Ap 32 : « En pleine séance de ciné »
Ap 32 : « En pleine séance de ciné »

Ap 32 : « En pleine séance de ciné »

Avertissement spécial : Avalanche de jeux de mots pourris et de beauferie. Aza est en forme, il donne tout.

« Attends-moi ici », indiquai-je à Seth qui acquiesça d’un hochement de tête.

J’eus une hésitation en haut des marches. La fourrure d’Azazel pendait mollement sur la rambarde. Le pilier de bois au bas des escaliers était ébréché et taché de sang. Des voix provenaient d’en bas, trop nombreuses pour la taille de ce sous-sol, surtout si Aza avait retrouvé son apparence originelle. Je descendis avec prudence, prête à m’embraser au moindre mouvement suspect.

« Aza ? »

Il me répondit avec une voix un peu trop enthousiaste pour être honnête.

« Déjà rentrée ? On était en pleine séance de ciné », minauda-t-il, une télécommande à la main.

Le gigantesque buffle bleu se tenait assis en équilibre sur le vieux fauteuil en tapisserie brodée de ma mère. Les accoudoirs brisés par sa corpulence traînaient au sol de chaque côté. Un drap blanc était accroché au mur, sur lequel Aza faisait défiler des vidéos.

Je me penchai et découvris Quil, menotté et bâillonné sur la méridienne en velours vert bouteille de mon père placée devant l’écran improvisé. Quelque chose était enfoncé sur son doigt, maintenu avec de l’adhésif de chantier. Le projecteur.

Je l’avais vu à l’œuvre lors de ma visite du labyrinthe des châtiments, et cela ne me disait rien qui vaille. Cet appareil avait la faculté d’absorber les souvenirs d’une personne et de les projeter sur un écran. Il était utilisé pour torturer les âmes damnées avec leur propre culpabilité.

« Tu te joins à nous ? C’est très instructif, par ici. » 

Je levai les yeux au ciel et m’empressai de descendre. Accoudée au-dessus de la méridienne, je retirai le bâillon de Quatre. Il dégagea sa tête d’un mouvement et prit une inspiration. Sa pommette était gonflée et égratignée jusqu’à la tempe. Au centre se formait un hématome bleu, exagéré par la pâleur de sa peau. Il avait reçu un coup. Une bouffe de colère envers Azazel me prit à la gorge. Jamais je n’aurais pensé qu’il puisse le frapper.

« Il a besoin de respirer, lui rappelai-je sèchement. Et ne t’avise plus de lever la main sur lui.

— J’ai rien fait ! Dis-lui, toi.

— Il ne m’a pas frappé, confirma Quatre. Mais son manque d’adresse est pathétique. Il a trébuché dans les escaliers, mais n’a pas jugé bon de me lâcher.

— Tu vois ? Je suis innocent.

— Et ça, c’est quoi ? demandai-je en pointant du doigt l’écran de tissu qui affichait une image de moi sur toute sa surface.

— Ça, ça va te plaire. Après une petite conversation entre hommes, commença-t-il d’un ton exagérément léger, il s’avère que t’avais pas tout à fait tort. C’est pas un espion. MAIS ! Il l’a été, donc j’avais en partie raison. Dis-lui, ordonna Azazel.

— Belzebuth m’avait confié la mission de trouver le gardien qui s’éveillait pour remplacer Sërberus et d’analyser son potentiel, déclara Quatre d’une voix affreusement monocorde. Une fois mon rapport rendu, il m’a été demandé de garder un œil sur toi jusqu’à ce que tout soit réglé.

— Et quand tu dis “ réglé ”… ?

— Amon avait reçu l’ordre de t’éliminer.

— Pourquoi pas toi ? Tu m’avais trouvé, tu as fait en sorte d’être proche de moi, grinçai-je malgré moi. Ce ne sont pas les occasions qui ont manqué.

— Les gardiens ne peuvent pas se blesser, déclara-t-il. Si l’on utilise nos dons dans ce but, ceux-ci disparaissent au moindre contact. »

Comme au parc, réalisai-je. Ce jour-là, j’avais embrasé mes bras dans l’espoir de projeter Quatre hors du chemin du golem. Et du mien. Je n’avais pas compris pourquoi mon pouvoir s’était volatilisé à son contact, alors que la veille, j’avais envoyé Aza au tapis durant son entraînement surprise.

