Ap 4 : “Ça tombe bien, j’en avais assez de causer”
Ap 4 : “Ça tombe bien, j’en avais assez de causer”

Ap 4 : “Ça tombe bien, j’en avais assez de causer”

M’arrachant à la contemplation de mon reflet morbide, Belzebuth me tira par les cheveux. Je voulus me retenir aux rideaux du lit, manquai de peu de les toucher, passai au pied d’un Quatre impassible, pour finir par franchir la porte.

Malgré mes hurlements, Belzebuth ne desserra pas sa prise, et je descendis les trois ou quatre étages de cette tour en colimaçon sur les fesses. Mes pieds cognaient et rebondissaient sur chaque marche. Lorsque je reçus un coup en plein sur la malléole, je braillai si fort que Belzebuth me lâcha. Je tombai de tout mon long sur une dalle de béton devant une antique porte en bois. Les escaliers descendaient plus loin encore, dans le noir. 

« Mais vas-tu te taire ? s’écria-t-il. J’ai l’impression d’égorger un cochon ! C’est d’un pénible ! Un peu de compassion pour mes oreilles, veux-tu ? »

Du pied, il poussa la porte qui s’ouvrit sur une étendue d’herbe haute, encerclée de fourrés épineux. Le jour, clair et ensoleillé, me força à fermer les yeux un instant.

À quelques mètres de là commençait une forêt d’arbres morts et recouverts de neige. De leur cime dépassait la tour céleste. Elle paraissait minuscule à cette distance. Si minuscule que je mis du temps à comprendre que nous nous trouvions de l’autre côté de la plaine.

Belzebuth voulut ressaisir mes cheveux, mais cette fois, je me débattis assez pour l’en empêcher. Mes pieds et mes mains gesticulaient dans tous les sens comme une machine de fête foraine. Je m’adossai au mur. Il soupira, puis fit un signe de la tête à Quatre.

J’avais oublié qu’il était là.

Se tournant vers moi, il ouvrit lentement ses mains. Dans ses paumes, une lueur verte brillait. Un liquide argenté en sortit. Mouvant au rythme d’une danse orientale, le fluide prit la forme d’une boucle qui s’enroula sur la suivante, et forma des maillons. Des chaînes coulèrent de ses paumes jusqu’au sol, dans un tintement métallique presque féerique. Dès qu’elles furent constituées, la lumière verte s’évanouit, et les chaînes se précipitèrent sur moi.

Je n’eus pas le temps de réagir. Un clic funeste informa de leur connexion à mes menottes. Quatre descendit la dernière marche, passa devant moi sans me regarder, puis donna les chaînes à son maître. Je déglutis.

Mon souffle fut happé dans un hoquet lorsque Belzebuth tira dessus. Je fus projetée en avant, et me retrouvai debout sur mes pieds. Juste pour me faire enrager, il siffla pour m’intimer à avancer, comme si j’étais un animal. Il tendit les chaînes en souriant. Je n’eus d’autre choix que de m’exécuter.

Mes dents crissaient les unes contre les autres. J’essayais de contenir cette colère qui m’empêchait de réfléchir. Il ne pourrait pas me tenir prisonnière indéfiniment. D’un mouvement de tête, je lançai à Quatre mon plus mauvais regard. Comment avait-il pu me faire ça ? Je le croyais de mon côté… ou presque. Dans tous les cas, pas complètement du sien. Mais ce qui avait pu avoir du sens dans mon monde n’en avait plus ici. Dans le Royaume des morts, le Commandant des Enfers redevenait son « maître ».

Belzebuth donnait un coup sec sur les chaînes dès que je n’avançais pas assez vite à son goût. Je n’avais aucun répit. Nous nous dirigions vers la clairière, même si j’eus du mal à la reconnaître au premier abord. L’automne et ses couleurs chaudes n’étaient plus qu’un souvenir. À présent, les arbres avaient revêtu un manteau blanc hivernal. Leurs branches pliaient sous le poids de la neige.

Le nez en l’air, à admirer ce paysage autrefois familier, je fus surprise de sentir le froid sous mes pieds. Une fine couche de glace craqua avant de s’enfoncer. Herbe et feuilles mortes avaient disparu, et nous avancions dans la neige qui épaississait un peu plus à chaque pas. De la buée s’échappait de la bouche de mon geôlier. Nous ralentîmes. Belzebuth avait du mal à progresser, les chevilles emprisonnées dans la poudreuse.

