Ap 8 : « T’as une tête à avoir besoin d’un verre »
Ap 8 : « T’as une tête à avoir besoin d’un verre »

Ap 8 : « T’as une tête à avoir besoin d’un verre »

Le géant Asmodeus était hideux. Et encore, c’était un euphémisme. Il lui manquait un œil, le droit. À la place, une cicatrice boursouflée et violacée traversait son visage, du front jusqu’au coin de sa bouche tirée par la balafre tel un poisson prit sur un hameçon. Si j’avais présumé un immense sourire de loin, c’était simplement parce qu’il était dépourvu de lèvres. Ses gencives gonflées sur de larges dents donnaient un air vaguement humain à cette figure cauchemardesque.

À croire qu’il avait plongé sa tête dans un broyeur.

Sous un tablier en cuir, d’informes morceaux de chair en décomposition violets, gris, et parfois verdâtres, étaient agrafés ou cousus entre eux au fil épais. Un visage d’enfant étiré, aux paupières ouvertes mais vides, décorait son pectoral gauche. Pour compléter ce tableau morbide, la bretelle de son tablier passait entre les plis de cette bouche figée dans un dernier hurlement.

Je déglutis. Pourtant, lorsqu’Asmodeus reprit la parole, ma répugnance s’évanouit. Il était étonnamment jovial.

Les poings sur les hanches, il se présenta comme le forgeron attitré de Babylone, le détenteur de l’inimitable recette du meilleur moonshine des bas-fonds — capable de décorner un cornu en une gorgée, un anthropologue amateur du monde des humains, et le premier déchu à avoir été accrédité en formation de créations démoniaques. Son œil pétillait en me déballant son CV.

Il ajouta avec fierté qu’il était également dans les petits papiers d’un certain Pruflas, avant de me donner un coup de coude entendu qui m’envoya valser de l’autre côté de la rue. Je percutai de plein fouet un rideau de fer, puis retombai sur un tas de sacs poubelles puants.

« Oh, pardon, princesse. Pas de bobo ? s’inquiéta-t-il tandis que Paimon descendait de son épaule. Je connais bien les humains, en théorie, mais je ne vous savais pas si fragiles. Faut dire que je n’ai pas eu l’occasion d’en rencontrer un en chair et en os jusqu’ici. Enfin, pas à part l’autre vermine volante, ajouta-t-il.

— Ce… C’est pas grave. Je… Je n’ai rien », dis-je alors que Paimon tirait par à-coups sur mon bras pour m’aider à me sortir de là.

J’émergeai péniblement du tas d’ordures en titubant. Mes membres étaient encore engourdis depuis mon plongeon dans le lac de sel.

« Bon, tant mieux. Venez donc à l’atelier, on va se jeter un godet ou deux en papotant. T’as une tête à avoir besoin d’un verre. »

J’acquiesçai en replaçant mes cheveux sur ma poitrine. Paimon prit ma main et nous suivîmes le géant à travers un dédale des ruelles. Ça aurait pu être le quartier de Soho, ou le centre-ville bondé de Hong-Kong. D’immenses buildings se dressaient des deux côtés d’un large trottoir. Les néons des enseignes brillaient en bleu et rose.

Nous passâmes sous une arche, tournâmes à droite, à gauche, puis encore trois fois à droite. Au-dessus, un marchand tirait une charrette sur un pont reliant la rue en vociférant.

Les rues des bas-fonds fourmillaient de commerces en tout genre. Il y avait tant d’odeurs que j’en avais des haut-le-cœur constants.

Il se dégageait des relents de soufre et de matières organiques en décomposition, mais aussi des effluves sucrés. Tel un marché aux épices marocain qui se serait installé au beau milieu d’un marais salant, la ville baignait dans une incommensurable marée de senteurs à la fois délicieuses et fétides.

Sur les étals, les effluves des brochettes d’animaux grillés se mêlaient à celle des tanneurs qui enlevaient la chair de peaux fraîchement mortes, et des boulangers qui cuisaient des sortes de miches colorées au parfum appétissant. Mes sens étaient noyés, et mon cœur, au bord des lèvres.

J’avançais le dos courbé pour être à hauteur de Paimon, et les yeux plissés. La lumière des néons qui ornaient les devantures m’était insupportable. Je fus soulagée en entrant dans une boutique sombre, reposante pour mes rétines.