Voilà qui était bon à savoir, et qui confirmait mes anciennes certitudes vis-à-vis de lui.

« Donc tu n’avais pas l’intention de suivre les ordres de Belzebuth au pensionnat.

— Non.

— Ouais, ben, tu nous excuseras, mais de l’extérieur, c’est pas l’image que ça renvoyait », grommela Aza.

Il se redressa sur le fauteuil qui émit un craquement plaintif. Le géant se figea et me lança un regard inquiet. Je m’abstins de faire un commentaire.

« Maintenant qu’il est officiellement hors de cause, est-ce que tu peux le libérer ? On a de la visite à l’étage.

— Ça attendra. Il faut que tu voies un truc avant. »

Aza leva la télécommande et appuya frénétiquement sur les flèches. Sur l’écran, les images se succédaient. C’était comme voir un croupier distribuer un jeu de cartes. Les scènes s’enchaînaient si vite, que je discernais à peine des visages ou des lieux familiers.

Dès qu’une autre image s’affichait, un fil rouge apparaissait pour mener vers d’autres. Chaque fil conduisait à une nouvelle scène, à la taille et à la netteté très aléatoire, créant ainsi un réseau complexe de connexions. Mes yeux n’arrivaient pas à suivre. Aza trouva enfin ce qu’il cherchait, puis remonta ce fil d’Ariane.

« J’y suis presque », dit-il, concentré.

En l’observant, je compris qu’il n’en était pas à son premier coup d’essai. Cela faisait un moment qu’il s’amusait aux dépens de Quatre.

Il me fallut un moment pour saisir ce que je regardais. Ce n’étaient pas seulement ses souvenirs que projetait l’appareil.

« C’est comme ça que fonctionne ton pouvoir ? lui demandai-je, ébahie.

— Avec le projecteur, on peut naviguer dans son esprit comme dans un jeu vidéo, répondit Azazel. Dans ses pensées, ses souvenirs, mais aussi ses visions. Ça, là. Explique-lui, ordonna Aza.

— En effet, soupira Quatre, visiblement réfractaire à l’idée de partager ça. Chaque fil mène à une possibilité d’avenir. Une fois qu’une décision a été prise, une image représentant les conséquences potentielles de celles-ci s’affiche, liée par le fil à sa cause.

— C’est un genre de prémonition mal foutue, se moqua Aza.

— Tu peux prédire l’avenir ?

— Non. L’avenir est une conséquence de nos choix. Je ne suis pas en mesure de déterminer laquelle d’entre elles se réalisera.

— En plus c’est un bordel sans nom son esprit ! Comment tu t’y retrouves sans télécommande ? Moi je ne pourrais pas. Déjà là, ça me gonfle, marmotta-t-il en continuant d’appuyer sur les touches.

— Je dois maintenir ma concentration pour différencier ce qui est réel de ce qui ne l’est pas… au risque de sombrer dans la folie.

— Tu m’as plutôt l’air d’être un garçon équilibré pourtant », pouffa Aza.

Quatre le fixa sans comprendre. Il n’était pas habitué à la manière de parler d’Azazel.

Aza suivit un fil, puis rebroussa chemin et remonta sur un autre. Quand il redescendit vers l’image d’origine, Quatre se tendit.

« Je sais que je ne suis pas loin pourtant… »

Chaque action sur la télécommande avait un impact visible sur Quatre. Il bandait ses muscles et les veines sur son cou se gonflaient. Même si son visage ne laissait rien paraître, comme à son habitude, je sentais qu’il lui en coûtait de se faire extraire ces images de son esprit.

« C’est douloureux ? lui demandai-je.

— … Déplaisant. »

Je m’assis à ses côtés et posai ma main sur son épaule pour lui montrer mon soutien. Aza pesta.

Les images se brouillèrent. Sur l’écran, il n’y eut plus que moi.

Nous vîmes tous les moments où Quatre m’avait observée, approchée, ou parlée. Mon carnet dans le couloir, la soirée dans les bois, ma chambre dans le motel miteux, mon réveil à l’hôpital, l’épicerie, le parc, l’infirmerie, tout fut projeté sur l’écran.