Il gelait de plus en plus fort. Belzebuth bataillait en se tortillant alors que la neige grimpait sur ses mollets. Dans son sillage, j’avançai sans peine. N’entendant rien d’autre que ses protestations, je me retournai à la recherche de Quatre. Il se trouvait juste derrière moi, à marcher sur le tas de neige comme une saleté d’elfe désinvolte. Ses serres s’enfonçaient à peine, laissant sur son passage de maigres traces de pattes de rapace.

Une trouée à travers les arbres m’offrit une vue directe sur le portail. Comme le paysage autour de lui, il était éteint. Ce qui avait été d’or n’était plus. Le portail aux arabesques de métal était figé, transformé en marbre gris pâle. Les lianes qui s’enroulaient sur ses barreaux étaient recouvertes d’épines de glace. La clairière avait succombé à l’hiver que la mort de Sërb avait apporté dans ce monde.

Belzebuth donna un coup sec sur les chaînes pour me rappeler à l’ordre.

J’étais certaine qu’il avait pour projet de m’enchaîner à l’ancienne place de Sërb, mais la vision d’une immense cage d’or à côté du tronc couché m’indiqua que je n’aurais pas droit à ce qui me semblât tout à coup un privilège.

Refusant d’avancer plus, je tombai à genoux dans l’épaisse neige. S’il bataillait à marcher, il ne serait pas capable de me traîner. Il tira à nouveau sur les chaînes, et je plongeai la tête première dans la poudreuse. Il tira plusieurs fois de suite. Mon corps ne glissa que de quelques centimètres. Il pesta de plus belle. Je me retournai vers le ciel, fière de ma machination. S’il voulait m’enfermer, cet enfoiré n’avait qu’à me porter. Moi, je ne bougerais pas d’un pouce. Il était hors de question que je lui facilite la tâche.

C’est alors qu’une ombre se posta au-dessus de moi, bloquant les rayons du soleil. Deux longues mains m’empoignèrent par le drap et me remirent sur mes pieds. Face à ce torse balafré, je reculai sans m’en rendre compte. Les chaînes cliquetèrent sur les phalanges osseuses de ses doigts. Je levai la tête.

Ces yeux verts inexpressifs sur ce visage fermé démontraient que Quatre ne se préoccupait aucunement de ce que je voulais ou non. Son attitude impassible mit à mal ma capacité à réfléchir. Mon cœur tambourina dans ma poitrine, ma respiration devint erratique, et j’eus brusquement très chaud.

Depuis notre première rencontre, je n’avais jamais su sur quel pied danser avec lui. Je ne le comprenais pas. Un jour sauveur, un jour geôlier ? Cela n’avait pas de sens. Je me mis à transpirer, preuve irréfutable du malaise qu’il insufflait en moi.

Les chaînes coulissaient dans sa main ouverte. Il fit un pas vers moi, puis un autre. À chaque fois, je reculai. Nous entrâmes ainsi dans la forêt. Le sol était gelé. Il craquait sous mes pieds, mais il n’y avait pas de neige sur ce tapis d’épines et de ronces.

Au bout d’un moment, mon dos nu rencontra l’acier froid de barreaux, ajoutant un frisson à ma surprise. Quatre referma ses mains autour des chaînes qui disparurent dans un éblouissement émeraude. Un grincement métallique retentit, et j’eus à peine le temps de me retourner pour voir la porte de la cage ouverte qu’il me la fit franchir d’une poussée dans le dos.

Je me jetai sur les barreaux au moment où ils se fermèrent.

« Non ! Laissez-moi sortir ! leur criai-je.

— As-tu changé d’avis ? » demanda Belzebuth avec un sourire narquois.

Je reculai. Le Roi voulait que j’intègre mon poste de plein gré. Si je continuais à tenir tête à cet abruti, avec un peu de chance, je pourrais le rencontrer à la fin des trois jours. Je pourrais alors lui expliquer ce que cet enfoiré m’avait fait endurer, que c’était à cause de lui que Sërb était mort, qu’il l’avait empoisonné comme un chien et…

« Alors ? J’attends. »

Refuser de devenir le nouveau cerbère était la seule carte que je possédais. Le temps nous était compté à l’un comme à l’autre. Trois jours. Ce n’était pas si long, à bien y réfléchir. Je pouvais tenir trois jours dans cette cage.