L’antre d’Asmodeus était un atelier lambrissé du sol au plafond, avec un comptoir qui barrait le passage vers une forge. Derrière lui se trouvait un puits en pierres d’où sortaient des flammes crépitantes, et tout au fond, deux grandes trappes condamnées par des plaques de métal étaient verrouillées par un lourd loquet. Cela ressemblait plus à un vieux four à pizza au feu de bois qu’à une forge.

Asmodeus souleva la tablette et se plaça derrière le comptoir en sifflotant. Je m’assis sur l’un des tabourets, baissai la tête et me camouflai sous mes cheveux. Je sentais mes joues s’enflammer et se consumer de honte.

Le géant ne portait aucun vêtement autre que son tablier de boucher, et en entrant, la lumière tamisée m’avait offert une vue imprenable. Ses fesses étaient rebondies comme deux pommes, et brillaient comme si on les avait cirés pour en parfaire le visuel. Un vrai petit cul de bébé.

Après avoir farfouillé et balancé plusieurs bouteilles, il posa devant moi un gobelet en forme de tonneau. Un liquide foncé y ballottait d’un bord à l’autre, et des morceaux blanchâtres nageaient à la surface. Mon hôte me fixait de son œil jaune rond comme une bille, impatient de connaître mon avis.

Par politesse, je pris le gobelet à deux mains, peinai à le soulever, puis goûtai le breuvage du bout des lèvres. Je le reposai aussitôt en forçant un sourire. On aurait dit du jus de grenade émulsionné à la vase et aromatisé à la pisse. Je manquai de peu de gerber en me léchant les lèvres par réflexe.

« Alors princesse, dit-il en se raclant la gorge, que nous vaut cette visite dans les lieux les plus infréquentables des Enfers ? »

Pour toute réponse, je désignai Paimon du doigt. Elle sourit jusqu’aux oreilles. Asmodeus rigola.

« Ah, ça ! Paimon était surexcitée quand elle a découvert qu’un nouveau gardien était arrivé pour remplacer Sërberus, et que celui-ci était une femelle. Faut pas le prendre mal : ce vieux bougon d’Elohim n’était pas fan de votre espèce, alors aucun ange n’a été créé femelle.

— Je suis la seule femme ici ? 

— En dehors d’anciens dieux et de quelques anges qui ont décidé de modifier leur genre comme Paimon, oui. Les femmes sont une denrée rare. Ici comme là-haut, d’ailleurs. Que tu sois là est le signe qu’un changement est en marche. Et le changement, nous, on ne demande que ça !

— En parlant de changement… minaudai-je en tirant sur les lambeaux de mon dernier vêtement.

Shopping ! Shopping ! » hurla Paimon en sautant sur place.

Elle grimpa sur le comptoir, et fit claquer ses pattes sur le bois, trépignant d’impatience. Je souris devant cet étalage de joie. Sans s’en agacer, Asmodeus plaqua sa main sur le minuscule visage de Paimon qui ne cessait de piailler, sortit un téléphone à cadran rotatif et appela un dénommé Vassago.

« Allée 422. Il vous attend. »

Je suivis Paimon dans le dédale de la ville jusqu’à une devanture de tailleur éclairée aux néons roses. Le rideau de perles s’ouvrit sur une petite chimère qui portait un pull à col roulé rouge. Il nous accueillit en écartant les bras.

« C’est quoi encore ce truc que tu nous as ramassé, Paimon ? pesta-t-il entre ses longues dents pointues.

C’est la nouvelle ! » piailla Paimon en courant lui faire un câlin.

Vassago referma les bras autour d’elle et posa sa tête contre la sienne. C’était un renard bipède au pelage gris tacheté, à peine plus grand que Paimon. Ses yeux n’étaient que deux immenses orbites vides, d’un noir abyssal. Pourtant, il avait le regard d’un roublard qui venait de remporter une affaire juteuse sans avoir bougé le petit doigt.

Il s’approcha de moi, souleva la mèche qui me cachait le visage et m’inspecta.

« Ah. C’est donc toi notre nouveau geôlier, dit-il en abaissant les oreilles. Vassago, enchanté.

— … Perse.

Elle a plus d’habits !

— J’avais remarqué, merci. Eh bien, eh bien, vu dans l’état qu’elle est, je ne promets pas de miracle, mais on va bosser notre affaire. Coline ! Églantine ! Au boulot ! »

C’est alors que je fus prise en otage. Deux gigantesques araignées me tombèrent dessus, m’enrubannèrent dans leurs toiles et me transportèrent dans la boutique sous mes hurlements terrifiés.