C’était étrange de découvrir nos interactions de son point de vue, de visualiser ce sur quoi il s’était attardé. Chaque image était plus nette que la précédente. Plus proche aussi. Je visionnais des diapositives entières où je souriais, pleurais, riais. Je me voyais jouer avec mes cheveux, mordiller un stylo, caresser l’herbe, boire la pluie. Il n’y avait que moi sur ces images.

Les souvenirs s’enchaînèrent jusqu’à un moment décisif : la ruelle. L’écran projeta le baiser qu’il m’avait donné avec pour seul fond sonore l’accélération des battements de son cœur. Je me sentis rougir jusqu’aux oreilles.

« Gênant… », souffla Aza pour en rajouter une couche.

Puis nous le vîmes se jeter sur Gabriel, et plonger dans les abysses pour me rattraper. Aza assista à toutes nos interactions dans les Enfers, en version accélérée. Personne n’osait dire un mot.

Le souvenir de l’attaque dans la clairière s’afficha, suivi par quelques bribes floues avec des voix incompréhensibles en arrière-plan. La dernière image fut celle de moi en train de m’endormir dans ses bras. Aucune image de la douche ou de notre conversation dans la salle de bain. Il n’avait aucun souvenir de m’avoir embrassée. Aucun.

Il ne m’avait pas menti. Pour lui, la ruelle avait été notre seul baiser, et il pensait l’avoir fait contre mon gré.

Quatre abaissa son épaule pour que je retire ma main. Dès lors, les souvenirs disparurent et les images revinrent au fil d’Azazel. Celui-ci se retourna vers nous, tout sourire. Je fixai l’écran pour éviter de croiser son regard.

« Vu qu’on est en pleine séance de souvenirs, j’aimerais bien savoir comment, toi qui es surentraîné et doté de visions, tu as fait pour ne pas entendre les fameux démons ninja arriver ? »

L’écran m’afficha en train de caresser son torse sous les boutons de sa chemise, et de me tortiller comme un ver contre lui, alors qu’il cherchait des yeux la menace.

J’étais mortifiée.

« Elle m’a perturbé, déclara simplement Quatre.

— M’étonne pas. Bon ! »

Aza se retourna au moment où les images venaient de disparaître. Je soufflai.

« On a assez passé de temps sur le développement de votre axe romantique, j’aimerais que tu lui montres ce que tu m’as montré tout à l’heure. J’en ai marre de chercher. Montre-lui le grand plan de l’univers façon barbecue à la Perse. Gamine, m’apostropha brusquement Aza, crois-moi, ça va te trouer le…

— Rien n’est décidé encore, le coupa Quatre. Cela pourrait ne jamais se produire.

— Montre-lui », insista Azazel avec un sourire mauvais.

Quatre s’exécuta. On pouvait me voir, camouflée sous une longue cape noire, en train de serrer la main d’un être encapuchonné de blanc, au visage pâle, mais impossible à discerner. Je me trouvais sur une sorte d’estrade en marbre immaculé, entourée par de hautes colonnes grecques. Tout était trop lumineux. Je souriais, les yeux plissés, lorsque l’image changea de perspective. Derrière moi, les infernaux se tenaient au grand complet sur les marches menant à cette cité baignée de lumière. Le soulagement se lisait sur leurs visages.

Ma mâchoire se décrocha. C’était une vision de la réconciliation des Enfers avec Sion. Ou en tout cas, ça y ressemblait.

Puis l’image disparut, et nous suivîmes un autre fil, qui amena à une tout autre scène. On me voyait avancer à travers un brasier, les mains levées. Des hurlements atroces s’élevaient de toute part. À nouveau, l’image changea de perspective.

Immobile, je contemplais le paysage désolé qui s’étendait à perte de vue devant moi. La forêt de l’Érèbe avait laissé place à une étendue désertique, une mer de cendres. La terre desséchée se craquelait jusqu’aux pieds des arbres morts. Des amas de poussières tombaient du ciel en une pluie sèche. Il n’y avait plus un son, plus un hurlement. Mon feu avait tout consumé. Le silence était oppressant. Je retirais ma capuche sur un visage émacié quand Azazel mit sur pause. L’image était floue, mais c’était bien moi, avec mes longs cheveux blancs et deux globes oculaires intégralement noirs.

