Flop mortel
Flop mortel

Flop mortel

« Mais pourquoi tu t’es engagé avec un 2 et un 7, t’avais rien à faire là »

À la base, on m’avait invité comme +1 à une soirée de poker. Nous étions jeudi soir, la partie démarrait à 20h. Al était venu me chercher plus tôt, dans son 4×4 blanc étincelant sorti d’usine, pour que je prenne le temps de faire connaissance avec nos hôtes et boire un verre avant de commencer. Il était prévu une pause pizza à 22h, avant l’arrivée de l’ad-one qui sonnerait la fin de la partie ludique.

Rien ne va plus.   

Comme un con, j’avais pris une bouteille de vin de ma cave. C’est en arrivant au pays de la bière que l’on achète par cagettes et du bourbon premier prix, que j’avais compris que je n’étais pas dans mon élément, et que je n’avais rien à faire là.

Faites vos jeux.

Après avoir encaissé deux vannes idiotes en feignant la camaraderie, et avoir annoncé une bouteille chopée vite fait à carrefour au lieu de sa cote de caviste à 50 balles, je m’étais assis autour de la table, un peu moins tendu qu’à l’arrivée. Le dogue argentin du receveur était même venu gratter une caresse avant de se coucher à mes pieds. Si je n’étais pas dans mon élément, au moins, cela ne se voyait pas trop.

Un coup d’œil à mon collègue me fit comprendre qu’il s’en voulait de ne pas m’avoir prévenu. En même temps, rien de bien surprenant, Al était un con. Ce genre de gaffe ne m’avait donc pas surpris. Plus qu’un con, en fait, il n’avait absolument aucune notion des conventions sociales, et s’en moquait allègrement. Il était le genre de type à donner une tape dans le dos du directeur régional de l’entreprise sans sourciller, et il était capable de répondre un « ça vaaaaa » insouciant si on lui faisait remarquer. Ou plutôt quand on lui avait fait remarquer.

Je ne sais pas ce qui m’avait pris d’accepter son invitation à jouer au poker avec lui, en pleine semaine, à la sortie de la ville, derrière le chantier, avec des « collègues » à lui. À y bien réfléchir, ça puait bien avant de passer la porte de la caravane.

« Mais j’ai gagné, y’a pas besoin d’en parler pendant des plombes »

Nous étions 7 à la table installée pour l’occasion, avec un impressionnant set de jetons de qualité de casino sur un tapis sans un seul accro, ce qui tranchait avec les rideaux à fleurs 70’s et le lino verdâtre qui se décollait à chaque coin. Ces mecs-là, clairement, ils ne jouaient pas au poker pour passer une bonne soirée entre mecs, avec petit whisky et cigare cubain.

C’était un tout autre monde.

Ils jouaient pour remporter la mise, quitte à y passer leur SMIC. Des gars sympas, mais pas le genre à accepter une réflexion un peu limite sans dégainer une barre à mine. J’espérais simplement que ma capacité à rester calme en toute situation ne les énerve pas plus qu’ils ne l’étaient déjà devant le jeu d’Al étalé sur la table.

« Ce n’est pas gagner ça, c’est même pas du bluff, c’est de la merde ! T’avais rien ! Rien ! »

L’hôte s’emportait alors qu’Al, complètement inconscient des risques, continuait de pointer son jeu découvert avec une tête de satisfait.

Il était visiblement un joueur de poker hors pair, qui aimait se baser sur le jeu, les statistiques et les stratégies de placement et d’annonce. Le genre de gars qui ne perdait jamais à une table, ou seulement contre un adversaire à sa mesure, pour qui il avait du respect. Le mauvais bluff que venait de faire Al ne rentrait dans aucune case possible et, pire encore, celui-ci s’acharnait à argumenter sa faute de jeu avec ferveur.

« Oui, mais avec le 7 de la river, ma main l’emporte.
— Ta main ? »

Il arrive un moment où une situation passe de problématique à ingérable. La statistique peut être faible, sauf quand on a, en face à face, un mec énervé qui manie la barre à mine comme un professionnel du javelot, et un mec de mauvaise foi avec une trop grande gueule.

Dans ce cas précis, d’ailleurs, j’eus du mal à comprendre son choc lorsque le couteau de chasse, qui servait 2 minutes auparavant à découper un saucisson, vint traverser sa main, embrochant sa paume à son full au 2 par les 7.

Mon verre de J&B à la main, je tentai de garder une figure impassible. Tout le monde dans la pièce l’avait vu venir. Seul Al hurlait comme un possédé.

Il se leva de sa chaise d’un bond, tenant sa main qui pissait le sang, trébuchant dans ses propres pieds, renversant la table et les mises bien ordonnées en piles. Décidément, il n’avait aucune retenue ni respect pour lui-même ou les autres.

Je reculai en soulevant ma chaise afin de ne pas abimer le lino. Les autres gars se levèrent en chœur et poursuivirent Al jusqu’à transformer la soirée en partie de chasse. J’appris ce soir-là que l’habileté au fusil tient plus à une bonne audition qu’à une vision nocturne. Un bruissement de buisson, une respiration de sanglier en panique, et la cible était piégée.

Droit dans le mile.

Lorsqu’ils revinrent de leur battue improvisée, j’avais réinstallé la table et les mises de mémoire, en piles organisées, replacé les chaises et resservi chaque joueur à sa place. La joyeuse petite troupe rentra dans la caravane, fusil au poing, barre à mine serrée dans les phalanges, puis, finalement, ils se détendirent et retrouvèrent leur place.

La partie se termina tard dans la nuit. J’avais réussi à prendre la quatrième place du tournoi, assez fier de mon jeu. L’hôte me félicita et m’invita la semaine suivante. Perdant, mais pas mauvais joueur, je le remerciai chaleureusement en montant dans mon nouveau 4×4.

Finalement c’était une bonne soirée.