« Mettez-moi ça à la flotte ! » leur hurla Vassago.

Après avoir été jetée sans sommation dans une baignoire, et frottée sans mon consentement par les créatures aquatiques qui vivaient dans cette eau blanchâtre, je fus enroulée dans une serviette tel un rouleau de printemps, puis emportée sans ménagement dans une salle en monochrome de rose.

Je fus assise de force, et les araignées s’occupèrent de mes cheveux. Elles me firent une coiffure destinée à une reine viking, avec de fines tresses cousues de fil d’or qui se perdaient dans une queue de cheval haute. Puis le siège bascula. Je tombai à travers un tunnel et atterris dans une pile de vêtements. Je recrachai un string en dentelle en me demandant s’ils voulaient m’habiller ou s’ils cherchaient à me tuer. Un peu des deux peut-être. 

Vassago me tira de cette piscine et me fit monter sur une estrade.

« Alors, qu’est-ce qu’il te ferait plaisir ? Une robe ? Avec une traîne, ou des manches bouffantes ? Quelque chose de gothique, de plus contemporain, steampunk, peut-être ?

Heu… Plutôt quelque chose de pratique, ou de… Mmh… »

Je contemplai mon reflet. La prochaine épreuve à passer était le labyrinthe des châtiments. Belzebuth voulait me faire plier. Il avait dû faire préparer une salle spéciale, dont je risquais de ne pas ressortir vivante. Je devais m’attendre à tout, et surtout : au pire.

Y penser me rendait anxieuse. Pourtant, je devais le dissimuler. Je devais garder la tête froide, m’en tenir au plan, et faire de l’effroyable Baël mon allié. Et pour cela, il me fallait une tenue de guerrière.

« Quelque chose qui hurle au monde que je suis maître de moi et de mon destin, et que rien ni personne ne pourra me faire plier le genou.

— Revancharde, mmh ? Ça me plait ! J’ai tout ce qu’il faut en boutique. Fancine ! Justine ! La redingote ! À la retouche ! » beugla-t-il aux araignées qui plongèrent dans le tas de vêtements et repartirent aussi sec en traînant un lourd manteau de velours noir.

Je sortis de la boutique dans un pantalon moulant et un haut sans manches à col montant noirs. Vassago m’aida à enfiler sa « touche finale », et je dus reconnaître que le résultat était à tomber. Azazel aurait sifflé en m’appelant « sexy pirate », avant de se déhancher de façon lubrique. Je souris.

La veste était une antique redingote d’officier qui ressemblait à celle que portait Stolas. Serrée à la taille et courte sur le devant, deux pans retombaient derrière les genoux. Les boutons du corsage étaient assortis aux broderies dorées des épaules et des manches. Sa doublure et son large col à revers étaient faits en satin d’un rouge éclatant.

Vassago avait trouvé cette teinte « absolument fabuleuse », et selon lui, elle faisait « ressortir à merveille ma peau d’albâtre de vierge jouvencelle ».

Évidemment, je m’étais gardée de lui avouer que je ne faisais plus partie du clan des vierges depuis une expérience assez décevante à mes quinze ans, ni que j’avais réitéré l’expérience depuis. Quelques fois. Deux ou trois. Peut-être un peu plus. Qui tient les comptes ?

Quand je changeai de sujet en lui demandant des chaussures, Vassago m’informa qu’Asmodeus lui avait piqué la vedette sur ce point. Nous regagnâmes tous les trois la forge où, derrière son comptoir, Asmodeus s’attelait à de la couture.

« Quoi, t’as pas encore fini ? râla Vassago.

— Presque, presque, une minute. »

Puis il se retourna en arborant un large sourire de satisfaction de soi.

« J’ai une surprise pour toi, princesse. »

Il posa sur le comptoir une paire de bottes impressionnantes, en cuir noir épais, et avec des boucles dorées sur plusieurs rangées. Mon sourire parla pour moi.

« Content que ça te plaise. C’est du cuir de dragon.

— De dragon ? m’étouffai-je.

— … de Komodo, ajouta Vassago. T’emballe pas.