« Dites-moi que ça n’arrivera jamais, murmurai-je, les yeux écarquillés, vissés sur cette vision d’horreur.

— Cela ne dépend que de toi », chuchota Quatre.

Azazel s’extirpa du siège et s’étira. 

« Au moins, maintenant on sait pourquoi il a retourné sa veste. Lui aussi pense que tu peux nous amener à une réconciliation avec Sion. C’est Astaroth qui va en péter les boutons de son gilet en apprenant ça. Bon ! C’est pas tout ça, mais j’ai les crocs. »

Il passa devant nous et s’arrêta pour retirer le projeteur, avant de déposer les clés des menottes dans mes mains ouvertes. Je n’eus aucune réaction.

« Tu peux le libérer, j’ai fini. Mais à ta place, j’attendrais avant de lui grimper dessus.

— … Je… heu… »

Mon cerveau restait bloqué sur ces images, incapable de revenir au moment présent.

« Relax, gamine. On va faire en sorte d’éviter que tu détruises le monde dans un accès de rage. 

Heu… Oui. Oui.

— Au fait, c’est qui la visite ? demanda-t-il en renfilant sa peau de chat.

— Seth », soufflai-je sans parvenir à détacher mes yeux du drap vide.

Sa fermeture éclair coulissa.

« Ah ! Le retour de notre Buffy certifiée par le clergé ! Il m’a manqué, ce con là ! »

Le bruit de ses griffes résonna sur les marches en planches. J’aurais dû me lever, et le suivre pour retrouver Seth et Sasha dans le salon. Cependant, j’étais incapable de bouger. Mon corps semblait peser une tonne. Si je n’avais pas été assise sur la méridienne, je me serais écroulée. Mes épaules s’affaissèrent et ma tête retomba comme un poids trop lourd. Mes cheveux glissèrent sur mes épaules, dissimulant mon visage. J’aspirai une goulée d’air, le corps parcouru de frissons.

« Rien n’est décidé encore, répéta Quatre. Ce qu’il adviendra ne dépend que de toi. Tu peux faire en sorte que cela n’arrive jamais.

— Je me sens comme Atlas », lâchai-je dans un souffle à peine audible.

Le rideau de mes cheveux fut soulevé, laissant le passage à une faible lueur sur ma gauche. Je tournai la tête et accrochai son insondable regard. Quatre garda sa main en l’air.

Ses poignets étaient emprisonnés dans les menottes que j’avais ramenées des Enfers. Elles n’avaient rien à voir avec celles que j’avais portées durant ces trois jours. Celles-ci étaient antiques, imposantes, lourdes. Deux épais cercles de métal reliés par un simple maillon lui maintenaient les membres serrés l’un contre l’autre, empêchant tout mouvement.

Le maillon tinta lorsqu’il glissa la mèche derrière mon oreille.

« Je vais te retirer ces menottes », murmurai-je en me tournant complètement vers lui.

Il posa alors ses mains à plat sur mes cuisses nues. Brusquement, mon esprit sortit de sa torpeur pour plonger dans une autre. Mon cœur s’emballa, et la clé trembla entre mes doigts. Je soufflai, tentant de reprendre le contrôle. Ce n’était que ses mains. Et que mes cuisses. Il n’y avait pas de quoi me troubler de la sorte.

Pour me faciliter la tâche, le mécanisme était grippé, sûrement endommagé par les gros doigts délicats d’Aza.

« Je peux te poser une question ? Pourquoi es-tu venu à mon aide ce jour-là au parc ? Est-ce que parce que tu avais déjà eu cette vision de l’avenir ? 

— Non. Je l’ai eu plus tard. »

Le clic de la première serrure retentit. La menotte s’ouvrit, mais il ne bougea pas.

« J’ai agi sans réfléchir, finit-il par admettre après une pause. Peut-être parce que tu n’avais aucune chance de le vaincre. Tu essayais, mais tu t’y prenais mal. Tu n’as jamais été très douée, alors que tu détiens pourtant toutes les capacités nécessaires. »

Je déglutis mon égo et ma fierté en même temps.

« Je crois que je voulais rétablir un peu d’équilibre. Puis tu m’as sauvé.

— Ce n’était pas volontaire, répliquai-je, piquante.

— Peu importe. Tu m’as fait avoir une dette envers toi.

