A cœur ouvert
A cœur ouvert

A cœur ouvert

« Tu es sûre de toi ?

— Oui.

— Bien. Alors prend le scalpel. »

D’une main habile, il enroule ses doigts autour des siens.

« Juste là, tu le vois ? »

Elle acquiesce. Ensemble, ils posent sa main sur le marquage au feutre. Il la guide, la soutient. Sa respiration s’intensifie lorsque le métal entre en contact avec la chair.

« Attends.

— Quoi ? Tu as un doute ?

— Non, je… tu es sûr qu’il n’y a pas besoin d’anesthésie ?

— Ne t’inquiète pas, il ne ressent rien. »

Elle expire et reprend son mouvement, entourée par ses bras, appuyée contre son torse rassurant. La peau s’ouvre avec facilité, comme la fermeture éclair d’un vêtement. Elle écarte la chair et met en évidence la cavité thoracique.

« N’oublie pas, entre la troisième et la sixième, légèrement déporté sur la gauche de 4/7ème par rapport à l’axe médian. »

Elle calcule, analyse la trajectoire du scalpel. Encore un peu plus profond pour arriver à l’atteindre.

« Je le vois ! »

Il sourit. Il est fier du courage dont elle fait preuve.

« Parfait. Maintenant pose le scalpel et essaie de rentrer dedans. Doucement, ajoute-t-il. »

Elle écarte délicatement les cotes et passe un doigt timide au quatrième espace intercostal, décale le morceau de poumon qui obstrue le passage et s’approche.

Au premier contact, elle sursaute. Elle le savait, mais ne s’attendait pas à ressentir cette pulsation aussi fortement sur le bout de son index.

« Il est vivace, n’est-ce-pas ? s’amuse-t-il. Allez, maintenant, cherche-le. Tu devrais sentir comme une petite boule dure. »
Elle expire avant d’entrer entièrement sa main dans une des cavités.

« Il n’est pas là.

— Il est forcément là, je le sens. Essaie l’autre ventricule. »

Du bout du doigt, entre les battements qui compressent sa main, elle inspecte la cavité. Elle est concentrée, attentive à chaque changement de sensation. Elle parcourt les parois tendres, s’égare en son centre et en bout de course, enfin, elle le sent.

« Je l’ai trouvé. »

Elle ferme ses doigts autour de la masse dure quand soudain, elle sursaute.

« … il m’a mordu !

— Tu ne croyais pas qu’il allait se laisser faire sans rien dire, tout de même ? »

Interloquée, elle reste un instant à réfléchir, la main recouverte de sang, la masse dure entre les doigts, et se met à douter.

« Courage, dit-il, ce n’est pas le moment de flancher, tu y es presque. »

Elle secoue la tête comme pour se remettre les idées en place et serre ses doigts. Les petites dents de la masse s’enfoncent encore plus dans sa peau. Elle grimace mais ne desserre pas et l’extirpe lentement hors du thorax.

« Tu vois ce nerf qui le relie ? Là, ça va faire mal, mais il faut le couper.

— Couper le nerf ?

— Oui, pour le détacher du cœur. »

Il lui passe le scalpel d’une main, et pose l’autre sur son épaule. Il la sent faillir. Elle est dans le réel maintenant, fini la théorie.

C’est ici que tout se joue.

« Tu es sur qu’il ne risque pas d’avoir mal ?

— Non. Il ne ressent rien, je te l’ai dit. »

Elle ne peut s’empêcher de regarder le nerf sensible, d’un blanc immaculé, et d’hésiter. La masse noire s’agite entre ses doigts en voyant le scalpel, alors elle ferme les yeux et tranche. Net.

« Comment tu te sens ? »

Elle est pliée en deux dans la cuisine, le scalpel encore à la main, ses pieds baignant dans le sang. Elle prend une grande inspiration et se redresse. Ses pupilles s’écartent de soulagement.

« Libre. »

La masse sombre a repris sa forme de petit homme. Il essaie de s’échapper de la table, de prendre de l’élan pour retourner dans le cœur.

« Trop tard pour toi, petit. »

Son torse encore ouvert, elle prend le petit homme dans la paume de la main pour le regarder de plus près. Gêné, il tente de se cacher derrière un de ses doigts comme derrière un arbre géant puis, à force de curiosité, s’approche de ce grand œil pour l’observer à son tour.

Il ne sait même pas qui elle est, ni pourquoi il était dans son cœur. Il n’avait rien demandé. Il est né là.

Une larme coule le long de sa joue jusque sur la plaie laissée ouverte. Elle pleure. De peine, de douleur, elle pleure.

« Ça va passer. Ne t’inquiète pas. Je serai là. »

Elle ferme les yeux et les bras de son mentor, autour d’elle, s’envolent en une pluie de fine particules à travers la pièce.

« Merci, cerveau.

— De rien. Quand tu veux… »

Lorsqu’elle regarde à nouveau dans sa main, le petit homme a disparu. Seul trône sur la table une photo de son ex compagnon avec sa nouvelle amie. Elle le regarde et sourit.

Il n’y a plus d’amour en elle.

Il ne reste plus que quelques beaux souvenirs et une mélancolie qui, elle le sait, s’en ira d’elle-même, un peu plus chaque jour…