— Et j’ai forgé les boucles en or, pour que ça soit assorti à tes… heu… tu sais. »

Mes menottes. Je tournai les poignets pour les contempler. Leur poids ne me gênait plus, mais elles étaient un rappel constant de ma condition. Paimon, Asmodeus et Vassago pouvaient être aussi agréables que possible avec moi, cela ne changeait rien au fait que je demeurais une prisonnière. Mise aux fers, même s’ils étaient confortables.

« Asmodeus, tu ne pourrais pas… avec ta force, et tous tes outils… »

Il grimaça devant mes bras tendus. Je me doutais qu’il ne pouvait rien y faire, mais je ne perdais rien à demander. Paimon sauta au même moment sur le comptoir, attrapa la tête du géant entre ses mains minuscules, lui tira les joues dans tous les sens et le supplia en braillant de sa voix cristalline.

« STE PLAIT STE PLAIT ASMODEUS T’ES TROP FORT TU PEUX TOUT FAIRE ALLEZ STE PLAIT ! »

Il essaya de l’éloigner, mais elle s’agrippait à ses joues, et tirait dessus. Les agrafes sautèrent, et des patchs se détachèrent, le laissant avec deux lambeaux de peau qui pendaient de chaque côté de son visage comme les oreilles d’un teckel.

J’éclatai de rire.

Vassago pouffa et bientôt, l’hilarité fut générale. Jamais je n’aurais pensé m’amuser autant, et aussi vite, ici-bas. Si je détestais toujours les Enfers, en revanche, j’adorais les bas-fonds. En particulier auprès de ces trois-là.

Devant l’insistance de Paimon, Asmodeus inspecta mes menottes. 

« Elles servent à restreindre des pouvoirs, mais pas le genre qu’on a ici, plutôt…

— Ceux qu’un gardien, dis-je.

— Oui. C’est de la belle mécanique. Ceux qui bossent au département de R&D se sont pas foutus de ta gueule. Ça me rappelle celles de l’autre là, mais elles, elles pesaient leur poids. Là, c’est quand même plus… 

— Tu peux les retirer ?

— Non, et même si je le pouvais, je ne le ferais pas. Les habitants des bas-fonds ne sont pas vraiment dans les petits papiers des membres du Conseil. Ça ne s’appelle pas les bas-fonds pour rien. Je ne veux pas prendre le risque d’une sanction, même pour toi princesse.

— Je comprends.

— En revanche… Je pourrais faire ici, ou là, dit-il en tournant mon poignet, une toute petite entaille. Rien de bien méchant, rien de voyant, juste une légère éraflure, une égratignure, qui pourrait te permettre de retrouver un usage limité de tes pouvoirs. Et qui sait, si tu t’entraînes, tu pourrais l’agrandir de toi-même. Ce serait, comme on dit, un cas d’usure usuel. » 

Je lui sautai au cou. Asmodeus rit en m’enlaçant d’un bras. Paimon se joignit à nous en poussant des cris de joie suraigus qui me fusillèrent le tympan gauche.

J’avais du mal à y croire : la roue tournait enfin, grâce à eux. Mon cœur était rempli de reconnaissance et d’espoir pour la suite.

Malheureusement, les menottes s’avérèrent être plus difficiles à abîmer qu’il le pensa. Il testa avec des couteaux et des pinces, sans succès, avant de sortir une hache aussi large que lui. Vassago et ses araignées durent m’attacher pour que je reste en place.

La hache réussit à faire une entaille, à la fois sur les menottes et sur mon poignet. Je me figeai en voyant mon sang couler. J’avais un goût amer de déjà-vu.

« Oups ! Attends, attends, pas de panique. On a ce qu’il faut. »

Vassago farfouilla sous le comptoir et revint avec, dans les mains, une boite en métal. Quand il l’ouvrit, son odeur familière me troubla.

« C’est un baume pour accélérer la régénération de la peau, expliqua-t-il en me voyant perplexe.

— … Où avez-vous trouvé ça ? demandai-je, fébrile.

— Oh, on le fabrique ici. »

Je reniflai à nouveau la pâte. Il n’y avait pas de doute, elle avait la même odeur que l’onguent de Quil. Je ne pouvais oublier une odeur pareille. Comment avait-il fait pour s’en procurer ? M’avait-il menti depuis le début ? Mon cœur accéléra.

Je le connaissais peu, et ne m’étais méfiée que de Gabriel, mais se pouvait-il que Quil soit un ange… ou un déchu… envoyé pour, quoi ? Me séduire ? Prise d’une crise d’angoisse, j’eus brusquement du mal à respirer.