— C’est pour ça que tu as soigné ma blessure à la fac ?

— Non. Je te l’avais infligé par mégarde. Ça n’aurait pas dû arriver. 

Mmh. »

Lorsque le clic de la seconde serrure retentit et que son mécanisme s’ouvrit pour se libérer, ses mains se transformèrent. Ses doigts s’allongèrent, ses griffes poussèrent et se glissèrent sous le tissu de ma chemise. Ses mains devinrent noires et de la fourrure émergea le long de ses bras. Je levai les yeux. Son corps s’étira. Ses bras, son torse, son cou, son menton et le visage en forme de cœur de Quil disparurent pour laisser la place à Quatre.

Cette fois, je le reconnus malgré ses traits étirés. Je les voyais, l’un comme l’autre. Un même être dans un seul corps. Il se leva et déploya brutalement ses ailes.

Le corps qu’il s’était forgé au fil des siècles était impressionnant, terrifiant, bien loin du maigrichon humain à l’apparence inoffensive. Son torse portait les stigmates de ses anciens combats, et je me rendis compte que chaque cicatrice avait été de mon fait. Les griffes des démons d’Amon, la flèche empoisonnée, le coup d’épée. Chaque marque rose résiduelle lui avait été infligée parce qu’il m’avait protégé.

Les yeux rivés sur les siens, je me levai à mon tour. Ma nuque objecta dans un craquement. Le torse de Quatre se souleva, puis s’immobilisa. Il bloqua sa respiration à mon approche, mais ne recula pas, ses prunelles plongées dans les miennes. Il souffla péniblement quand ma poitrine frôla sa peau.

« Je ne viens pas de te dire d’attendre avant de lui grimper dessus ? », lâcha une voix depuis les escaliers.

Je me retournai dans un sursaut.

« Aza ! Je croyais que t’étais déjà… parti. 

— Pour rater ce petit tête-à-tête muy caliente entre une humaine et une chauve-souris géante ? dit-il les babines relevées en un rictus moqueur.

À propos de ça, dis-je à Quatre, tu devrais rester dans ta forme humaine. Seth s’est évanoui la dernière fois qu’il m’a vu avec des ailes comme les tiennes. »

Quatre redressa un sourcil, puis changea à nouveau de forme. Ses yeux arrivèrent à la hauteur des miens, sans me quitter une seule seconde. Je déglutis. Peu importait la forme qu’il revêtait, mon cœur avait du mal à ne pas s’emballer.

« T’es sûre que tu ne veux pas que Roméo soit sur son trente-et-un ? J’aurais bien aimé voir notre prêtre personnel tourner de l’œil… »

« Sethounet ! s’écria Azazel en dandinant de l’arrière-train jusqu’aux pieds de Seth.

— Azazel, répondit Seth d’une voix égale, te voilà redevenu un chat.

Eh, mais c’est que t’as l’œil ! répliqua Aza en insistant lourdement. Une toute nouvelle peau avec des griffes en acier, commande spéciale livrée par Astaroth en personne.

— Un Maine coon ? Je croyais que tu appréciais la forme féline pour sa discrétion.

— Je sais, mais j’avais envie de quelque chose de plus… tape à l’œil. »

Seth croisa les bras en soufflant. L’armure qui recouvrait son bras grinça. Son cache-œil noir suivit le mouvement de ses sourcils en se relevant. La coque protectrice en cuir était estampée d’une croix.

« Je croyais qu’on avait dépassé le stade des quolibets oculaires.

— Que veux-tu, tu m’as manqué », sourit Aza avant de lui faire un clin d’œil.

Seth soupira en secouant lentement la tête. Puis son attention passa du chat à moi et à l’homme qui se tenait à mes côtés. Il tendit la main à Quatre en attendant que celui-ci se présente. Je dus m’interposer pour combler le malaise lié à son absence de réactivité et de connaissance des conventions sociales.

« Je te présente… Quil. Un ami.

— C’est lui qui a gardé un œil sur la gamine jusqu’à ce qu’elle revienne au bercail. »

Seth passa outre la remarque d’Azazel et insista pour serrer la main de Quatre en le remerciant. C’était étrange de voir ces deux-là interagir. Dire que j’avais osé penser un jour que Seth était apathique et froid. Ce n’était rien en comparaison du silence mutique et du visage intensément inexpressif de Quatre.