« Non, tanchai-je, implacable. Si t’es pas content, tu n’as qu’à m’enchaîner à la porte. »

Du mouvement sur la gauche me fit tourner la tête. Un homme de petite taille bidouillait l’intérieur d’une colonne en fer. Il y avait un gros bouton rouge sur le dessus, et des pelles et des pioches étaient posées à côté. Une clé de mécanicien dans la main, il referma la porte en s’essuyant le front. Il fit un signe de tête entendu à Belzebuth qui me sourit avec une malice renforcée. Je déglutis.

« C’est une idée que j’aurais adoré exploiter, crois-moi. » 

Contre toute attente, ses mots renforcèrent mon espoir. Il ne pouvait donc pas m’y enchaîner de force. Merci la loi du libre arbitre !

« Tu refuses de réactiver la Porte, soit. Cependant, j’ai une question pour toi : sais-tu comment s’y prend-on pour faire changer d’avis un être récalcitrant et particulièrement pénible ?

— Il n’y a rien que tu pourras dire qui me fera changer d’avis, dis-je en croisant les bras.

— Ça tombe bien, j’en avais assez de causer. »

Levant son doigt, il décrit dans l’air une arabesque à la manière d’un chef d’orchestre. Il pointa en haut, en bas, de gauche à droite en effectuant des boucles gracieuses, avant de finir, enfin, par appuyer, du bout du doigt, et avec une délicatesse extrême, et une lenteur difficilement supportable pour mes nerfs, sur le gros bouton rouge.

Le sol s’effondra sous mes pieds.

La cage chuta dans un tunnel de terre. La lumière de la clairière disparut alors que je plongeai dans les abysses, prisonnière de ma nacelle dorée comme si je m’apprêtais à nager avec les requins du fond de l’océan.

C’est alors que ma descente ralentit de façon progressive. Le tunnel s’ouvrit sur un vaste théâtre de verdure souterrain. La cage s’arrêta à plusieurs mètres du sol.

J’avançai prudemment jusqu’aux barreaux, le nez penché vers ce lieu inconnu. La cage pencha. Je plissai les yeux pour étudier le paysage malgré l’obscurité. Un voile blanc passa sur mes yeux et j’y vis aussi clair qu’en plein jour: en bas, la brume passait en épais filaments à travers une épaisse végétation. Des arbres aux troncs contorsionnés étaient dénudés de feuilles. Entre leurs branches pendaient des lianes recouvertes de mousse, ou d’algues, qui tombaient jusqu’au sol tels de longs cheveux verts. Il y régnait une forte odeur de moisi, de terre et de vase.

Un marais.

Un bruissement s’éleva au loin, suivi par des chuchotements et murmures rauques. Des yeux rouges se mirent à briller dans les fourrés. Je reculai. Heureusement, la nacelle était suffisamment haute dans les airs pour que je sois hors de la portée de ces choses, quelles qu’elles soient.

Soudain, le plateau de la cage s’enclencha dans un clic et remonta lentement.

De retour dans la clairière, un raclement de gorge m’interpella. Belzebuth patientait, les bras croisés, un sourire sadique sur les lèvres. Quatre se tenait en retrait, ses yeux encore et toujours rivés sur moi.

« Ceci n’était qu’un aperçu de ce qui t’attend si je n’ai pas exactement la réponse que je souhaite, reprit Belzebuth. Je vais donc reposer ma question : seras-tu le nouveau cerbère de la porte ? »

Je soupesai ma réponse. S’il comptait me laisser pourrir dans ce marais, les trois jours à venir allaient être pénibles, mais quoi qu’il y ait dans cet endroit puant, je ne risquais rien. Belzebuth n’avait pas le droit de me tuer.

« Ça dépend, es-tu le maître des clés ? » demandai-je en retour.

Il fronça les sourcils, puis comprit enfin la référence.

« Chercherais-tu de faire de l’humour ? Visiblement, cet aperçu était trop court. Tu noteras que j’ai tâché d’être prévenant, dit-il en écartant les bras dans un geste d’innocence. C’est raté. Refaisons un essai. On verra combien de temps tu tiens, fillette. »

Je me jetai sur les barreaux au moment où il appuya sur le bouton, ma main tendue vers Quatre dans je ne sais quel absurde espoir. La cage chuta et s’écrasa sur un sol mou, me projetant contre les barreaux. Je me relevai difficilement, serrant le drap autour de ma poitrine.