Était-ce contre lui que Gabriel avait voulu m’avertir depuis le début ?

« C’est très pratique, continua Vassago.

— Et rentable ! ajouta Asmodeus. C’est notre produit numéro un des ventes dans le monde des humains !

— … Hein ?

— Les salons de tatouage en raffolent ! 100 % naturel ! Une formule unique à base d’herbes, d’huiles et de vitamines qui répare la peau et préserve la vivacité des couleurs !

— Oui, bon, pas la peine de lui servir ton speech, elle n’est pas là pour passer commande », le rembarra Vassago.

Je soufflai, le cœur prêt à exploser. Tout allait bien. Quil était humain. Ce n’était qu’une coïncidence. Même Aza avait dit qu’il était humain : « un humain petit, maigre et moche ». 

Je posai ma main sur ma poitrine. Les battements ralentissaient peu à peu. Quil était mon humain, petit, maigre, adorable et possiblement tatoué. J’essuyai mon front en sueur et portai le baume à mon nez, pour le sentir à nouveau.

Cette odeur ravivait des souvenirs agréables, d’un temps où je pouvais encore rêver d’être avec Quil, de passer du temps avec lui, et de l’imaginer discuter même s’il n’était pas du genre causant. Je soupirai. J’aurais dû profiter plus de ma vie d’humaine. On ne pense jamais assez à vivre chaque instant comme s’il était le dernier, à vivre pleinement.

C’est alors qu’un écran s’alluma, suivi par une déferlante de bips.

« Excuse-moi une seconde, princesse. J’ai une commande en retard. »

Il ouvrit une des trappes derrière le comptoir. À l’intérieur, de minuscules démons rouges, avec des oreilles pointues, des corps malingres et une queue qui se terminait en une flèche, s’agitaient dans tous les sens au-dessus d’un tas de chair palpitant.

« Allez, on s’active ! C’est le deuxième retard cette semaine ! Au prochain, je boufferais l’un de vous, c’est compris ? » gronda Asmodeus.

Les démons s’affairèrent de plus belle en couinant. Asmodeus referma la trappe, sortit une tablette informatique et tapota l’écran. On entendit un WOOSH, et derrière, des hurlements lointains. La tablette afficha alors : « Commande envoyée avec succès ».

« C’est une nouvelle appli, expliqua-t-il. Très pratique.

— Ça vient de mon monde, ça.

— … Oui, et à ce propos, j’apprécierais que tu n’en parles à personne. Vois-tu, Babylone est un peu ce qu’on pourrait appeler une zone de non-droit. Comme on est coincés, mis au rebut, on a créé un système…

— … de magouilles, ajouta Vassago.

— … de troc, rectifia le géant, avec le monde des humains. On a développé pas mal de produits qu’on échange contre d’autres trucs. Comme ce superbe système de commande automatisé !

— Comment vont les affaires d’ailleurs ? demanda Vassago.

— À merveille ! Je ne sais pas ce qu’il se passe en ce moment de l’autre côté, mais les affaires sont en plein boom ! J’ai des commandes par-dessus la tête ! On se croirait revenus au XVe siècle, quand ils avaient publié le Malleus Maleficarum[1]. Une sacrée époque, soupira-t-il.

— Mais… Je croyais que vous étiez enfermés ? Comment pouvez-vous faire du commerce si vous êtes bloqués ici ?

— Oh, on l’est. Mais on peut faire passer des objets, car l’atelier sur trouve juste au-dessus d’une des anciennes bouches de l’Enfer. »

Vassago m’expliqua que dans les temps anciens, bien avant l’enchaînement mutuel, les humains et les dieux traversaient les royaumes en empruntant ces canaux.

La guerre céleste s’était terminée par un confinement général des Enfers, de Sion, et du Royaume des humains. Toutes les bouches des Enfers avaient alors été interdites d’accès et scellées. Certains déchus tentèrent quand même de les emprunter, et furent envoyés dans le Tartare en punition. Suite à cela, le Conseil avait listé les accès et les avait tous détruits.

« Sauf un ou deux qui ont mystérieusement disparu de la liste, ajouta-t-il avec malice. Celui de Babylone, et un autre au niveau de l’Érèbe, mais personne ne sait où il se trouve. »

Je souris. Moi je savais. Le passage se trouvait au sommet de la montagne rouge, sous la cascade. Lors de ma première rencontre avec Lucifer, il m’y avait emmenée… avant de m’y pousser, pour renvoyer mon âme dans mon corps.

