le comprenais pas.

Je fermai les boutons sur ma poitrine en soupirant. Un nuage de vapeur s’envola. Le soleil était tombé. Le couvre-feu avait sonné. Je me retrouvai dehors, pieds nus dans la fine couche de neige disparate, habillée d’une simple chemise noire qui tombait sur mes cuisses, à devoir marcher jusque chez moi. Je n’avais pas de temps à perdre à ressasser des souvenirs biaisés. 

À peine étais-je sortie du parc que les lampadaires de la rue s’enclenchèrent. Je fermai les yeux un instant, et ne les rouvris qu’en entendant la sirène.

Une attaque de démon.

Autour de moi, la rue était encore calme. Il n’y avait aucun signe des troupes militaires, mais je savais qu’elles s’en venaient. Ma jauge de pouvoir était vide. Je n’étais pas en position d’affronter un démon ou une équipe entière de militaires surentraînés, ou de former un raccourci jusqu’à la maison.

 Je fis la seule chose qui était un tant soit peu intelligente dans cette situation : courir du plus vite que je le pouvais.

Mes pieds glissaient dans la slush qui s’accumulait en tas au pied des murets. De la vapeur s’échappait de ma bouche en un nuage de fumée visible à plusieurs mètres. Je courrais au plus près des habitations pour rester cachée dans l’ombre.

J’eus le temps de tourner à l’angle de l’avenue Mackenzie pour rejoindre ma rue, mais alors qu’il ne me restait que trois maisons à dépasser avant d’atteindre mon but, j’entendis le crissement des pneus d’une voiture lancée à vive allure.

Le moteur poussait des rugissements, camouflant un autre type de grognements. Ceux du démon. Je jetai un œil en arrière. Un monstrueux bouledogue au corps bouffi abaissait ses pattes d’un même mouvement pour se propulser en avant.

Sa peau imberbe était rose pâle et mauve aux extrémités. Il était aussi large que la rue, et ratatiné sur quatre pattes. Ses babines battaient l’air telles les ailes d’un oiseau, la bave au vent. Ses multiples yeux plissés, concentrés sur sa course, il me rattrapa sans me voir, courant à mes côtés. Il évita un vélo laissé à l’abandon au milieu de la route d’un bond majestueux, et me dépassa. Son ventre rose et dodu était constellé de petits mamelons mauves.

Un coup de feu retentit alors, suivi par un cri aigu, puis le démon s’écroula de tout son long en travers de la route. Le sol vibra. Je freinai des quatre fers et tombai à quelques mètres de lui. Ma poitrine faisait des bonds. Un Hummer s’arrêta en arrière, ses phares et sa rangée de leds aveuglants braqués sur sa cible. Ils l’avaient touché, mais ne l’avaient pas tué sur le coup.

Le démon se redressa en retroussant ses babines, grognant un avertissement de ne pas l’approcher. L’impact de la balle avait laissé un trou béant sur son flanc, et du sang coulait sur ses côtes. Ses pattes tordues vers l’intérieur, il planta ses courtes griffes dans le sol et se tourna vers ses assaillants.

Il arqua le dos, gonflant ses épaules pour paraître plus impressionnant, quand ses multiples yeux rouges comme des rubis se posèrent sur moi. Ses pupilles se dilatèrent. Il ouvrit la gueule, haleta, et déroula une longue langue bleue. Il relâcha ses muscles en poussant de petits jappements plaintifs, puis sa queue se mit à battre, de plus en plus vite.

C’est là que je le reconnus.

« Ils sont pas trop mignons ? » avait dit Asmodeus en collant sa joue sur la créature qui lui avait léché le visage du menton jusqu’au front en un seul coup de langue. C’était le démon que j’avais envoyé moi-même ici, par le biais du commerce babylonien. En le sortant de la caisse en bois, je l’avais confondu avec une peluche.

Le chiot n’en était plus un, mais il ne m’avait pas oubliée. Il me reconnut et laissa tomber ses défenses comme devant un ami. Son arrière-train se dandinait de joie, et il se jeta sur moi, la langue ballante. Un autre coup de feu retentit. Il prit la balle en pleine tête. Son corps s’écroula et glissa jusqu’à mes pieds, inerte.

Pourquoi… ?

Pourquoi avaient-ils fait ça ?