Je m’approchai de la porte quand un clic retentit. Celle-ci s’ouvrit dans un grincement. Les bruissements étaient lointains. Je retins ma respiration en posant prudemment un pied hors de la cage. Il s’enfonça avec un bruit de succion dans un terreau flasque et gorgé d’eau.

Je fis quelques pas à l’extérieur, une main toujours agrippée aux barreaux, prête à retourner à l’intérieur au moindre danger. Quelque chose me fit trébucher. La terre détrempée était jonchée d’ossements et de cadavres aux chairs pourrissantes. Du pied, je fis rouler un crâne sans mâchoire. Un mille-pattes sortit de son orbite. Mon ventre se contracta, et de la bile remonta dans ma bouche.

Je me penchai pour examiner ce sol, et le tâtai prudemment. Mes doigts s’enfoncèrent et se teintèrent de rouge. Mon cœur dérailla et ma respiration devint erratique : mes mains étaient couvertes de sang. Le sol était imbibé de sang.

À nouveau, les bruissements s’élevèrent au loin. De quelques paires d’yeux, ils devinrent une dizaine, puis une centaine. Je tendis l’oreille, le cœur serré d’angoisse. Puis ce loin se mit à courir dans ma direction. Des sifflements de colères retentirent.

Retournant dans ma cage, je refermai la porte en panique. Le mécanisme s’enclencha au moment où une horde de déterrés se jeta contre les grilles. Mon hurlement camoufla tout autre bruit. Leurs mains décomposées se ruèrent entre les barreaux et cherchèrent à m’atteindre. Je reculai, mais de nouveaux déterrés apparurent sur les côtés.

L’un d’eux m’attrapa par les cheveux, m’arrachant un autre hurlement. Ses mains me griffaient avec la force du désespoir. Un sifflement strident sortit de sa bouche dépourvue de lèvres. Je réussis à lui échapper, pour me retrouver happée de l’autre bord. Mon drap tiré de toutes parts se déchira en lambeaux. Une main ensanglantée s’écrasa sur mon visage, griffant ma joue et ajoutant un voile rouge à mon œil gauche. Je bataillai, repoussant leurs assauts de mon mieux, pour finir par me placer au centre de la cage, là où leurs mains ne pouvaient m’atteindre.

Entre chaque barreau, les mains cadavériques se tendaient désespérément vers moi telles des bêtes sauvages devant leur unique repas. Les déterrés furent bientôt si nombreux que toute lumière disparut. Leurs corps se grimpaient les uns sur les autres, avides de m’attraper pour me déchiqueter de leurs ongles. Les articulations de leurs bras craquaient, se déchiraient, pour augmenter leur longueur et parvenir jusqu’à moi. Je m’accroupis. L’odeur qui exhalait de cette foule morbide me donna la nausée.

Dans le noir, à quelques centimètres de leurs ongles, je me recroquevillai sur moi-même, les genoux collés contre ma poitrine, les mains sur les oreilles pour me protéger de leurs râles et de leurs sifflements insupportables.

« Arrêtez ! Arrêtez ! » m’époumonai-je.

Puis, au niveau de la porte, la masse de cadavres se décala pour laisser passer quelque chose qui marchait accroupi. La créature empoigna les barreaux. Ce n’était pas un déterré. Ni un être humain. Juste un monticule d’herbes et de poils, surplombé d’un crâne de cerf en guise de tête. Ses yeux s’illuminèrent en jaune. Elle tendit sa main vers moi. Je fus surprise de voir une main d’enfant, sans griffes ni ongles pourris. Ce n’était qu’une petite main boueuse qui m’intimait de la prendre.

Elle tourna la tête de chaque côté comme un animal curieux, sans cesser d’agiter sa main. Elle se colla contre la cage, puis leva la tête. De longs cheveux noirs, sales et grouillants d’insectes, tombèrent au sol.

Je fermai les yeux et m’enroulai un peu plus sur moi-même. Je ne savais pas qui était cet être, mais je n’avais aucune envie de le savoir.

« Bête, bête comme les autres… », dit-elle d’une voix déformée en se retirant.