« À cause du sceau, on ne peut pas y entrer, expliqua Asmodeus. Par contre on peut y envoyer des petits trucs.

— Et… quel genre de trucs vous envoyez aux humains ?

— Oh rien de bien méchant : des informations, des appels longue distance avec les défunts depuis la plaine des Asphodèles, des recettes d’herboristerie, des démons, des géolocalisations d’objets perdus, des… »

Un très vieil homme entra dans la boutique, coupant Asmodeus dans l’explication de son trafic illégal.

Aussi grand qu’il était maigre, il avait l’allure d’une momie dans un costume mortuaire devenu trop large après son dessèchement. Son visage ridé, ses yeux creusés et son sourire étiré semblaient figés comme une statue de cire. 

Il ôta son chapeau à large bord et présenta ses respects, puis sortit un mouchoir en tissu pour éponger son crâne dégarni. Deux touffes éparses de cheveux blancs semblaient avoir été collées derrière ses oreilles. Je relevai un sourcil. Son visage aurait pu donner des cauchemars, mais son malaise était si palpable qu’il lui ôtait toute capacité à effrayer qui que ce soit.

« Pruflas ! Que nous vaut ce plaisir ? » s’exclama chaudement Asmodeus. 

Vassago fit une moue d’écœurement, imité par la petite Paimon. Asmodeus proposa un godet au vieillard qui refusa poliment. Il se pencha pour m’informer qu’il s’agissait du maire de Babylone.

« Bonsoir à tous, dit le vieil homme d’une voix lente et discordante. Excusez mon intrusion fortuite, mais il semblerait qu’il y ait des sollicitations auditives menant à l’adaptation comportementale de la mesure restrictive de votre invitée, et j’ai cru bon de venir vous le signifier.

— … Hein ?

— Ta cage sonne, traduisit Paimon. Faut rentrer.

— Croyez bien que je m’en veuille de décentraliser votre ineffable compagnie, mais comme on le sait, la sollicitation externe est propice à l’extrospection, en complément d’une introspection quantitative, bien entendu.

— … Hein ?

— On va te raccompagner, princesse. Pruflas, veux-tu te joindre à nous ?

— Ma foi, la situation semble déjà structurée de manière coopérative. Je m’en voudrais de déconstruire des parties aussi influencées par le milieu social et culturel que les artefacts qu’ils supposent.

— … Hein ?

— Mais non, allez, plus on est de fous, plus on rit ! »

Nous marchâmes jusqu’à la rive du lac de sel. Paimon enlaça Asmodeus, et profita de sa hauteur pour se faire poser sur Yuki. Il me fit la courte échelle, et cette fois, je grimpai sur le chameau. J’avais pensé qu’ils m’accompagneraient jusqu’à la cage, mais Asmodeus m’informa qu’ils étaient coincés dans Babylone depuis l’enchaînement mutuel.

Il me fit un clin d’œil et avoua qu’il espérait que mon arrivée change la donne. Au moment de se dire au revoir, je soupirai.

« Je n’ai pas envie d’y retourner. J’étais bien ici…

— Tu reviendras, sourit Asmodeus. Nous, on ne bouge pas.

— Jamais, précisa Vassago avec aigreur.

— Il va m’envoyer dans le labyrinthe des châtiments…

— Voyons, voyons. Ne soyez pas pleutre jeune fille, dit Pruflas. Le labyrinthe est un système autogéré en équipe de trio solitaire. Rien d’insurmontable, sans compter que l’autoconfrontation mène à raisonner sur notre activité cognitive consolidée. Il vous faut travailler collectivement à la prise de décision unilatérale, voilà tout. 

— Oui je… je suppose, oui. »

Paimon donna un coup de talon à Yuki et nous galopâmes sur le chemin de nénuphars, en direction du jardin des oubliés. Je gardai les yeux rivés sur les silhouettes de mes nouveaux amis qui rapetissaient peu à peu.

Quand je prendrais ma place auprès de la porte, beaucoup de choses changeraient.

Je m’en fis la promesse.

[1] Malleus Maleficarum  : « Le marteau des sorcières », traité rédigé par l’ordre Dominicain et utilisé dans le cadre de la chasse aux sorcières