Sasha se posa sur le canapé et je la suivis. Aza grimpa sur l’accoudoir à sa gauche, au plus près de Seth qu’il observait en plissant les paupières. En voyant Quatre rester debout, droit comme un garde royal, Seth hésita à s’asseoir, puis abdiqua quand Azazel lui fit signe de la patte.

J’avais du mal à reconnaître le frère de Matt. Il avait beaucoup changé en trois ans. Il arborait la coiffure d’un de ces vieux boys band qu’adorait ma mère. Courts sur les côtés, longs au-dessus, ils pendaient sur le front. Sa mèche blanche, qu’il avait hérité lors de sa première rencontre avec un démon, illuminait l’intérieur de ses cheveux, comme l’écume sur une vague.

Il semblait plus affable, presque bienheureux. Ses joues rondes s’étaient creusées, et sa musculature était impressionnante pour un homme d’Église, même un exorciste au service de l’armée. Son visage arborait une fine ligne rosâtre, à peine visible à moins d’y prêter attention. Un démon-crabe lui avait asséné une gifle qui lui avait fendu la peau du front jusqu’au menton. C’est là qu’il avait perdu son œil.

Ce jour avait changé sa vie à jamais.

« Au fait, avez-vous des nouvelles de la jeune fille que j’ai exorcisé ?

— Nola ? Je crois qu’elle va bien, répondit Sasha. Elle est partie vivre chez sa mère l’été suivant.

— Elle a été mon premier exorcisme, m’informa Seth avec fierté.

— Je l’ai baisé.

— Aza !

— Pardon, se reprit-il. Je lui ai rempli la cavité vaginale avec un appendice factice et un consentement parfaitement éclairé.

— … Tu ne pouvais pas faire pire, souffla Sasha en se massant l’arête du nez, imitée par Seth.

Je lui ai harponné la chatte avec un gode ceinture ? »

Sasha lui envoya une chiquenaude en arrière du crâne.

« C’était rhétorique, imbécile !

— Comment as-tu pu faire une chose pareille ? soupira Seth avec un air dégoûté.

— Avec les sangles, c’est réglable.

— Aza !

— Et tout ça, sous ma véritable forme. Une vraie petite vicieuse. »

Sasha lui asséna une nouvelle chiquenaude.

« Eh ! Maltraitance animale !

— Pas quand y’a un ange de trois tonnes caché en dessous.

— Je comprends pourquoi tu es parti, soufflai-je à Seth.

— Ma patience a été mise à rude épreuve, Dieu m’en est témoin. 

— J’espère qu’il t’en reste en stock, parce que t’es pas prêt à entendre notre nouveau super plan ! ricana Azazel.

— Un plan ? Quel plan ? Perse est de retour, il n’y a plus besoin de…

— Elle va renverser les Enfers et prendre la place de Satan. »

L’œil de Seth convulsa.

« … Plaît-il ? »

Seth ne se montra pas aussi réceptif que je l’aurais imaginé.

« Avez-vous perdu l’esprit ? Vous ne pouvez pas mettre Lu… Lu… l’ange déchu à la place de Be… Be… du diable ! bégaya-t-il. Il y a forcément un autre moyen. Nous devons trouver un autre moyen. Il… 

— Techniquement, on est tous déchus, tu sais. Lulu n’a pas le monopole de la déception divine. »

Seth prit une inspiration, et se mit à psalmodier :

« Tout royaume déchiré par la guerre civile est dévasté. Aucune ville, aucune famille divisée ne peut subsister. Si donc Satan se met à chasser Satan, il est en conflit avec lui-même. Comment alors son royaume subsistera-t-il ? D’ailleurs, si moi je chasse les démons par Béelzébul, qui donc donne à vos disciples le pouvoir de les chasser ?[1]

— Il préfère Belzebuth, mais tu as saisi l’idée. On va chasser le mal par le mal. Bien que je n’arrive pas à considérer Lulu comme le mal, ajouta-t-il.

— Non. On ne doit pas.

— Et qu’est-ce que tu proposes à la place, mon père ?

— Je ne sais pas encore, mais Dieu nous enverra un signe. Nous devons avoir la foi. »

Azazel souffla en se prenant la tête entre les pattes.


[1] Matthieu 12.24-27