Ma tête allait exploser. Un sifflement atroce résonnait dans mes tympans. Mes ongles griffaient le bitume. Ma vision était trouble. Je revoyais le visage rayonnant d’Asmodeus, la petite créature dans les bras, gesticulante et pleine d’affection. Elle n’était pas une menace. Elle ne l’avait jamais été.

Un nuage de vapeur tremblant s’échappa de mes lèvres.

Des dizaines de bottes de cuir cognèrent le sol en rythme, se rapprochant de moi. Mon poing s’embrasa lorsque le canon d’un fusil se planta dans mon épaule pour m’intimer de me retourner. L’estomac emmêlé à mes entrailles, un reflux de bile au fond de la gorge, je serrai les dents, immobile. Je recouvris mon poing de cette protection noire, prête à le frapper de toutes mes forces. L’homme me cria de me lever et de lui faire face, mais je restai à terre, secouée par des tremblements de colère.

« Attendez ! Attendez, officier ! » s’écria une autre voix qui vint jusqu’à nous au petit trot.

On retira le canon de mon omoplate, et une main se posa à la place. Mes oreilles sifflaient toujours, et la tête me tournait. La voix demanda aux militaires de ne pas s’approcher, puis me retourna.

« Perse… C’est bien toi », dit-elle en nettoyant le sang sur mon visage.

Je levai les yeux sur elle. Sa main était gantée de noir, et son bras recouvert de plaques en métal jusqu’à l’épaule. Leur éclat contrastait avec la soutane noire et le carré blanc qui enserrait son cou. Sa mèche blanche, au milieu de ses cheveux noir de jais, collait sur son front en sueur. Il plissa son unique œil et tira sur mon poignet pour m’aider à me lever avant de m’étreindre.

« C’est bien toi, répéta Seth. Tu es rentrée. Tu es de retour. »

J’arquai mon dos quand il me pressa contre lui. Il avait perdu son ventre au profit d’une rangée d’abdominaux saillants dont le contact rapproché était malaisant. Seth n’avait jamais été tactile ou affectueux, et finalement, cela m’allait mieux.

Le reste de la troupe qui l’accompagnait passa devant nous pour s’occuper du corps. Je m’écartai de Seth et tournai la tête. Je ne me sentais pas capable d’assister à ça. Cette créature n’avait rien de démoniaque. Ses dimensions étaient impressionnantes, mais en aucun cas il n’avait été une menace. Je ne pus me retenir de pleurer. Seth dut penser que j’étais en état de choc après avoir frôlé la mort. Il demanda qu’on lui apporte une couverture et me la posa sur les épaules.

Du moment où il mentionna notre pseudo lien familial, les militaires cessèrent de s’intéresser à moi. Montrant un respect prononcé envers mon quasi-frère de prêtre, ils lui demandèrent s’il avait besoin d’une escorte. Seth refusa en les remerciant, puis ajouta que la nuit s’arrêtait là pour lui. Ils lui firent des saluts miliaires, apportèrent son sac, puis nous laissèrent partir. Il me raccompagna jusqu’à la maison, seul.

Deux croix rouges et blanches entremêlées ornaient son sac noir.

« Je participais à cet assaut en tant que soutien médical, dans le cas où l’un des officiers se serait fait infecter par accident, dit-il en suivant mon regard.

— Sasha a dit que tu avais rejoint une congrégation d’exorcistes.

— C’est le cas. Je suis au service de Dieu pour renvoyer les démons en enfer et guérir les pauvres âmes infectées. Et tout ça, c’est grâce à toi.

— … Grâce à moi ?

— Tu m’as sauvé la vie dans ce grenier, tu m’as donné un but. Toi et l’ange lubrique, ajouta-t-il dans un murmure. Il ne s’est pas passé un jour sans que je prie pour ton retour, et te voilà. Loué soit notre Seigneur, il a entendu mes prières. »

Je levai les yeux au ciel, mais n’eus pas le cœur à le contredire.

La porte s’ouvrit avant que je ne pose la main sur la poignée. Sasha me passa en revue puis me tira à l’intérieur.

Tels de vieux amis après une guerre, Sasha et Seth se donnèrent une accolade bourrue. Elle lui frappa affectueusement les épaules, et je devinai dans leur manège un besoin de comparer leurs évolutions physiques. Tous deux s’étaient battit d’impressionnants corps d’athlète.

« Où est Aza ? demandai-je.

— Au sous-sol, dit-elle sombrement. Tu ferais mieux d’y aller. »